À la recherche de la social-démocratie perdue

Cela ressemble à du Proust, cela s’entend comme du Proust, mais cela n’a rien à voir avec Proust ; ni au niveau du style, ni dans sa qualité romanesque. Et s’il fallait encore filer la métaphore, ce roman serait écrit à l’eau d’une rose de plus en plus fanée, noyée dans les eaux troubles de querelles idéologiques au sein desquelles elle n’est plus guère en mesure d’éclore.

Mais laissons les allégories littéraires à leur place. La question est de fait trop sérieuse pour faire un effet de style. Objet de nombreux articles dans la presse suisse et étrangère, l’état de la social-démocratie européenne inquiète non seulement ses partisans, mais au-delà tous les défenseurs d’un système qui, depuis plus de 60 ans, a permis aux États européens de se doter, à intervalles réguliers, d’une alternance politique entre le centre-droit et le centre-gauche.

Menacée dans sa propre essence par les défis qu’elle n’arrive plus à surmonter, la social-démocratie se morfond dorénavant dans un abîme électoral et stratégique dont elle n’a pas su analyser les causes. Bien que trop nombreuses pour être énumérées les unes après les autres, trois d’entre elles méritent d’être scrutées à la loupe. Et, quitte à faire grincer quelques dents auprès des socialistes et des sociaux-démocrates européens, elles ont pour dénominateur commun le même constat : la « classe ouvrière » n’existe plus et les « classes populaires » présentent un caractère trop diffus et une composition trop hétéroclite pour servir les intérêts d’une social-démocratie qui n’est ni une classe et, moins encore, une émanation populaire, voire un mouvement « populiste ».

Le « monde ouvrier » n’a plus de conscience de classe. Celle-ci a disparu au gré d’un processus politique qui, dans une logique de nivellement par le bas, a changé le rapport de forces entre le détenteur et le producteur de richesses. Concurrencé par le « plus petit que soi », à savoir par l’immigré, le migrant, le chômeur ou le travailleur détaché, le salarié préfère désormais se solidariser avec son employeur pour ne pas risquer de se faire remplacer par celui qui coûte moins cher que lui. L’ennemi de classe a ainsi changé de camp et d’emplacement sociologique. Il ne situe plus au haut de l’échelle sociale, mais dans les catégories défavorisées auxquelles ce même salarié refuse de prêter le moindre espace de solidarité. Il trahit alors non seulement ses anciens idéaux socialistes, mais préfère aussi accorder ses suffrages à la droite et, plus encore, à l’extrême droite. Celle-ci profite ainsi d’une nouvelle division nationale et internationale du travail et se trouve également confortée dans son schéma idéologique d’exclusion et de ségrégation.

D’autant plus incompréhensible est alors l’attitude des sociaux-démocrates qui essayent de récupérer un électorat qui n’est plus le leur. Croyant qu’ils doivent courir derrière « les classes populaires », ils ne se rendent pas compte que celles-ci préfèrent préserver leurs acquis que d’en revendiquer de nouveaux. La social-démocratie est ainsi prise à son propre piège. Voulant sans cesse privilégier le travail aux dépens du capital, elle est devenue la victime d’une dialectique qu’elle a pourtant eu raison d’énoncer depuis plus de cent cinquante ans. Mais, n’ayant pas réussi à faire évoluer leur propre mode de raisonnement, les sociaux-démocrates ont oublié que le capital a profondément changé pour largement s’internationaliser et se financiariser. N’ayant pas su développer une alternative économique crédible à la crise capitaliste de 2008, ils hésitent toujours à dépasser leurs interdits idéologiques. Ils craignent encore trahir « la classe ouvrière », alors que c’est elle qui les a d’ores et déjà trahis. De même n’ont-ils toujours pas compris que leur avenir ne dépendra pas de la sauvegarde artificielle d’un monde du travail éculé, mais d’une nouvelle redistribution du capital, à laquelle ils n’ont, pour l’instant, que trop peu réfléchi. Pourquoi ne pas leur rappeler ici que « Le Travailleur » fut l’œuvre d’Ernst Jünger, soit de l’un des principaux penseurs de droite de « la Révolution conservatrice » de l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, alors que « Le Capital » fut signé par Karl Marx ?

Transition toute trouvée pour exposer alors la troisième crise de la social-démocratie. Avec pour titre celle de « la fracture intellectuelle », elle concerne la division croissante entre le monde ouvrier et la culture. Désormais, les relais associatifs, institutionnels et même syndicaux de la social-démocratie appartiennent bel et bien au passé. Ainsi ne permettent-ils plus d’encadrer le quotidien d’un mouvement ouvrier qui s’est de plus en plus éloigné des nouvelles formes d’expression. A la fois plus libérales, voire plus libertaires et tout simplement plus à gauche, celles-ci s’opposent aux représentations plus traditionnelles des travailleurs qui sont de facto intellectuellement plus à droite qu’un très grand nombre de sociaux-démocrates. Ce constat peut paraître sévère. Mais il est juste, car ni les ouvriers ne vouent plus aucune admiration intellectuelle pour les socialistes, ni les socialistes ne se reconnaissent plus dans le conservatisme culturel des ouvriers. Sauf que si, dixit Antonio Gramsci, les socialistes devaient récupérer une part de leur ancienne hégémonie culturelle, les ouvriers ne manqueront pas, tôt ou tard, de se rejoindre à nouveau à eux.

Gilbert Casasus

Gilbert Casasus est professeur émérite en Études européennes de l’Université de Fribourg. Politologue, diplômé de l’IEP de Lyon et docteur du Geschwister- Scholl-Institut de l’Université de Munich, il est spécialiste des processus historiques et politiques en Europe.