Suisse-UE ou le syndrome du peuple/enfant-roi

La démocratie directe ou semi-directe à la mode suisse est le meilleur système politique à l’exclusion de tous les autres. Ce n’est pas le moment de cracher dans la soupe, au moment où de plus en plus de peuples, à défaut de leurs dirigeants, nous l’envient. Il n’est toutefois pas parfait, pourquoi le serait-il? On peut y relever des effets indésirables. Au fil des décennies, une relation ambiguë et complexe s’est installée entre le peuple et la classe politique dans son ensemble. Si le premier est le souverain absolu, la deuxième devrait faire preuve de courage et n’avoir de cesse qu’elle ne le persuade de la justesse de ses décisions et de ses propositions. Cette interrelation est à la fois la base de notre système et la garante de son bon fonctionnement. Imaginons un instant un peuple devenu lunatique et irresponsable et une classe politique qui aurait peur de son ombre et n’oserait plus rien lui proposer de crainte d’être désavouée. On se retrouverait en plein syndrome du peuple/enfant-roi. Un peuple usant, abusant et jouant de sa souveraineté absolue, s’amusant à faire peur à ses élus et des élus tétanisés n’osant plus rien lui proposer de peur de le mettre en colère. De surcroît, si l’enfant-roi ne peut changer de parents, le peuple-roi suisse, lui, peut contredire et renvoyer ses élus comme bon lui semble. Nous ne sommes pas loin de vivre cette dérive pathologique du système en politique étrangère.

Si le gouvernement propose la construction d’un tunnel et le peuple le désavoue, il n’y a pas le feu au lac et la vie suivra son cours. De même, pour l’achat d’avions de combat, une énième révision de l’AVS, voire l’augmentation du prix de la vignette autoroutière. Chaque fois le peuple, plus ou moins en connaissance de cause, vu qu’il subira directement les conséquences de son choix, pèse le pour et le contre d’une acceptation et d’un refus et se décide. En politique étrangère, rares sont les décisions qui ont un impact direct, immédiat et tangible pour le peuple. Dès lors l’adrénaline, les émotions et les hormones remplacent souvent la raison. Parfois tout est bien qui finit bien, comme dans le cas de l’adhésion dans la douleur aux Nations-Unies, mais dans le contexte de nos relations compliquées avec l’UE, les émotions et la raison jouent au chat et à la souris!

Depuis 1992 et l’échec de l’EEE, nos politiques ont intériorisé les réticences profondes du peuple à l’égard de l’intégration européenne. Avec les Bilatérales ils pensaient avoir trouvé la panacée universelle. Or, elles vieillissent aussi et, pour certaines, se rapprochent de leur date de péremption. Pour y remédier, l’UE ne nous laisse plus le choix. Un remake du passé est exclu. On a compris à Bruxelles que chaque cadeau qui nous a été fait non seulement ne nous a pas rapprochés d’une adhésion mais nous en a éloignés. Désormais, seul un accord global qui assurerait une reprise, quelles qu’en soient les modalités, automatiques ou dynamiques (!), du développement du droit européen entre en ligne de compte. Cette modification, apparemment anodine, des rapports aurait une incidence profonde sur nos relations avec l’UE. Le peuple l’a compris et les élus aussi. D’où les comportements étranges que l’on observe dans la classe politique. On a compris que ce n’était plus possible de faire croire au peuple que l’affaire est du même acabit que les objets qui lui ont été soumis avec succès au cours des dernières décennies sous l’appellation “renforcement de la voie bilatérale”. Avec l’accord dont il est question on entrerait dans une autre dimension. Le temps de l’homéopathie serait révolu. La médecine deviendrait plus lourde! La peur des élites, gouvernement compris, face aux réactions du peuple tend à devenir panique. Elle n’est jamais bonne conseillère et paralyse.

Le président Ueli Maurer, quant à lui, à Davos ne réprime pas sa satisfaction d’être “un président faible à la tête d’un peuple fort!” On peut le croire honnête. Le ministre des affaires étrangères Ignazio Cassis bat la campagne en répétant que la politique étrangère  est essentiellement de la politique intérieure, comme si un chat pouvait devenir un chien à force de le répéter. Dans son cas, en qualité de ministre des affaires étrangères, c’est soit un signe d’aveuglement soit un parti pris avec les résultats que l’on sait au cours des derniers douze mois. En attendant, le peuple s’amuse face à ce grenouillage peu compréhensible. Il sait la panique qu’il provoque chez ceux qui n’osent pas lui poser la Question, par peur de recevoir un refus.

Le Conseil fédéral tente pour surmonter ses divisions de fuir dans la non-décision. Quelques mois de gagnés, guère plus. Qu’attend-il de la consultation qu’il a initiée? Un petit oui? Difficile à l’imaginer! Un grand non qu’il transmettrait à Bruxelles, comme un petit messager, et derrière lequel il pourrait cacher son irrésolution et ses divisions? Tous ces atermoiements ne font que prolonger la confusion. Le temps est arrivé de demander au peuple ce qu’il veut. Ne pas le faire par peur d’une réponse négative ne peut être une solution. De toute façon, le temps presse et Bruxelles est maîtresse des horloges, plus nous. Si le peuple approuve le projet d’accord, ce qui est peu probable en l’état, la voie sera dégagée, s’il refuse, on entrerait dans une zone inconnue, avec l’avantage que ce serait le peuple qui l’aurait souhaité. Comme c’est jamais la fin de l’histoire, il aurait toujours, s’il le souhaite, la possibilité de corriger plus tard sa décision, une fois qu’il aurait reconnu, le cas échéant, s’être trompé. Notre démocratie est solide parce qu’elle est faite de reculs et d’avancées, de décisions et de corrections soutenus par une majorité de la population.

Il faut donc en finir avec le syndrome du peuple/enfant-roi qui nous conduit nulle part. Il déresponsabilise notre peuple, qui comprend qu’on le pourrit et le gâte pour qu’il ne grandisse pas, et paralyse les élites politiques qui ne remplissent plus leurs fonctions de conduite. Le Conseil fédéral aura beau s’y reprendre autant de fois et aussi longtemps qu’il le souhaite, il ne parviendra jamais à faire prendre au peuple des vessies pour des lanternes! Qu’il ait la volonté de surmonter ses divisions et le courage de défendre son projet devant ce peuple qu’il semble craindre.     

 

Georges Martin

Georges Martin est né en 1952. Après avoir obtenu sa licence de Sciences politiques à l’Université de Lausanne, il est entré au Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) en 1980. Les différentes étapes de sa carrière l’ont amené en Allemagne, New-York (ONU), Afrique du Sud, Israël, Canada, France, Indonésie, Kenya. Il fut Secrétaire d’Etat adjoint et Chargé de missions spéciales au DFAE.

5 réponses à “Suisse-UE ou le syndrome du peuple/enfant-roi

  1. Que ce soit signer les accords au profit d’une Europe qui n’est que celle des multinationales (incluse les suisses) ou ne pas signer, l’équation est simple, le peuple suisse devra se cerrer la ceinture de plusieurs crans.

    Mais au moins, en restant en dehors de ce grand machin européen qui gigote dans tous les sens et avec tous les soubresauts d’agonie, on aura la fierté de ne pas faire partie de ce courant américanauséabont!

    1. Petit rappel historique: c’est l’Europe aussi (au cœur de laquelle la Suisse se trouve) qui a réussi à garder la paix sur une bonne partie du continent pendant presque 80 ans. Ce n’est absolument pas rien, car la Suisse en a aussi profité de ce long moment de prospérité et de construction plutôt que destruction.

      En même temps, pour moi c’est incompréhensible que la Suisse lance des signaux de rapprochement aux pays comme la Chine ou tout récemment l’Arabie Saoudite(!) (il manque que la Russie dans cette équation..). Est-ce que cela représente une alternative antiémétique aux accords avec l’UE qui vous font tourner l’estomac? Car la Suisse ne peut pas exister toute seule dans le monde non plus..

      En ce qui concerne les institutions européennes, ce “grand machin” a des raisons pour se réformer, mais absolument pas pour disparaître! Il a eu un rôle fondamental pour maintenir/créer la cohésion et l’ouverture pour les différents peuples européens. Car on aperçoit ce qui se passe actuellement dans certains pays et on peut juste imaginer comment cela aurait pu dégénérer s’il n’y avait pas eu aussi ces institutions centrales dont vous faites référence.

      Pour finir, il faut clairement repenser et réinventer le modèle de croissance capitaliste au XXIe, en prenant en compte les menaces réelles sur le climat, qui risquent de se transformer en un cauchemar pour nous tous. Pourtant, réinvention du modèle ne signifie pas de “jeter le bébé avec l’eau du bain”.

      1. Commentaire très pertinent, en particulier dans sa conclusion. La construction européenne n’est certes pas parfaite dans sa forme actuelle, mais elle est perfectible (combien de temps a-t-il fallu pour construire la Confédération helvétique?!) et c’est à cela que tous ceux qui sont attachés à des institutions assurant la paix, la prospérité et l’indépendance (vis-à-vis des autres grandes puissances) de notre continent doivent oeuvrer. Pas à tout détruire sans avoir rien de solide à proposer à la place que le retour aux situations passées dont a vu les résultats catastrophiques, ce qui est évidemment beaucoup plus facile. L’exemple-type de cette attitude est le Brexit, dont les Britanniques sont en trains de s’apercevoir qu’il ne correspond en rien aux promesses des “démolisseurs patentés Brexiters”, qui se sont d’ailleurs “courageusement” tous défilés une fois le résultat du vote atteint, au lieu de conduire leur pays vers les lendemains enchanteurs qu’ils avaient promis à leurs concitoyens lors de la campagne électorale. Comme vient de le dire le président Macron : “Méfiez-vous des marchands de rêves” qui prétendent reconstruire (en fait, détruire) le monde à coups de “yaka/faukon” !

      2. “Petit rappel historique: c’est l’Europe aussi (au cœur de laquelle la Suisse se trouve) qui a réussi à garder la paix sur une bonne partie du continent pendant presque 80 ans.“
        Il faut arrêter avec cet argument, ça aussi est un fake et du révisionnisme historique. Si L’Europe a gardé la paix c’est à cause de la Conférence de Yalta, du plan Marshall et de l’OTAN !
        Je comprends qu’on puisse ne pas apprécier les USA, mais on lui doit quand même beaucoup…

      3. L’Europe est certes une belle idée, mais on n’y voit pas beaucoup de volonté de réformes, ni beaucoup de démocratie. Son parlement est la voie de garage royale de tous les politiques seconds couteaux.
        Mais il faudra voir après le règne Junker, qui part sur une série de revers bien mérités.

        Comme vous le dites, la Suisse est au centre de tout et a fait sa part d’efforts.
        Le Gothard, à ma connaissance, profite plus aux européens et n’a pas été réalisé pour exporter les produits suisses en Italie ou en Grèce. Les connexions électriques sont un des atouts aussi, etc.

        Alors, l’Europe devrait se remettre en question rapidement, se rendre compte qu’elle est entièrement manipulée pas les américains et ne pas en vouloir à la Suisse de réaliser ce qu’elle ne sait pas faire, ni de lui faire payer le Brexit.

        Pour les accords avec la Chine, etc., ils sont justifiés car il ne faut pas mettre tous ses oeufs dans le même panier. Et plus la clientèle sera diversifiée, même avec la Russie (qui souffre d’un américanisme primaire), mieux ce sera et sur l’éthique, il faut rester pragmatique.

        Mais dans un monde dit multipolaire, qui avec force tend toujours au bipolarisme, il n’est pas évident de trouver les formules adéquates et à long terme. Mais dans ce sens, on peut dire que l’Europe par son inactivité a complètement râté sa cible ou son ambition d’être un des pôles fort.

        Et pourtant l’échéance est claire… “la planète brûle” et il y a plus qu’urgence!

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