Avant d’expliquer les causes de la versatilité d’Européens dénués d’esprit stratégique, je rappelle que Poutine reprend les schémas guerriers qui ravagèrent l’Europe par le passé et que l’on attribue par commodité au stratège prussien Clausewitz : « La guerre n’est pas seulement un acte politique, mais un véritable instrument politique, une poursuite des relations politiques, une réalisation de celles-ci par d’autres moyens » (I.1.24). Clausewitz précise par ailleurs qu’il n’y a pas de limite à la manifestation de la violence guerrière et donc qu’aucun principe modérateur ne saurait la contenir. En attaquant les territoires situés au-delà des terres russophiles de l’Est de l’Ukraine, Poutine nous signifie très exactement qu’il est un ogre. Son mode opératoire confirme qu’il confond la politique avec la guerre, l’une étant pratiquement identique à l’autre. On comprend par ricochet sa conception de la chose publique, ce qui le sépare fondamentalement de notre conception de l’égalité politique et des institutions démocratiques.
Si le dirigeant Russe est devenu une caricature de dictateur, ce n’était pas le cas quand il devint président. Le 25 septembre 2001, Vladimir Poutine s’est fendu d’une ‘déclaration d’amour’ devant les députés du Bundestag, dans un discours où il insista sur le fait que, malgré les violences inacceptables du passé, les liens culturels entre l’Allemagne et la Russie étaient anciens et profonds et où il affirma : « Je suis simplement d’avis que l’Europe renforcera solidement et pour longtemps sa réputation de centre fort et véritablement indépendant de la politique mondiale si elle parvient à réunir son propre potentiel et celui de la Russie, y compris ses ressources humaines, territoriales et naturelles et son potentiel économique, culturel et de défense ». Cette déclaration fut accueillie par une ovation enthousiaste, mais les épanchements amoureux d’un jour ne menèrent à rien.
Le problème est que la Russie et les pays européens ne sont pas des personnes susceptibles de s’aimer, mais des communautés politiques. L’alliance entre des entités de cette nature doit, par définition, être basée sur une conception de la stratégie qui puisse être commune.
Je me réfère ici au sens noble du terme de stratégie, à savoir que la stratégie est ce par quoi nous définissons notre être collectif et conséquemment ce qui détermine notre façon de penser nos objectifs et notre organisation. Elle n’est pas la simple organisation des moyens pour parvenir à un objectif. Non ! Il ne faut pas la confondre avec le contrôle du présent par des ajustements organisationnels successifs. La stratégie a une dimension existentielle car elle fait le lien entre une communauté politique présente et son existence à venir. Elle peut se définir ainsi :
« La stratégie est la capacité de définir une raison d’être – un dessein – qui assure la pérennité et l’épanouissement de ce qui est, et de ce qui sera. » (Baumard, Le vide stratégique, 2012).
On peut en donner des exemples historiques. Selon le stratège chinois Sun Tzu, ne pas mener de réflexions sérieuses sur la stratégie, c’est faire « preuve d’une coupable indifférence pour la conservation ou pour la perte de ce que l’on a de plus cher » ; et l’être collectif que « l’on a de plus cher » en Chine à l’époque de Sun Tzu est l’empire et les empereurs successifs qui le dirigent (L’art de la guerre, I). Sun Tzu ne réduit pas la stratégie à l’organisationnel, ni la politique à la guerre. Dans les discours de guerre de Churchill, on trouvera des passages qui expriment clairement l’être de sa communauté politique et la morale qui lui est propre. Dufour, Gandhi ou encore de Gaulle ont pensé leur stratégie sous l’angle du collectif qui est et qui sera.
Concernant notre communauté politique, il est évident que le cœur de la stratégie vise premièrement à cultiver la pérennité des libertés civiles et politiques dans un régime d’État de droit qui mette des limites pour protéger nos personnes de l’intimidation et de la violence, tout en cultivant un certain sens du devoir. Elle vise secondement à conserver un état de prospérité bénéficiant au plus grand nombre et à développer les sciences et la culture dans le cadre d’une morale aussi partagée que possible. Nous pouvons probablement tous admettre que ces deux objectifs pourraient être mieux défendus, ce qui confirme leur importance dans notre conception d’une communauté politique.
Pour revenir à la déclaration d’amour de Vladimir Poutine en septembre 2001, l’union esquissée ne pouvait se concrétiser du fait de dissemblances trop importantes entre l’être stratégique de la Russie et celui des pays européens.
Le peuple russe s’est émancipé de la monarchie en 1917, pour retomber sous le joug de la dictature bolchevik en 1922, régime dont il est sorti en 1991 seulement. Comme le rappelait l’écrivain Victor Erofeïev, le régime brutal des bolcheviks a éviscéré le pays de ses élites culturelles et économiques et, résultat, « la Russie fonctionne sur le culte de la force ». (TdG, 8-9 janvier 2022). Le maintien de Vladimir Poutine à la tête du pays reposait sur sa capacité à tordre ses adversaires et à humilier les indécis. Il n’a jamais eu les moyens de crédibiliser sa volonté de collaboration avec les pays d’Europe car son être stratégique est opposé à celui des pays européens.
De leur côté, les pays européens n’ont jamais eu de projet susceptible de séduire et de réorienter le « poutinisme ». Ils sont incapables de se projeter vers l’avenir autrement que par des micro-ajustements ou par la recherche d’un plus petit dénominateur commun. Il leur est impossible de maintenir dans le temps long une stratégie de rapprochement avec la Russie qui soit autre qu’économique. Les peuples d’Europe se sentent dépassés par les événements et ils se voient toujours comme trop petits. Ils se laissent submerger par des flots d’informations sans intérêts, par une spéculation financière confinant à l’idolâtrie, par les images et vidéos de médias trop nombreux et souvent de piètre qualité. Oui, nous, citoyens d’Europe frustrés, perdons notre temps à déplorer que notre niveau de vie est imité et même dépassé par les classes moyennes aisées de nombreux pays. Le point de crispation se porte sur notre confort individuel et sur l’érosion de nos avantages matériels, une obsession malsaine qui atomise nos aspirations spirituelles.
Vu ce qui précède, le renouvellement de notre raison d’être en tant que membres de communautés politiques est au point mort. Notre réponse collective à la menace d’une catastrophe climatique est molle et conditionnelle alors que son impact pourrait nous anéantir. De surcroît, nous savons depuis près de cinquante ans que nos dépenses en énergies fossiles financent des ennemis potentiels, dont celui qui vient de déclarer son bellicisme à l’égard de l’Europe. Nous pensons donner le change par notre pragmatisme, mais celui-ci est à court terme, et il nous perd, faute d’être accompagné par un projet humaniste et moral un peu plus solide que le catalogue des droits de l’homme. Nous, individus des pays de l’Europe, errons dans le vide stratégique depuis un demi-siècle parce que nous sommes devenus impuissants à garantir la pérennité de l’être collectif qui est pourtant indispensable à notre épanouissement. En un mot, nous avons oublié que les libertés civiles et politiques se méritent.
Concrètement, l’élargissement de l’OTAN à l’Est fût une idiotie alors qu’il aurait été beaucoup plus simple et infiniment moins risqué de réduire drastiquement nos achats d’énergie fossile à la Russie.
Cela aurait été hautement souhaitable sur le plan tactique puisque l’exploitation des énergies fossiles nourrit de nombreuses dictatures, et cela aurait permis de démontrer qu’un autre type de développement était indispensable pour protéger le climat. En cessant de dédier nos vies à des gains dénués de valeur, nous aurions pu atteindre deux objectifs essentiels à la pérennité de nos communautés politiques, plutôt que de nous retrouver, comme maintenant, sous la menace d’une alerte nucléaire et d’un emballement climatique.
Au moins, notre état de dénuement stratégique est-il enfin limpide.
Reconnaître que le poutinisme a prospéré sur “nos inconséquences” – selon le mot de Leszek Kolakowski – devrait nous aider à revenir sur nos fondamentaux : Défendre l’État de droit qui protège nos libertés des groupes criminels, et assurer notre prospérité tout en préservant la planète avec vigueur.
Au point où en sont les choses, espérer que Poutine revienne à la table des négociations en Suisse est sot. La situation nous contraint d’accompagner les sanctions économiques européennes, ce que le Conseil fédéral a compris, au grand dam de la plupart des conservateurs de ce pays. A l’instar de l’Union soviétique qui s’est désagrégée pour cause de retard économique, la férocité de Poutine finira par soulever le courroux des Russes. Le prix des sanctions pour nous permettre de sortir la tête haute de ce conflit sera peut-être élevé. Mais ce combat est de nature existentielle et nous n’aurons pas d’autre choix que d’en être solidaire jusqu’à son terme. Et si, lors d’un revirement désespéré, Poutine élargissait son schéma de guerre totale en nous coupant le gaz, il faudrait trouver en nous la force morale d’endurer cette situation. Cessons de nous consacrer à la seule défense de notre confort à court terme – c’est ce que Vladimir Poutine méprise le plus en nous !