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Malgré les apparences, aucune solution en vue pour le stockage profond des déchets nucléaires

Ce papier explique pourquoi le stockage des déchets nucléaires en couche géologique profonde n’est pas résolu après plus de quarante ans d’efforts. Le lieu choisi pour l’entreposage définitif devant être annoncé courant 2022, le sujet devient chaud. Je présente ici quelques faits essentiels à la compréhension de ce dossier.

 

Les promesses de la Nagra

Les producteurs de déchets radioactifs ont confié à la Nagra le soin d’éliminer le risque posé par leurs déchets. L’arrêté fédéral du 6 octobre 1978 entérina pour la première fois le principe de leur stockage durable et sûr. La Nagra est une coopérative fondée par les sociétés propriétaires de centrales nucléaires qui assument les coûts de gestion des déchets selon le principe du pollueur-payeur (article 74, al. 2 de la Constitution). La Confédération fait partie des coopérateurs puisqu’elle a la responsabilité des déchets radioactifs de la médecine, de l’industrie et de la recherche pour lesquels elle prélève une redevance en vue de leur stockage définitif. Mais c’est la Nagra qui mène le projet. Et sur son site web, tout semble sous contrôle.

Le stockage serait fait à 500 mètres de profondeur, dans de l’argile fossilisée (dite « argile à opalinus »). Cette roche – formée de microplaquettes de minéraux argileux – a la propriété de gonfler au contact de l’eau et d’empêcher que l’eau n’aille plus loin. L’argile fossilisée serait suffisamment compacte et stable pour garantir un dépôt sûr et les résultats des évaluations en cours devraient garantir que les conteneurs de déchets hautement radioactifs – dont certains font plus de cent tonnes – ne soient pas placés dans un système perméable à l’eau qui ferait remonter la radioactivité en direction de la surface. Le cahier des charges précise que les équipes de surveillance devront pouvoir atteindre et retirer du site les conteneurs, au cas où ceux-ci poseraient un problème (voir l’image 1 en tête de l’article). Bref, le programme de gestion des déchets nucléaires et de leur stockage en couche profonde se veut rassurant et son budget total est chiffré à 19,5 milliards de francs (environ 1 centime par kilowattheure d’origine nucléaire).

 

Illustration 2 : Carte des trois sites pressentis; la Nagra compte annoncer cette année encore lequel des trois sites sera choisi; l’autorisation générale de construction du dépôt est prévue pour 2031.

 

 

Illustration 3 : Le schéma ci-dessus illustre l’ampleur du projet. On remarque un dépôt pilote et une ‘zone expérimentale’, ce qui laisserait entendre que la Nagra anticipe des problèmes imprévus.

 

S’interroger sur l’histoire d’une entreprise hors-norme apporte une lumière indispensable à sa compréhension

Pour mieux apprécier les termes principaux du stockage des déchets en couche profonde, il faut prendre en compte l’expérience des dépôts similaires. Les géologues Marcos Buser et Walter Wildi rappellent que si le concept du dépôt en couche profonde remonte aux années septante et s’est imposé dans les années quatre-vingt, le coût estimé pour la Suisse – à l’origine – avait été fixé à 2 milliards (10 fois moins que le budget actuel). L’essentiel de la hausse est dû aux mesures croissantes et nécessaires pour faire face aux problèmes qui apparaissent à mesure que le projet avance.

Il se trouve que creuser dans des couches géologiques étanches a le défaut de les fragiliser et d’attirer l’eau là où elle est malvenue. Ce phénomène a été constaté dans les mines de sel réaffectées en dépôt de matières dangereuses. Le raisonnement soutenant cette option de stockage semblait imparable puisque, comme chacun peut le deviner, s’il y avait eu de l’eau, le sel aurait fini par se dissoudre et disparaître ; donc s’il y a du sel, il n’y a pas d’eau et, conclusion logique, les mines de sel sont des lieux parfaits pour recevoir des matières radioactives ou chimiques. Ce brillant syllogisme s’est toutefois avéré faux.

L’expérience a montré que le creusement des galeries avait modifié la statique de l’ensemble. En Allemagne, les sites de dépôts radioactifs dans les anciennes mines de sel de Asse (Basse Saxe) et Morsleben (Saxe-Anhalt) et les nombreuses mines abritant des déchets industriels ultimes ont permis de vérifier que le creusement des galeries et la chaleur dégagée par certains déchets attire l’eau là où on ne la voulait surtout pas. En France, le site de Stocamine en Alsace fait les gros titres de la presse pour des raisons similaires depuis des décennies.

Au vu de ces expériences concrètes, prévoir le comportement des roches traversées par un réseau dense de galeries demande une longue période d’observation pour comprendre de quoi il retourne. Cette approche permet d’éviter les coûts d’assainissement d’un dépôt étanche que la circulation des eaux souterraines aurait fini par crever.

 

L’argile fossilisée est-elle suffisamment stable pour accueillir un dépôt de déchets de haute activité ?  

Selon la Nagra, l’argile fossilisée est stable et suffisamment compacte pour accueillir un tel dépôt, du moins tant que personne ne vient la perturber en y creusant des galeries.

Dans le voisinage d’un des tunnels autoroutiers de la Transjurane – celui du Mont-Terri près de Saint-Ursanne – des expériences ont été menées dans de l’argile fossilisée identique à celle qui devrait accueillir le dépôt de la Nagra (l’argile à opalinus). Les expériences ont montré que les argiles fossilisées se fracturent fortement dans le voisinage immédiat de la galerie et forment un réseau interconnecté perméable lorsque l’on retire la roche au moment du creusement. Pour illustrer le propos d’une hypothèse simplifiée, pour un tunnel de 3 m de diamètre, la zone fissurée va jusqu’à 1,2 m à l’extérieur du tunnel, ce qui implique que les galeries ayant ce diamètre seraient bâties dans une zone de roche fragilisée se déployant sur toute leur longueur ; dans cette hypothèse, vingt galeries-«spaghettis» de 900 mètres de long seraient ainsi logées dans un espace fragilisé d’un volume de 600’000 m3 !

Vu l’impact de l’intervention humaine, faut-il craindre l’inondation des galeries et la création d’un système d’eau souterraine capable de remonter la radioactivité vers la surface ? Les promoteurs du dépôt caressent l’espoir que l’argile fossilisée sera capable de colmater les fissures dans un temps acceptable, en comptant sur la capacité d’expansion de cette roche au contact de l’eau. Mais Marcos Buser et Walter Wildi m’ont rapporté que différentes études scientifiques sur l’argile à opalinus estiment le temps de vérification de cette capacité d’autoréparation à un siècle.

Alors, pourquoi démarrer en 2031 la création d’un site pour l’entreposage des déchets radioactifs si l’expérience en cours ne pourra pas délivrer de réponse décisive avant longtemps ? Pourquoi creuser de nouveaux puits et galeries dans une couche géologique profonde si le concept n’est pas encore mûr et que des erreurs de conception contraignaient finalement la Nagra à tout recommencer ? L’histoire des dépôts de matières dangereuses ayant montré que les couches géologiques réputées étanches laissent passer de l’eau après l’intervention humaine, il serait sage de continuer à observer les sites existants avant de poursuivre l’aventure technologique dans un autre lieu des entrailles de la terre.

Les motifs ci-dessus devraient suffire à demander un report du calendrier du projet de la Nagra et à s’assurer que la stratégie poursuivie jusqu’ici soit analysée de façon objective et indépendante.  Car le risque d’échec d’un site de stockage à 500 m de profondeur est encore majoré par un autre problème de taille dont les termes ne sont toujours pas clarifiés.

 

L’autre problème dont la Nagra ne veut pas entendre parler

Le but d’un dépôt profond est d’éviter que l’activité humaine ne vienne le perturber et ne provoque des fuites de radioactivité. Or, pour qui regarde la carte géologique du nord-ouest de la Suisse, sous les sites des dépôts pressentis, on trouve, quelques centaines de mètres plus bas, une fosse géologique dont la caractéristique est de receler des énergies fossiles, du gaz notamment (on parle de Permo-carbonifère). Dans le cas présent, Walter Wildi et Marcos Buser relèvent que la Nagra ne veut pas faire de forages pour vérifier les quantités de gaz et des autres matières premières qui pourraient se trouver sous les sites pressentis, de peur d’en trouver suffisamment, ce qui compliquerait les choses…

 

Illustration 4 : Carte du Nord de la Suisse avec les fosses du Permo-carbonifère et la localisation des trois sites pressentis.

Retirer le gaz naturel du sous-sol pour un usage industriel quelconque suffirait à déstabiliser les couches d’argiles fossiles situées au-dessus (risque d’affaissement et de déstructuration, un phénomène géologique bien connu). On mesure l’ampleur de la contradiction. Si l’ambition de créer un dépôt de déchets radioactifs étanche et sécurisé à 500 mètres sous le sol pouvait être ruinée par l’exploitation de gaz, sa localisation irait à rebours du but visé. Pour le dire autrement, si l’exploitation de gaz en vue d’un bénéfice économique à court terme avait le potentiel d’entamer la sécurité d’un dépôt qui devrait rester sûr pendant 100’000 ans et constituer la clé de voûte d’un projet dont le budget avoisine les 20 milliards, le projet de la Nagra ne serait pas crédible. Alors pourquoi ne pas vérifier cette partie de l’équation ?

Selon les géologues Buser et Wildi, malgré huit forages d’une profondeur de 1’000 à 2’500 mètres, la Nagra n’a jamais fait les analyses qui auraient permis de s’assurer qu’il n’y a pas de gaz ou d’autres matières premières en quantité exploitable. Sur les huit forages, seul un, Riniken, a été fait au-dessus du Permo-carbonifère, mais sans aller au fond du problème évoqué ici.

On nous fera peut-être remarquer que placer le site au nord de la zone « Zürich Nord-Est » permettrait de ne pas se retrouver au-dessus du Permo-carbonifère puisque le socle de roche cristalline sous-jacente est un peu plus élevé qu’ailleurs. Mais ce secteur a d’autres défauts géologiques – dont celui expliqué dans la première partie de ce papier – et il est fortement contraint par la frontière qui zigzague entre la Suisse et l’Allemagne selon des courbes improbables.

 

En guise de conclusion

Sur l’ensemble des questions qui méritent un débat public, je me suis concentré sur deux aspects : les zones de roches fracturées autour des galeries qui pourraient créer un réseau de circulation d’eau souterraine dommageable ; le manque d’analyse de la Nagra sur la question de la présence de gaz exploitable et d’autres matières potentiellement utiles sous le dépôt projeté. Vu ces deux lacunes, le calendrier de la Nagra semble déraisonnable. Tout indique qu’il vaudrait mieux que la Nagra réponde de façon documentée à ce double régime d’incertitudes avant que de se lancer dans la création de ‘zones expérimentales’ supplémentaires à 500 mètres sous terre. Ce genre d’expérience pourrait se muer en politique du fait accompli, au détriment de la volonté des citoyens des régions concernées.

Que le lecteur ne se méprenne pas sur mes intentions. Les arguments donnés ici ne contestent pas l’hypothèse d’un dépôt dans une couche géologique profonde. Ils remettent en cause la méthode et le calendrier fixé par la Nagra et par les autorités fédérales. Contrairement à ce que d’aucuns laissent accroire, il faudra plus de temps que prévu pour parvenir à un résultat scientifiquement solide sur ces interrogations et d’autres questions non mentionnées ici. Mais l’avenir reste ouvert. Il est possible que les résultats finissent par confirmer le bien-fondé du concept et du site choisis par la Nagra, mais il est aussi possible qu’ils l’infirment.

On verra quelles sont les réponses de la Nagra à ces critiques. Il semble toutefois raisonnable de reconnaître que le problème du stockage définitif des déchets radioactifs n’est toujours pas résolu. La Nagra a néanmoins annoncé qu’elle déterminera le site définitif encore cette année. Vu le contexte, il serait sain que les citoyens demandent et obtiennent des expertises indépendantes. Car si la recherche indépendante est encore trop peu sollicitée sur les enjeux démocratiques, elle offre néanmoins la meilleure garantie d’un débat de qualité au service de la Suisse.

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Voir une conférence de Marcos Buser sur l’histoire de l’entreposage des déchets radioactifs, symposium international sur la gestion post fermeture (sept. 2021, Berne)

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