Les États-Unis et la France se trouvent dans un état de tensions qui rappelle les signes avant-coureurs d’une guerre civile. Les États-Unis n’ont jamais vraiment cicatrisé de leur guerre dite de Sécession comme en témoigne l’insurrection de janvier dernier au Capitole et le déboulonnage de statues du général Lee dans les mois qui suivirent ; le mensonge y atteint aujourd’hui encore des degrés inimaginables chez une partie non négligeable de la classe politique.
La France connaît une situation qui semble moins grave, mais le pays est écartelé entre le mythe fondateur tout à la fois égalitaire et sanglant de la Révolution et la réalité d’une administration qui confirme la rente de situation de la capitale au détriment des provinces ; de plus, l’élection présidentielle de 2022 met sur le devant de la scène les extrémistes de droite et de gauche qui prolongent avec beaucoup de verve l’état d’esprit insurrectionnel qui animait les gilets jaunes. Bref, tout se passe comme si les États-Unis et la France faisaient face à un état d’insurrection semi-permanent, séquelle de guerres civiles au goût amer.
A la question ‘comment gagner une guerre civile’ la réponse la plus évidente est qu’il faut éviter de la mener. Chercher un apaisement est le plus sûr moyen d’éviter les conflits et les blessures qui finissent par se rouvrir dès que les tensions montent à nouveau. Mais cette réponse de principe n’évite pas de se poser la question d’un éventuel refus de l’apaisement par le camp le plus belliqueux. Notamment, la Confédération suisse dû faire face à une guerre de sécession au milieu du XIXe siècle et il vaut la peine de comprendre les conditions qui permirent de souder le pays durablement puisque tel fut son résultat.
Je précise qu’il ne faut pas voir dans ces lignes une leçon à la France puisque l’homme qui mena cette guerre et la remporta brillamment – Guillaume Henri Dufour – était français lors de sa formation à Polytechnique (Paris) et lors de son service actif en tant qu’officier dans les armées de Napoléon. Si Guillaume Henri Dufour devint Suisse, c’est parce que Genève, dont il était citoyen, entra dans la Confédération en 1815.
Guerre civile dite du Sonderbund
Lorsque le déclenchement de la guerre civile devint inexorable, Dufour fut choisi pour assumer la charge de commandant en chef de l’armée fédérale (contre son attente). Pour l’anecdote, une de ses quatre filles lui demanda de se démettre, parce que « les lois de dieu sont au-dessus des lois des hommes ». Le père répondit par courrier que tout reposant désormais sur lui, il ne pouvait trahir son serment et, sous le coup d’une émotion manifeste, il implora le pardon de sa fille.
Les armées en présence comptaient 100’000 hommes pour l’armée fédérale et 80’000 pour la ligue dite du Sonderbund. Les éléments matériels étaient donc réunis pour conduire à une tragédie sanglante de grande envergure.
Or, dans sa Proclamation à l’armée du 5 novembre 1847, Dufour demande aux soldats qu’on puisse dire d’eux : « ils ont vaillamment combattu quand il l’a fallu, mais ils se sont montrés partout humain et généreux ». Dans ses directives aux officiers il précise encore qu’il faut « désarmer les prisonniers, mais ne leur faire aucun mal, ni leur adresser aucune injure. Les traiter, au contraire, aussi bien que possible pour les désabuser. (…) Il faut, quelque fort qu’on soit, redouter le désespoir de son ennemi. »
Dufour veilla si bien au respect de sa résolution sur le terrain qu’elle le fût à la satisfaction presque unanime des protagonistes. Sur le plan tactique, il se mit en position de force pour encercler les troupes ennemies et il consacra un temps calculé à négocier pour les contraindre à se rendre. Ses manœuvres furent couronnées de succès face à Fribourg, Lucerne et le Valais notamment. Malgré l’importance des moyens engagés, le bilan humain fut limité à quelque 150 morts. Par comparaison, aux États-Unis, la guerre de Sécession causa plus de 620’000 morts ; en France, la guerre de Vendée fit environ 200’000 morts et le bilan humain de la Commune de Paris aurait causé entre 5’000 et 20’000 morts suivant les analyses (alors qu’un peu de patience eut permis d’éviter ces massacres).
Le génie de Dufour fut de comprendre qu’il ne lui fallait pas seulement obtenir une victoire militaire au sens technique du terme. Il devait se placer au-dessus des partis et faire preuve de magnanimité pour gagner les cœurs des concitoyens des deux bords et les unir à long terme. Il y réussit admirablement comme l’atteste la longévité et la permanence de la démocratie libérale qui fut mise en place l’année suivant la guerre et qui dure depuis plus de 17 décennies sans interruption (une pérennité unique en Europe continentale pour une démocratie).
Pour illustration, un autre commandant en chef aurait probablement cherché à écraser les cantons du Sonderbund ; il aurait tenté de se couvrir de gloire par une confrontation virile et délétère ; il se serait montré implacable dans l’idée d’extirper toute velléité de soulèvement dans le camp adverse au prétexte de ‘sauver la République’ ; il aurait excité des vengeances diverses et à l’instar de ce que l’on vit et voit encore dans d’autres guerres civiles et, résultat logique, il n’aurait jamais pu unir les Suisses de façon aussi essentielle que ne le réussit Dufour.
A quoi bon être dur et implacable si, à la fin, on se retrouve avec plus d’ennemis qu’on en avait à l’origine ?! Dufour comprit la contradiction et pu la surmonter du fait de son appartenance à trois cultures : celle de l’élite des ingénieurs et officiers français, celle de l’Église protestante de Genève et celle de sa patrie d’élection, la Suisse. Son succès est dû à cette triple appartenance, aux qualités du personnage et à une configuration politique particulière qui lui permit de s’entourer des officiers de son choix. Surtout, Dufour se lança corps et âme dans la tâche immense qui consiste à éviter qu’un parti revanchard et paranoïaque ne déchaine son ressentiment contre une partie significative de la population et ne la blesse profondément au prétexte fallacieux de sauver la République.
Par contraste, ni les États-Unis et ni la France ne gagnèrent vraiment leurs guerres civiles au sens où ces pays restèrent fissurés de l’intérieur du fait des violences folles qui caractérisèrent leurs guerres civiles respectives.
En guise de conclusion
Le succès de Dufour suscita une forte émotion dans toute l’Europe. Parce que sa victoire sur la violence fut respectueuse du camp adverse et redonnait espoir aux tenants de la démocratie, elle fut accueillie avec enthousiasme. Des milliers de personnes se réunirent devant le consulat Suisse à Rome, des manifestations de joie eurent lieu à Londres, Paris, ou encore en Allemagne.
Alors que Napoléon 1er mit l’Europe à feu et à sang parce qu’il était incapable de vivre en paix avec lui-même, la guerre civile menée par Dufour unit profondément les Suisses. Ironie de l’histoire, Dufour fut un produit de la méritocratie instaurée par Napoléon : il sortit premier de sa promotion à l’École d’application de l’artillerie et du génie de Metz et obtint cinq légions d’honneur – dont les distinctions de commandeur, grand officier et grand-croix. Mais au contraire de son mentor, Dufour comprit qu’unir les citoyens et panser les blessures d’un pays implique d’étouffer la spirale des violences croissantes aussi vite que possible, en respectant l’autre de façon rigoureuse, non en l’écrasant.
Si le meilleur moyen de gagner une guerre civile est encore de ne pas la mener, l’exemple de Dufour donne une piste pour en désamorcer les effets les plus pernicieux. Puisse la Suisse ne pas conserver pour elle-même l’héritage spirituel de Dufour, car son exemple mérite de rayonner au-delà de ses frontières.