La fièvre du Quartz monte dans le cinéma suisse

Je conversais l’autre jour avec un ami cinéaste dont je tairai le nom (mais qui est connu du rédacteur, forcément) à propos de l’inattendu succès médiatique de L’expérience Blocher de Jean-Stéphane Bron en France, où le film vient de sortir. Quelque peu mouché en Suisse, boudé par le public alémanique, ce formidable documentaire politique est devenu, en France, LE film à voir pour comprendre la Suisse suite à nos récentes votations… Mais pas seulement. La critique française lui reconnaît de très grandes qualités de cinéma et une approche pour le moins courageuse de cet homme politique. Difficile pour nos amis français d’imaginer une telle intimité avec une Marine Le Pen!

Bref. Alors que la France glose donc sur le génie de nos cinéastes helvétiques (Les grandes ondes de Lionel Baier, sorti une semaine auparavant, est lui aussi encensé par la même critique française), la Suisse frémit de la fièvre des Quartz (les Prix du cinéma suisse) qui seront remis le 21 mars au soir dans le très bobo Schiffbau de Zürich, au sein du rénové Kreis 5 de la cité, quartier industriel reconverti à la culture et aux bureaux, entre les bien nommées Escher-Wyss Platz et Turbinenplatz.

C’est marrant, d’ailleurs… A Genève, les Quartz 2013 ont été remis l’an dernier au Bâtiment des Forces Motrices, magnifique édifice construit sur l’eau du Rhône, ancienne usine hydraulique reconvertie en salle de concert et de spectacle. A Zürich, c’est dans un ancien atelier de construction de bateaux, proche de la Limmat, que se déroulera cette 16ème cérémonie. L’eau et l’industrie. Tout un symbole. Mais lequel? La métaphore d’une industrie partie à vau-l’eau? L’expression de la fonte des glaciers, marquant la lente descente du Quartz alpestre vers les rivières et les lacs? La réalité d’un cinéma suisse descendu des Bergfilme (films de montagne) pour s’approcher des villes? La métaphore d’un cinéma helvétique qui prend l’eau? Ou qui rêve de fuir vers la Méditerranée ou la mer du Nord (la Limmat se jette dans l’Aar qui se jette dans le Rhin)? Je n’en sais rien. Mais toujours est-il que la symbolique industrielle et aquatique de ce lieu offre un décor chargé d’histoire(s) à cette attribution des Quartz devenue, aujourd’hui, un des moments-clé dans la vie de la «branche» cinématographique helvétique.

Les grandes ondes du côté de la fiction (avec Left Foot, Right Foot de Germinal Rouaux) et L’expérience Blocher du côté du documentaire (avec L’escale de Kaveh Bakhtiari) sont deux des films romands nominés pour la récompense suprême. Tous deux ont l’air de ne pas trop croire qu’ils sont en mesure de battre les poids lourds de la fiction alémanique (Der Goalie bin ig de Sabine Boss, adapté du roman homonyme de Pedro Lenz) ou du documentaire (Vaters Garten – die Liebe meiner Eltern de Peter Liechti). Je ne tenterai pas de pronostic. Mais j’ose espérer que, dans le secret des urnes électroniques, les votants de l’Académie du Cinéma sauront reconnaître – comme la France semble le faire – que les films si internationaux de Jean-Stéphane Bron ou de Lionel Baier méritent bien une reconnaissance nationale.

Post-scriptum: pour ceux qui n’auraient pas vu tous les films candidats aux Quartz 2014, les Cinémas du Grütli proposent une semaine de rattrapage du 17 au 23 mars. Profitez-en! Pour en savoir plus, cliquez ici !

Drôle d’histoire: Im memoriam Beatrice

J’ai reçu hier un mail d’une des plus célèbres journalistes cinématographiques espagnoles, Nuria Vidal, signalant un nouvel ajout de texte dans son blog. Un barco en el blog. Un bateau dans le blog. Ce titre étrange m’a intrigué et je suis allé lire son texte. Où apparaît une étrange photo et un texte non moins étrange.

Sur l’image, une sorte de mauvais polaroïd, on voit, côte à côte, Nuria Vidal à côté de sa collègue non moins célèbre, Beatrice Sartori, une vieille amie que j’avais, ces derniers temps, un peu perdue de vue. En lisant le post, je comprends que lors de la cérémonie d’attribution des Goyas (les Césars espagnols), il y a une semaine, cette photo a été montrée à l’écran pour illustrer la rubrique «Nos chers disparus». Nuria Vidal s’est mise à recevoir, à la minute suivante, mails et coups de fils pour vérifier qu’elle était toujours en vie. C’était comme un mauvais film, une erreur macabre lourde de conséquence de la part des organisateurs des Goyas – qui se sont d’ailleurs excusés par la suite. Mais c’est aussi comme ça que j’ai appris, moi, que l’autre femme sur la photo était, quant à elle, vraiment décédée… 

Beatrice Sartori est morte en juin dernier, subitement, d’une attaque cérébrale, à l’âge de 57 ans. Elle était, avec Nuria, l’une des journalistes espagnoles les plus connues au niveau international. Licenciée en Sciences politiques, ancienne collaboratrice de El País et de Telemadrid, Beatrice fut l’une des première journalistes de cinéma du pays à voyager dans le monde entier pour suivre festivals et premières – elle adorait notamment venir au Festival de Locarno. Petit à petit, elle était devenue LA spécialiste des interviews de stars, familière de Roman Polanski, Brad Pitt, David Lynch, George Clooney ou Harrison Ford. On raconte que lors de son premier rendez-vous avec l’acteur d’Indiana Jones, elle l’avait abordé en lui disant : «Moi je m’appelle Beatrice Sartori. Et vous ?…».

Pleine d’humour, pleine de vie, mère de Daniel qu'elle adorait, Beatrice Sartori travaillait pour le quotidien El Mundo. Jusqu’au jour où, réduction de personnel oblige, elle fut remerciée et se replia (entre autre) sur la presse électronique qui est aujourd’hui, en Espagne, la plus développée au niveau de la culture. La crise est aussi passée par la critique de cinéma. Elle vivait en Hollande depuis quelques années, mais écrivait toujours pour de grands magazines (El Cultural, Vogue, Fotogramas, etc.) et voyageait toujours à la rencontre des grands acteurs et cinéastes hollywoodiens.

Bref. Je n’avais pas su que Beatrice nous avait quittés. Je comprends mieux pourquoi, cette année, je n’avais pas reçu sa carte de vœux. Je remercie Nuria – et les Goyas – de me l’avoir fait savoir, par des voies détournées. Et je dis adieu à celle qui fut une amie du cinéma – et une amie tout court.

Post-Scriptum deux, de Berlin: les parias suisses de la Berlinale

Désolé d’insister. Mais au moment de quitter Berlin pour retourner dans la mère patrie (romande), je ne peux pas ne pas en reparler.

L’écho du résultat des votations de dimanche dernier a résonné pendant toute la semaine dans les couloirs des salles et du marché du Festival de Berlin. Tous les Suisses présents à la Berlinale en ont fait les frais. Passe encore les plaisanteries du genre «Vous ne nous aimez plus?» lancées par les nombreux Européens au travail ici à Berlin. Mais il y avait aussi les craintes plus sérieuses évoquées par certains professionnels. Ceux qui disaient : «Faites votre demande, mais ce n’est pas sûr que cela marche, cela dépendra des décisions de Bruxelles…».

Les plus fortes inquiétudes, ici à Berlin, étaient liées au plan MEDIA (bientôt intégré dans le nouveau méga-programme Europe créative) qui est, pour les gens de cinéma, le sésame essentiel de notre intégration européenne. A la façon d’Erasmus pour les étudiants, MEDIA est un programme constitué en 1991 qui, au fil des ans, est devenu indispensable au cinéma en Europe. Ce programme aide à la production, à la diffusion, à la médiation culturelle, à la préservation, aux festivals, bref il intègre toutes les facettes de la création cinématographiques. Depuis 2006, après de longues négociations bilatérales, les Suisses bénéficie de plein droit de ce programme, ce qui signifie que pour le cinéma, nous sommes membres de l’UE. Cela facilite notamment les co-productions avec d’autres partenaires européens.

Il y avait déjà eu une alerte lors de la votation sur l’intégration de l’EEE en 1992. Son refus par le peuple avait entraîné l’expulsion systématique de la Suisse de différents petits programmes européens liés à l’audiovisuel… Avec tous les ennuis qui en ont découlé – et une longue période de purgatoire. Vus de l’UE, les Suisses étaient devenus pestiférés.

Aujourd’hui, tout le monde craint un remake de 1992. Une nouvelle expulsion. Si l’on consulte le site du Mediadesk suisse, on peut y lire le message suivant : «La participation de la Suisse à Europe Créative (programme successeur de Media, ndr) devra être réglée dans le cadre d'un accord bilatéral. Suite à l'adoption de l'initiative contre l'immigration le 9 février 2014, la Commission européenne a toutefois déclaré qu’elle "regrette que l'initiative pour l'introduction de quotas à l'immigration soit passée via cette votation. (…). L'Union examinera les implications de cette initiative sur l'ensemble des relations entre l'UE et la Suisse. Dans ce contexte, la position du Conseil Fédéral sur le résultat sera aussi prise en compte." La participation à Europe créative n’est donc momentanément pas possible pour les candidats suisses et dépendra de l’issue des négociations entre l’Union européenne et la Suisse.»   

Certains, en Suisse, considèrent que ce n’est pas si grave, au contraire. Notre présence dans MEDIA nous coûte au total un peu plus de 8 millions par année (chiffres 2012), et ne nous rapporte pas autant. Autant investir cet argent directement dans le cinéma suisse en Suisse. Cette logique purement économique ne tient pas compte de tous les avantages en terme d’image, de contacts, de liens internationaux qui sont générés par MEDIA pour les Suisses. Des centaines de projets en tout genre ont vu le jour grâce à cette présence en Europe de nos professionnels. Plusieurs films étrangers se sont tournés en Suisse en raison de cette liberté d’y travailler. Les producteurs suisses ont participé à de très nombreux films étrangers… 

Bref. Les professionnels suisses du cinéma présents à Berlin n’avaient pas le cœur à plaisanter. Ils étaient justement inquiets, et moroses. Devant sans arrêt expliquer notre système démocratique. La montée de l’UDC, le fossé Romandie, grandes villes, campagnes… Et peinant à justifier le triste résultat tessinois.

Le seul à sourire (jaune) de cette situation était le distributeur français du film de Jean-Stéphane Bron, L’expérience Blocher, qui sortira en France mercredi prochain. La votation du 9 février s’est transformée, involontairement, en un immense coup de pub. Tout le monde a envie de comprendre d’où vient ce parti qui parvient à interdire la construction de minarets et à fermer (en tout cas symboliquement) nos frontières. Ironique retour des choses… 

Post-scriptum de Berlin: un Teddy pour le Suisse Stefan Haupt

A Berlin, outre les prix décernés par le Jury officiel, il y a comme dans tous les festivals une ribambelle de prix parallèle décernés par les Ciné-clubs, les salles, des sponsors ou le public. Et parmi ces prix, il y en a un, en particulier, qui a acquis au fil des ans une valeur importante: le Teddy Award. Vous n’aurez pas échappé au côté ironique de son intitulé, au pays des Ours berlinois (rappelons pour les non-anglophones qu’un Teddy Bear désigne un ours en peluche).

En fait, il s’agit du prix décerné aux meilleurs films traitant de la question homosexuelle ou plus largement LGBT présentés au Festival, toutes sections confondues. Ce prix a été créé en 1987, ce qui en fait apparemment le plus anciens prix de ce genre décerné au sein d’un festival international. Et ce qui lui donne un prestige assez important.

Et bien, sonnez trompettes et roulez tambours, c’est le film suisse Der Kreis (Le cercle) de Stefan Haupt, dont je vous parlais il y a quelque jour qui a remporté le Teddy Award pour le meilleur film documentaire ou d’essai. Ce docu-fiction raconte avec brio l’histoire du premier «cercle» homosexuel fondé à Zürich durant la guerre, à travers un couple de témoins toujours bien vivants.

Le film a également remporté le Prix du Public du meilleur film documentaire présenté dans la section Panorama.

Palmarès de la Berlinale : une belle synthèse

Présidé par le producteur indépendant américain James Schamus, le jury de la Berlinale a réussi, hier soir, à offrir au Festival un excellent palmarès qui résume à merveille cette 64ème édition. S’il n’est jamais facile de faire le jury, il est d’autant plus difficile de le faire à Berlin. Car généralement les compétitions officielles de ce festival n’ont pas la cohérence, l’audace ou la finesse de manifestations plus «auteuristes» comme Cannes, Venise et Locarno. Résultat, la sélection est presque toujours un fatras de compromis divers, avec un fort accent mis sur le politique ou la thématique des films, et quelques perles qu’il faut savoir extraire de l’ensemble. On se souvient des prix récents à Cesare deve morire des frères Taviani, de Tabu de Miguel Gomes ou du Cheval de Turin de Bela Tárr. En décernant cette année son Ours d’Or – et le prix du meilleur acteur – au film chinois Black Coal, Thin Ice de Diao Yinan, le jury a probablement signalé l’une des œuvres les plus singulière de cette manifestation, où deux autres films chinois briguaient la récompense suprême. Blind Massage du très officiel Lou Ye, qui a reçu le prix de la meilleure image (ah bon?). Et No Man’s Land de Ning Hao, sorte de western-spaghetti à la façon pékinoise, qui ne valait pas grand chose.

Black Coal, Thin Ice est en apparence un film noir des plus classiques. Un corps humain taillé en pièces est retrouvé dispersé aux quatre coins de la région (le Nord de la Chine), dans des camions ou des wagons transportant du charbon. L’enquête s’enlise et provoque la mort de plusieurs policiers. Le flic en charge du dossier se retrouve blessé dans la fusillade et doit quitter la police sans jamais avoir résolu cette enquête. Quelques années plus tard, devenu responsable de la sécurité dans une usine, différents meurtres similaires réveillent sa curiosité. Avec un de ses anciens collègues, il reprend le fil de sa recherche, sans se rendre compte que les apparences sont souvent trompeuses…

Réalisé froidement, sans effets de manche, Black Coal, Thin Ice joue sur ce contraste entre le noir du charbon et le blanc de la glace comme pour dire un monde que l’on peut lire en noir et blanc, avec d’un côté les bons et de l’autre les méchants. Mais si l’on gratte un peu la surface, on réalise bien vite que la réalité est bien plus complexe. Comme ces morceaux de cadavres cachés dans le charbon ou sous la glace, le film montre aussi, derrière le polar, la vie quotidienne plutôt triste d’un pays malade, terriblement fragile, construit sur des apparences et des mensonges.

Rien à dire non plus sur le reste du Palmarès. Que ce soit les trois Ours d’argent attribués d’une part à Wes Anderson pour son délirant Grand Budapest Hôtel, d’autre part à Alain Resnais pour la facture très radicale de son délicieux Aimer, boire et chanter, et à Richard Linklater pour son saisissant Boyhood (chronique familiale tournée sur 12 ans!) ou encore le prix du scénario à Dietrich Brüggeman pour le seul film allemand acceptable de la sélection, Kreuzweg, le jury 2014 a vraiment mis en exergue les films les plus intéressants de cette édition. A l’exception peut-être des deux films argentins de la sélection, complétement absents du palmarès: Historia del Miedo de Bejamín Naishtat (dont j’ai déjà parlé) et La tercera orilla de Celina Murga, description sensible d’un jeune homme en rupture de ban, luttant contre le mensonge d’un père qui entretient deux familles à la fois. Mais là, ces deux œuvres étaient peut-être trop radicales pour enthousiasmer ce jury. Dommage.

A l’année prochaine!

Le «Cercle» de Zurich enthousiasme la Berlinale

Hier soir, le réalisateur zurichois Stefan Haupt s’est excusé, avant la projection, du résultat de nos votations, en remerciant la Berlinale de l’accueillir, lui et son dernier film, avec les honneurs, au sein de la prestigieuse sélection du Panorama. Ce d’autant plus que son film, Der Kreis (Le Cercle) parle justement d’exclusion et met en scène, entre documentaire et fiction, quelques pages peu reluisantes de notre rapport avec les homosexuels.

Le film raconte l’histoire d’amour assez extraordinaire de Ernst Ostertag et Röbi Rapp, deux gays qui se sont rencontrés à Zurich à la fin des années 1950 et sont restés ensemble jusqu’à aujourd’hui. Ils se sont connus grâce au Kreis, un cercle homosexuel créé durant la deuxième guerre mondiale qui publiait une revue et organisait régulièrement au Theater am Neumarkt un bal LGBT (comme on dirait aujourd’hui) très couru. Ernst, fils de bonne famille zurichoise, travaille comme enseignant dans un collège de jeunes filles et cache son identité sexuelle à la fois aux siens et à ses collègues. Venu d’une pauvre famille allemande émigrée, Röbi, un jeune coiffeur qui aime se chanter et se déguiser en femme fatale au cabaret, est par contre soutenu par sa mère qui lui taille de flamboyant costumes.

Dans le film, Röbi et Ernst racontent leur histoire à la caméra, en alternance avec des moments de fictions où leur existence est rejouée par des acteurs – mais avec leurs conseils. Très habilement, avec beaucoup de sensibilité, le réalisateur mélange la fiction, le documentaire et les documents d’archives, tant et si bien que l’on s’y perd parfois, et qu’on ne sait plus très bien à quel niveau de lecture nous sommes. Jusqu’à ce moment de cinéma parfait où l’on croit entrer dans l’appartement de fiction que les deux personnages ont acheté – et l’on entre en fait dans l’appartement où ils vivent encore tous les deux. Mais Der Kreis ne se contente pas seulement de raconter la belle histoire d’amour entre ces deux hommes. Il décrit, à travers l’histoire de ce cercle, l’attitude d’abord libérale, puis répressive de la police zurichoise à l’égard des homosexuels.

A la fin des années 50, Zurich est perçue comme un havre de paix pour la communauté gay. La Suisse ne criminalise pas l’homosexualité et Zurich apparaît comme un des endroits les plus libérés d’Europe. Suite à trois meurtres consécutifs au sein de la communauté homosexuelle (dont celui d’un fameux compositeur), au début des années 60, la police interdit les bals du Cercle, multiplie les descentes et les contrôles, met en fiche tous les homosexuels qu’elle rencontre, et se permet nombre d’humiliations de la pire espèce… Le Cercle est obligé de fermer, la revue ayant perdu énormément d’abonnés en raison des brimades policières. Ernst et Reto recréent alors en réaction une nouvelle revue en 1968… et se battront jusqu’à aujourd’hui pour garantir leurs droits et leur liberté. Ils seront le premier couple gay à se marier officiellement à Zurich en 2003.

Aujourd’hui que madame la Maire de Zurich Corine Mauch (qui vient d’être réélue) affirme sans problème son homosexualité, on se dit que les temps ont enfin changé. Mais quand on voit les réflexes de peur qui sont à l’œuvre dans les urnes (en dehors de Zurich et de la Romandie), on se dit qu’il y a encore du travail à faire. Et on ne peut que se réjouir du courage d’Ernst et de Röbi – et de ce film promis, je l’espère, à un brillant avenir.

Berlin: Dr Caligari meets John Zorn à la Philarmonie

De plus en plus les festivals s'ouvrent au patrimoine, retournant sur le passé du 7ème art. Certains le font depuis longtemps, comme Locarno ou Berlin, justement. Et aujourd'hui, grâce à l'avènement du digital, la tendance est à la projection de films anciens nouvellement numérisés, restaurés et rafraîchis. Parfois de façon gratuite ou exagérée. Parfois de façon spectaculaire, comme ce fut le cas hier matin à Berlin. 

C'est à la Philarmonie, prestigieuse demeure du Berliner Philarmoniker de Simon Rattle (et de feu Wilhelm Fürtwangler et Herbert Von Karajan) que s'est tenue à midi la projection de la copie numérisée et restaurée du film clé de l'expressionnisme allemand, Le cabinet du Docteur Caligari de Robert Wiene tourné en 1920. Étrange histoire de meurtres, magie et folie, le film se déroule dans des décors affolants et baroques, monde plié, tordu, bancal et instable où les portes sont triangulaires et les ombres sont peintes sur le sol. Film noir, profondément halluciné, Le cabinet du Docteur Cailgari n’est sans doute pas aussi abouti que l’incroyable Nosferatu, eine Symphonie des Grauens de F. W. Murnau (1922). Mais il ouvre la voie à une créativité dans la composition des images qui fascinera notamment les Surréalistes. 

Film muet, bien entendu, dont la partition originale est perdue, l'œuvre était cette fois accompagnée non par la Philarmonie, mais par un seul musicien qui s'est emparé de l'impressionant orgue de la salle pour en faire un instrument de mort, tendu et troublant, nappant de mystère et ouvrant au film une nouvelle dimension – je suppose la quatrième. Au clavier, l'immense (mais modeste et presque timide sur scène) John Zorn, prolifique musicien et compositeur new-yorkais, hérault de la scène jazz-rock alternatif et expérimental (ce qu’on appelait jadis les Musiques de traverse). Zorn n’avait pas mis de smoking pour l’occasion, il est arrivé en sweat-shirt et pantalons camouflés. Mais une fois assis au clavier, des pieds et des mains, il a accompagné Caligari jusqu’aux limites de la folie (et du supportable, parfois, dans le bon sens du terme).

Et cela fait plaisir de voir qu’un film qui a bientôt 100 ans peut encore frapper et fasciner le public d’aujourd’hui.

 

De la Suisse (qui a voté) à Berlin: Histoire de la peur

Ils vivent dans un de ces quartiers aisés de la ville, entourés d’une clôture en métal, avec un gardien qui fait sa ronde sur du gazon bien taillé. Mais le moindre événement qui sorte de l’ordinaire leur fait peur. Un petit trou taillé dans la clôture, une alarme qui se déclenche, un visiteur inattendu, les aboiements de chiens sans maître, une panne de courant… C’est le premier long métrage du cinéaste argentin Benjamin Naishtat, présenté en compétition, qui s’intitule Historia del miedo (Histoire de la peur), et que je viens de voir ce dimanche en fin d’après-midi. Juste au moment où sont tombés les résultats de nos votations.

Ils pourraient être suisses, les personnages du film. Avec la même peur de ce qui vient d’au delà de la clôture. Les autres. Ceux qui, semble-t-il, viennent voler notre travail, notre argent, notre bien-être. Dans le film de Naishtat, les autres, ce sont ceux qui travaillent pour eux. Ceux qui viennent de l’extérieur de la clôture pour tailler le gazon, surveiller le territoire, nettoyer les maisons. Et qui repartent le soir vivre plus misérables (mais sans peurs) hors du territoire protégé. Les autres, ce sont aussi ceux que l’on ne voit pas, ceux que l’on ne connaît pas. Qui ont fait le trou dans la clôture. Ou qui jettent des ordures et les incendient de l’autres côté de la barrière. On ne les voit pas. On ne les connaît pas. Ils font donc encore plus peur. Au point que l’on est même prêts à sortir les armes (on ne sait jamais).

Historia del Miedo est un remarquable précis de cette instabilité qui nous habite et nous fait prendre des décisions extrêmes. Comme celle que certains d’entre nous ont prise en votant en faveur de cette initiative de l’UDC. Ce que nous enseigne le film – et l’histoire – c’est que la peur est mauvaise conseillère. Ici à Berlin on ne peut jamais oublier ce qui s’est passé, il n’y a pas si longtemps, juste parce qu’on avait peur des Juifs, des homosexuels, des gitans… Ici à Berlin, j’ai de nouveau un peu honte d’être Suisse dans cette Europe qui nous accueille plutôt bien et que nous ne voulons plus vraiment. Ou alors du bout des doigts. Pour faire le ménage et tailler le gazon.

Aki et Berlin célèbrent Baumi

Si le titre de ce texte vous paraît obscur, c’est que son nom à lui ne vous dira certainement rien. Et pourtant c'est à lui que nous devons certains des plus beaux films de ces trente dernières années. Karl Baumgartner, surnommé Baumi pour tous dans le petit milieu du cinéma, a reçu hier le Berlinale Camera Award des mains du directeur du festival. Né en Italie en 1949, double national Italien et Allemand, il a fondé en 1982 la société de production Pandora films – et de nombreuses autres sociétés qu’il pilote à distance. Grand cinéphile et grand voyageur, cet amateur de cigares et de cinéma a donné leur chance à un nombre impressionnant de cinéastes majeurs. De Jim Jarmusch à Jane Campion en passant par Leos Carax, Kim Ki-Duk, Sam Garbarski, Bent Hamer, Ira Folman, Claire Denis, Pablo Trapero, Gianni Amelio, Amos Gitai ou Chen Kaige, il a produit, distribué et accompagné leurs carrières depuis leurs débuts. Voilà pourquoi, hier après-midi, à Berlin, une salle bondée d’amis cinéastes (comme Emir Kusturica, Fatih Akin, Rafi Pitts), producteurs (comme Paulo Branco, Keith Griffith ou Jeremy Thomas), programmateurs, journalistes ou cinéphiles sont venus lui rendre hommage.

C’est le Finlandais Aki Kaurismäki (dont Baumi a produit presque tous les films) qui a prononcé un petit discours, une sorte de portrait psychanalytique bidon plein d’humour et de respect. Et c’est Baumi qui s’est exprimé, ensuite. Emu par cet hommage, amaigri, souriant malgré la souffrance évidente, il n’a pas caché sa maladie. Et tout le monde savait, à ce moment-là, qu’un des plus grands hommes du cinéma d’auteur indépendant était en train de s’en aller. De quitter la scène. Debout, et avec le sourire, comme il se doit. Un grand moment d’émotion – de cinéma.

La Berlinale s’ouvre vers l’Est

L’ouverture de la 64ème édition de la Berlinale, hier soir, était exceptionnelle à plus d’un titre. Pour une fois il ne pleuvait pas et ne neigeait pas non plus. Il faisait une température tellement printanière que la présentatrice de la cérémonie a finement remarqué qu’il ne manquait plus que la plage. Exceptionnelle car les discours politiques – habituellement un peu trop longs, convenus et souvent fastidieux – se sont limités à celui de la nouvelle ministre de la Culture, Monika Grütters, qui se prêtait pour la première fois au jeu, avec charme, brio et fermeté. Le maire de la ville de Berlin, quant à lui, s’était excusé. Exceptionnelle enfin par l’extraordinaire plateau de vedettes qui était assises dans le Berlinale Palast. En particulier John Hurt, Julian Schnabel et le casting d’enfer du nouveau film de Wes Anderson – The Grand Budapest Hotel – au grand complet: Ralph Fiennes, Adrien Brody, Willem Dafoe, Jeff Goldblum, Tilda Swinton, Léa Seydoux et Bill Murray. Il ne manquait à l’appel que F. Murray Abraham et Mathieu Amalric. Donc après une bonne heure de cérémonie d’ouverture, en grande verve, Dieter Kosslick – le directeur depuis 13 ans de la manifestation – a annoncé l’ouverture du Festival et la projection du film – le premier en compétition – a pu commencer.

En fait, The Grand Budapest Hotel aurait presque pu servir de film d’ouverture des Jeux olympiques de Sotchi, tant il est chaotique, baroque, et orienté vers les neiges de l’Est… Dans un immense capharnaüm architectural, narratif et esthétique, ce récit fantaisiste inspiré de Stefan Zweig nous emmène dans une petite ville thermale et station de ski de la république de Zubrowska – à chercher quelque part entre Bordurie et Syldavie – et évoque furieusement les années 30 et son cinéma, la tradition des serials aux rebondissements multiples, et un monde à la Tintin. Course poursuite d’un concierge d’hôtel (M. Gustave) qui tente de préserver l’héritage d’une vieille veuve richissime, le film est un hommage à l’époque révolue des Grands Hôtels de prestige, où chacun se sentait toujours à la maison. Véritable catalogue d’architectures d’époque – avec un clin d’œil aux rénovations malheureuses des années 70, The Grand Budapest Hôtel nous emmène à la recherche d’un temps révolu, d’un bonheur passé où l’aventure avec un grand A dictait sa loi. Et même si ce n’est peut-être pas le plus intense des films de Wes Anderson, il est, certainement, le plus fabuleux.