Les Anglais à Venise (ou quand les Arméniens et Pasolini parlent anglais)

Pendant que l'anglais devient un problème dans l'enseignement de l'allemand dans notre pays, cette langue pose aussi problème au cinéma. A Venise, le grand film du cinéaste allemand d'origine turque Fatih Akin en est un parfait exemple. Film épique consacré au génocide arménien, The Cut raconte le destin singulier de Nazareth, un forgeron, pris dans le tourbillon de la guerre, des massacres, de la perte et du deuil. Le film se divise en deux partie: la pénible marche pour la survie de Nazareth jusqu’au jour où il apprend que ses deux filles ont survécu au génocide ; puis la quête à la recherche de ses deux filles survivantes, à travers le Liban, Cuba et le Dakota du Nord. Entre western et mélodrame, le film de y Fatih Akin pose un problème, majeur, pour une œuvre d'un poids historique et symbolique si grand : Le miraculé dans la tourmente, l'arménien Nazareth, passe son temps à parler… anglais! Les turcs parlent turc, les arabes arabe, les anglais… Anglais, et les arméniens aussi. Étrange, et particulièrement gênant pour un film qui se veut politiquement très correct.

Comme plusieurs journalistes ont écrit de façon critique à ce propos, le service de presse du film s’est fendu (bien après la projection) d’un communiqué pour dire que les parties en anglais du film seraient, bien sûr, doublées en arménien véritable lors de sa sortie. Mais pourquoi diable, alors, l’avoir ainsi présenté à la presse, au public et au jury officiel de Venise ?

Autre curiosité (linguistique, mais pas seulement), c’est le film de l’italo-américain Abel Ferrara sur Pasolini, avec Willem Dafoe dans le rôle titre. C’est vrai que Dafoe a la gueule de l’emploi et qu’il fait un Pasolini tout ce qu’il y a de crédible. Sauf que même s’il vit aujourd’hui à Rome il ne parle pas encore un parfait Italien. Résultat, dans le film, Ferrara choisit d’y aller franchement et de mélanger les langues. Dafoe parle Anglais, sauf quand il se met à parler italien avec un fort accent. Les acteurs italiens, eux, parlent Italien, sauf quand ils se mettent, pour une raison ou une autre, à parler anglais. Et Maria de Medeiros qui comme son nom l’indique est d’origine portugaise et incarne dans le film l’actrice italienne (grande amie du poète) Laura Betti, eh bien, elle parle anglais aussi. Ce mélange apparemment incohérent d’idiomes divers ouvre une sorte de monde parallèle qui nous rappelle en permanence que nous sommes dans une fiction qui cherche – d’ailleurs assez élégamment – à évoquer la mémoire du grand cinéaste, poète et écrivain Pier Paolo Pasolini. Dans cette mise à distance, on finit par se ficher des langues et on assume que ces superpositions apportent à leur tour une forme de poésie à ce film étonnant, concis, ramassé, qui semble passer trop vite – ce qui, je vous l’assure, est un miracle au cinéma au cours d’un festival comme celui-ci.

Frédéric Maire

Frédéric Maire est directeur de la Cinémathèque suisse. Journaliste et réalisateur, il a co-fondé le club de cinéma pour enfants La Lanterne Magique en 1992 et dirigé le Festival international du Film de Locarno de 2005 à 2009.