La Mafia et Berlusconi s’invitent à Venise

Deux films se sont rencontrés à Venise qui éclairent, sans le vouloir, le même moment clé de l’histoire récente de l’Italie, à savoir la naissance et l’ascension fulgurante du parti de Silvio Berlusconi, Forza Italia. Les deux films, chacun à sa manière, évoque celle qu’on a appelé «la trattativa» (la convention) passée entre les différentes mafias italiennes et Forza Italia afin de prendre le pouvoir en Italie et garantir à ces organisations criminelles un certain calme dans ses activités. Le premier film, La Trattativa, est un mélange de fiction et de documentaire signé par la cinéaste et humoriste Sabina Guzzanti qui retrace pas à pas, avec force documents et témoignages, toutes les étapes qui ont mené à cette convention. Le deuxième film, Belluscone, Una storia siciliana, est aussi une sorte de fiction documentaire passablement chaotique signée par le cinéaste Franco Maresco (ancien compère de Daniele Ciprí) qui part de cette «trattativa», un véritable secret de polichinelle, et dessine ce qui s’est passé ensuite… Introduisant notamment le personnage haut en couleur de Ciccio Mira, imprésario de chanteurs locaux dits «néomélodiques» mêlé à toutes les turpitudes politico-mafieuse de Palerme et environs.

En gros, pour faire simple, résumons la thèse des cinéastes. Au moment où la justice à fait tomber peu à peu tout l’édifice construit par la toute puissante Démocratie chrétienne, le Parti socialiste de Bettino Craxi, la loge P2, et toute ses ramifications d’extrême droite, le pays s’est retrouvé sans véritable pouvoir crédible à droite ou au centre-droit pour contrer l’hydre communiste… Et la Mafia, grande alliée de la Démocratie chrétienne, n’avait plus d’alliés dans le pouvoir politique. Pire : le maxi-procès initié par les juges du pool Anti-mafia et l’arrestation du parrain Toto Riina commencent  à gêner fortement l’organisation criminelle.

En 1992, comme pour marquer le territoire et écarter le danger, la Mafia exécute coup sur coup le juge Giovanni Falcone et son successeur Paolo Borsellino. Parallèlement, Cosa Nostra s’approche de petits partis régionalistes (des sortes de Lega du Sud) qui naissent un peu partout entre Naples et Catane. Parallèlement, un homme providentiel, le sénateur Marcello dell’Utri (depuis condamné à 7 ans de prison pour association mafieuse et, sauf erreur, en prison à Parme) a l’idée géniale de convaincre les mafias à s’allier avec un entrepreneur du Nord devenu manitou des médias privés, Silvio Berlusconi. Ce même Berlusconi qui s’est toujours refusé de dire ou il avait trouvé les dizaines de millions qui lui ont permis de bâtir son empire immobilier (Milano 2), mais on s’en doute… Donc voilà que se dessine cette «trattativa» qui va garantir à Silvio le soutien inconditionnel du Sud à son parti. Et c’est grâce à ces voix, notamment en Sicile, qu’il a pu très tôt prendre le pouvoir au parlement. Alors que, sur le plan de la justice, toutes les initiatives du groupe Anti-mafia de feu Falcone et Borsellino ont été soigneusement muselées.

Des films donc extrêmement instructifs… Qui font échos à un troisième film réalisé en 1976 par Elio Petri : Todo Modo, dont une version restaurée a été aussi présentée à la Mostra cette année. Un film qui met en scène la retraite «spirituelle» de la crème du pouvoir politique italien et décrit – à travers une série de meurtres au sein de la communauté politique – les combines et turpitudes de ce que l’on comprend comme l’alliance de la Démocratie chrétienne, de l’Eglise et de la Mafia afin d’éviter de devoir se rapprocher de l’ennemi de toujours, le Parti communiste, selon le projet dit de «compromis historique» souhaité par Berlinguer. Avec Marcello Mastroianni dans le rôle d’un Jésuite manipulateur, Michel Piccoli dans celui de Giulio Andreotti et Gian Maria Volontè dans celui d’Aldo Moro (impressionnant de vérité), ce film prophétique a malheureusement été, lui aussi, soigneusement muselé. Et il résonne aujourd’hui avec une force exceptionnelle.

Frédéric Maire

Frédéric Maire est directeur de la Cinémathèque suisse. Journaliste et réalisateur, il a co-fondé le club de cinéma pour enfants La Lanterne Magique en 1992 et dirigé le Festival international du Film de Locarno de 2005 à 2009.