Scandale à la police cantonale genevoise. Mise en abîme

« Une vaste affaire de corruption éclabousse la police genevoise » titrait RTS info le 8 avril passé, relayant en cela les « agissements probables » … « d’une vingtaine d’agents ». Affaire révélée plus avant par le GHI du samedi 6 avril 2019.

D’ordinaire, je ne commente pas les procédures en cours. Sauf que là, le passé me rattrape. Et ces questions, que j’essuie maintenant chaque jour, y compris de la part de nombreux policiers.

Pensez-vous que ce sont des personnes que vous avez formées ?

– Je le crains, ayant dispensé trois cours de base et continus* neuf ans durant sans interruption au sein de la Police cantonale genevoise jusqu’en août 2013. Considérant les années de pratique des uns et des autres, probablement que plusieurs** d’entre eux ont suivi mes enseignements.

Comment expliquez-vous cela ?

– L’ancien policier français Éric Yung le résume très bien dans son livre « La tentation de l’ombre » ***. Chaque profession couve son ombre. Ce qui est particulier avec la police, c’est qu’elle est nôtre. Nous la côtoyons au quotidien, la rémunérons, la dotons de pouvoirs exceptionnels et la plébiscitons.

Cette affaire supposée impliquant des policiers genevois cantonaux et municipaux vous étonne-t-elle ?

– Non.

Par le passé, ces types de corruptions, accompagnés d’actes violents, étaient encore plus fréquents.

L’instauration du Brevet fédéral en 2004 avec son module obligatoire (sur quatre module au total, ndlr) « Éthique et Droits de l’Homme » a facilité l’énonciation des problèmes et a permis de déconstruire les mécanismes sournois et informels qui régissaient les rapports de virilité et de compétition dans plusieurs corps armés de sanction et d’ordre. Les sociologues ont largement étudié ces aliénations qu’ils nomment : sous-culture policière. Plus récemment, le travail de thèse de David Pichonnaz, publié en mai 2017 et intitulé « Devenirs policiers », rapporte aussi les dilemmes complexes auxquels sont confrontés les futurs agents de police.

Pouvait-on l’éviter ?

– Non. Mais, l’amortir, oui.

C’est comme imaginer que la prévention routière nous épargnerait des accidents. Certainement pas, par contre l’information et la prévention réduisent le nombre, l’étendue et leur gravité. Plus que de limiter les effets collatéraux, je préconise depuis 2007, à toutes les corporations avec lesquelles je travaille, l’étude et la reconnaissance des erreurs à l’interne afin d’en traiter les failles et d’éviter les dégénérescences.

Critiquer l’organisation épargne l’individu

Rien ne sert de former en continu si l’organisation, par sa hiérarchie, ne propose pas des espaces de vidage. C’est la condition pour détecter les erreurs, avant qu’elles ne deviennent des fautes plus graves avec leurs engrenages corruptifs et leurs infractions pénales.

Et, c’est précisément ce que j’ai proposé le 30 août 2013 au Conseiller d’État de la République et canton de Genève en charge de la sécurité, Monsieur Pierre Maudet. Préalablement nous nous étions rencontrés le 11 juillet 2013 dans son bureau. Il m’avait alors évoqué la maladie dont était rongée sa police. Je l’avais corrigé, lui rappelant que « notre » police était composée de personnes d’exception mais que les flux organiques de l’institution étaient, en effet, bouchés. Je lui ai alors proposé d’établir une radiographie précise de l’état de santé du Corps cantonal de police.

Le ministre en question m’a répondu deux mois plus tard, le 7 novembre 2013. Il m’a remercié « pour cette offre qui détaille bien le processus proposé » mais m’a précisé ne pas disposer de budget pour une telle démarche. Pour moi et mes partenaires policiers experts intervenants genevois c’était inconcevable de ne pas vouloir investir une somme estimée à CHF 65’000.- – pour un Check-up indispensable, connaissant par ailleurs les autres dépenses courantes.

Je l’ai relancé, toujours par écrit, le 11 novembre 2013, lui rappelant l’importance de pointer les défaillances que nous avions repérées durant neuf années d’exercice. J’ai précisé que ce diagnostic respecterait l’absolue confidentialité des personnes et devait se faire avant l’introduction de la nouvelle Loi sur la police (projet présenté à la presse le 12 juin 2013) sans quoi je craignais de fortes oppositions des membres du Corps de police lui-même… Je l’ai encore relancé par écrit le 12 septembre 2014.

Aucune réaction.

En automne 2016, l’ensemble du Corps était revêtu de nouveaux uniformes et de nouvelles gradations. Par contre, je ne connais pas les coûts de cette opération cosmétique.

Et la suite, vous la connaissez.

Je pourrais conclure ainsi : tant que la prescription de médicaments palliatifs fait l’économie d’un vrai Check-up médical et d’un examen préventif, les maux et leurs causes persisteront.

* comme responsable du cours initial et concepteur des examens tests et éliminatoires en Droits humains ; responsable des analyses de pratique des policiers après six ans de service ; formateur du cours comportemental, résolution des problèmes et déontologie professionnelle en faveur des policiers après douze années d’exercice. Les formations continues dont j’avais la responsabilité introduisaient et légitimaient le Diplôme supérieur fédéral de policier. Mon postulat et mes dispenses ont été auditées, accréditées et validées (mention excellente) par l’Institut Suisse de Police.

** jusqu’en juillet 2013 j’étais intervenu en faveur de 26 classes de polices cantonale et municipale genevoises. Ce qui correspondait à environ 750 aspirant-e-s. Plus environ 1’250 agent-e-s confirmés de la Police cantonale genevoise en formation continue comportementale.

*** le cherche midi éditeur. 1999

Délit de faciès : l’enlisement policier

Une demi génération au moins, c’est le retard qu’accuse la Police de Lausanne et d’autres dans l’exercice opportun de l’interpellation et dans l’application du moyen discrétionnaire lors des contrôles de personnes. C’est un déficit dommageable sachant que ces polices, principalement urbaines, doivent se positionner puis intégrer partiellement ou totalement les nouvelles sciences et modus operandi génétiques, prédictifs et autres méthodes d’anticipation et de robotisation. Il y a lieu de parier qu’elles resteront à la traîne encore une ou deux décennies.

Les conséquences sont connues : agents de terrain frustrés et désabusés, statistiques remodelées à la veille des élections, hiérarchies qui se couvrent et se recouvrent d’insignifiance.

L’excellent reportage de Shyaka Kagame et Gabriel Tejedor diffusé par Temps Présent RTS le 27 septembre passé (2018) révèle avec finesse et intelligence la problématique du délit de faciès et l’incapacité policière à la résoudre.

Discriminations persistantes au sein de plusieurs polices

Nombreux sont les intervenant-e-s externes qui ont constaté puis dénoncé publiquement une détérioration des pratiques d’interpellation et une augmentation des discriminations raciales depuis 2015, après s’être réjouis d’une accalmie liée à l’introduction du Brevet fédéral de policier dès 2004. Voir mon opinion publiée par Le Temps le 17 avril 2018.

La clairvoyance du policier courageux

Dans ce reportage, nous découvrons un – jeune ex – policier qui témoigne à visage découvert. Son diagnostic ne souffre d’aucune subjectivité. Il est le reflet des dizaines de policières et policiers que je croise chaque semaine et qui, pour diverses raisons, n’osent ou ne peuvent pas s’exprimer. Ils le feront, me rassurent-ils, une fois libérés du métier trompe-l’oeil.

Ce seul témoignage suffit par sa qualité argumentative.

Néanmoins, on peut regretter que ses anciens pairs aient oublié que la parole libérée reste l’arme la plus efficace du policier.

Articles de lois contre la discrimination raciale et professionnelle

Journalisme bafoué = “policisme” raté

Que c’est dur pour un policier formaté et encaserné dans sa tête de saisir l’orientation et la destination journalistiques, de piger que la mission du journaliste poursuit le même but démocratique que la sienne.

(2 minutes de lecture – le féminin est compris dans le texte)

Oh que c’est dur pour cette frange de policiers, ou de gendarmes en la circonstance, d’œuvrer à la circulation des liens de société et non à leur restriction. Car ceux-ci entretiennent toujours la même confusion professionnelle. Telle une distorsion qui puise ses racines dans une formation déformée, des instructions de défiance, de confrontation et de guerre ouverte.

L’inversion du sens professionnel

C’est cette confusion qui induit, par exemple, certains policiers à traquer de façon compulsive les contrevenants de la route. Sans même comprendre que la sécurité routière consiste avant tout à libérer les flux de mobilité en faveur du plus grand nombre et non à s’acharner sur la minorité d’automobilistes fautifs. Tous les automobilistes sont fautifs un jour ou l’autre (je ne parle pas des chauffards). Les gendarmes n’y échappent pas non plus. Ne pas discerner le sens, le rôle et la finalité d’une contravention dans ce qu’elle permet de résoudre le problème, de libérer la rue, de réduire les entraves du trafic et surtout de prévenir les accidents trouble la vision et la mission première du policier.

On ne peut pas orienter son action sur le défaut, l’erreur ou la faute. De telles méprises intervertissent le référencement professionnel des policiers. Cette inversion de sens professionnel est d’ailleurs l’une des causes de démotivation et de frustration pour plusieurs d’entre eux. Ces derniers s’imaginent parfois devoir sauver le monde : “Seuls contre tous !” ou “Sommes le dernier rempart !”. Des expressions que j’entends encore dans des formations continues.

Agir pour ou contre ?

Malheureusement, ils sont trop nombreux les policiers qui agissent contre au lieu d’agir pour.

De dé-formation en déformation, des règles de la route à celles de l’audition, l’inclinaison de la basse besogne en piège plus d’un. Et finalement, ils convoquent et interrogent la journaliste du quotidien Le Temps de la pire manière qui soit. Ces faits ce sont produits le dimanche 12 novembre passé (2017) à Briançon dans le département des Hautes-Alpes en France. Que l’on ne vienne pas me dire qu’il s’agisse d’une exception. Chaque semaine de tels comportements me sont rapportés par d’autres policiers, désemparés. Je reconnais là l’esprit conquérant et discriminant qui pousse les mauvais flics à outrepasser leur cadre professionnel. En l’espèce, il y aurait eu grave atteinte à la sphère privée, fausse évocation des motifs de convocation et d’audition et, enfin, intimidation.

De tels manquements professionnels sont nuisibles à notre démocratie et par conséquent au développement de nos polices.

Lire l’édito de Stéphane Benoit-Godet, rédacteur en chef du quotidien Le Temps

Lire l’Avis d’expert du 13 octobre 2015 : Policier et journaliste: même combat ?

 

 

 

 

 

Briser les tabous !

… dans quelque milieu institutionnel que ce soit.

C’est l’intrinsèque nature des institutions que de distordre le rapport humain, de l’enfouir sous les justifications administratives, logistiques et hiérarchiques. Comme autant de prétextes qui font place au silence et à la résignation. Le phénomène est connu. Il court depuis l’origine de nos conquêtes.

(2 minutes de lecture – le féminin est compris dans le texte)

Le sujet de Caroline Christinaz, du quotidien Le Temps, publié le 7 septembre 2017, est excellent parce qu’il enfonce le clou.

L’article en question :

Violences obstétricales : les femmes percent le tabou

“Le débat se ravive autour de pratiques exercées en milieu hospitalier notamment sur des femmes sous anesthésie. Les étudiants témoignent, certaines femmes dénoncent…”

Il enfonce le clou alors que tout semble aller pour le mieux.

Nos routes sont sûres, les prises en charge médicales suisses et voisines les meilleures du monde, nos maisons de retraite très bien dotées, nos prisons frisent le luxe…, nos édilités performantes et nos polices plébiscitées. Mais, se pose-t-on une seule fois la question du pourquoi ?

Nos institutions sont faites pour être critiquées

L’institution est ce contenant moral qui accueille nos compétences et nos diversités individuelles comme autant de contenus mobilisés en vue de l’accomplissement d’une prestation. En critiquer l’organisation interne revient à en épargner les individus, en deçà des infractions. Leur permettre à ces individus de se former, de se corriger et de progresser. Ne rien faire c’est encourir le risque d’une dégradation qui se répandra, à coup sûr, sur les “Une-s” des médias et dans l’achèvement de quelques réputations personnelles. Ces seules raisons devraient nous inviter à maintenir la pression pour que nos rues soient toujours aussi propres alors même qu’elles surclassent les moyennes européennes; devraient nous encourager à faire la lumière sur cette problématique médicale et d’atteinte à l’intimité féminine, décrite plus haut, et qui présente tant de similitudes avec les discriminations persistantes dans certains comportements policiers. Voyez ce pharmacien qui publie sur un blog, cette étudiante qui témoigne et cet autre via une revue scientifique, sans pour autant démanteler la profession médicale. Au contraire, de telles critiques favorisent les évolutions institutionnelles et épargnent les individus dans leurs quêtes du bien-être.

Le seul mot “discriminations” fait encore bondir nos corporations de police. Et pourtant, elles n ‘ont pas à craindre la mise à jour de ces tabous.

Seul le déni peut salir leur profession.