La formation policière ne doit plus être seulement l’école des gros bras

Nombre de policiers exercent une fonction qui n’est pas celle qu’ils s’imaginaient. Ils se sont inscrits pour «bouffer du bitume»: c’est pour cela qu’ils ont franchi les tests éliminatoires et se sont entraînés physiquement et techniquement. Or, problème, les criminalités ont muté et leurs commanditaires n’arpentent pas les rues. Ils se cachent.

C’est pourquoi je propose d’inverser les intentions politiques actuelles qui prévoient d’unifier et de centraliser les parcours de formation des tout jeunes – et malléables – aspirants. Je préconise l’élargissement des critères d’admission, la création de plusieurs voies de recrutement, la mise en place de perfectionnements continus, variés et surtout de deux filières de formation de base. Une telle multiplicité ne devrait pas nous poser problème. Notre pays a de l’expérience en matière de fédéralisme, de cohabitation des langues, des confessions, des cultures et des apprentissages.

Mis à part notre police fédérale, chargée de coordonner la lutte contre les grandes criminalités, nous comptons, pour l’heure, presque autant de polices que de cantons, d’ententes intercommunales et de villes. C’est une bonne chose, même si nous devons encore intensifier les coopérations. Toutes ces entités invitent naturellement à entrevoir plusieurs types de formation. En plus, leurs différences sont utiles pour deux raisons.

D’une part, la saine concurrence que se livrent toutes ces polices freine l’ardeur éblouissante, mais dangereuse, d’une caste policière versée dans la chorégraphie militaire. Cette frange encasernée a tendance à prendre l’état de paix pour celui de la guerre. La paix est une construction qui fait appel à la responsabilité, à la liberté des individus et surtout à une extrême patience. La paix se nourrit de dispositifs ouverts, transparents, transversaux et préventifs.

D’ailleurs, la grande majorité des prestations de police échappent à la dégénérescence du conflit armé. On ne peut donc réduire l’action policière à la tactique de combat; ce serait négliger l’importance croissante des criminalités qui se propagent dans les bureaux feutrés et empruntent les circuits informatisés, à l’abri de tout regard. La méthode guerrière est une impasse pour l’avenir de la police et surtout pour ses agents qui, en déploiement risqué, seront peu à peu, et fort heureusement, remplacés par de la robotique.

Par ailleurs, diversifier les formations permettrait d’élargir le bassin des compétences requises et de pallier le déficit du recrutement. Ce dont se plaignent justement certains états-majors et certains syndicats.

De nos jours, qu’un commandant d’école étouffe l’esprit d’initiative de ses apprenants dans des avalanches d’ordres de service et de parades moyenâgeuses, ou qu’un chef de corps se fige devant des statistiques, ils se verront aussitôt mis en confrontation avec d’autres visions politiques, d’autres dirigeants, issus d’autres milieux professionnels, d’autres corps de police, d’autres régions, d’autres cantons. De tels échanges critiques renforcent l’employabilité professionnelle – promue dans toutes les administrations publiques – et donnent la possibilité au policier peu à l’aise au sein d’une corporation d’en rejoindre une autre.

A la fin, nous bénéficions d’une pluridisciplinarité policière à même de réjouir tout biologiste qui sait pertinemment que la nature doit sa survie et ses capacités d’adaptation et de défense à la diversité de ses organismes.

Mais, pour réformer les dispositifs de formation, il nous faut distinguer les impératifs de sécurité publique de ceux liés aux tâches d’une police évolutive. En effet, courir le crime nécessite des moyens physiques. Ce que peut offrir une école professionnelle. Les diplômés obtiendront alors une carte d’agent de sécurité publique d’Etat. Il est vrai que pour produire une tactique de rue, soutenir un assaut armé et, le cas échéant, user d’armes lourdes, ces agents doivent pouvoir disposer des meilleurs équipements et des meilleures technologies possible.

Pour enquêter jusqu’aux sources des maux des trafics de toutes espèces, remonter les filières mafieuses, déjouer leurs ramifications, il faut savoir appréhender les nouvelles formes de criminalité actives dans les domaines financier, numérique et génétique –, et Dieu sait s’il y a urgence à combler les retards – analyser, dresser des rapports, comparer et archiver. Ces candidats, quant à eux, passeront des tests de connaissances générales en sciences sociales et économiques. Ils obtiendront une carte d’agent de police d’Etat. Pour eux, il ne sera pas nécessaire de fréquenter, des centaines d’heures durant, les salles de musculation.

Une première voie pour celles et ceux qui veulent s’extraire de leurs postes, se rendre visibles et rassurer la population; et une deuxième voie, accueillant des profils variés, tous âges confondus, y compris des personnes avec un handicap physique, pour déjouer les complots cachés du crime.

Les droits humains sont la légitimité du policier

Quand on me demande pourquoi je consacre autant de temps à la police, j’explique que la police d’un Etat de droit est la pièce de voûte de l’édifice démocratique. Mais qu’on ne s’y trompe pas, il ne suffit pas d’invoquer les forces de l’ordre pour préserver ce bien commun.

Chez nos voisins, des banlieues s’enflamment. Chez nous, des braquages s’opèrent à l’arme lourde, nos rues deviennent dangereuses et l’immigration d’Afrique du Nord nous assaille.

Est-ce que ce sont de telles situations qui auraient porté à la guerre dans le passé? Cette ultime question, nous devons nous la poser. Si nous constatons qu’il n’en est rien, nous devons alors étudier le pourquoi et le comment.

Considérant que le crime a la place qu’on veut bien lui laisser, je préfère vous raconter une histoire, ou plutôt une contre-histoire. La mienne. Celle-ci débute dans le golfe de Guinée, en Afrique, se poursuit au Proche-Orient jusqu’en Europe du Sud-Est, en passant par l’Amérique du Sud et les Grandes Antilles. Là-bas, j’ai rencontré des enfants, des femmes et des hommes, brisés; à cause des revendications de liberté et de survie qu’ils ont osé exprimer publiquement. Je me souviens, comme si c’était hier, des coups de feu, des cris, des hurlements, de la poussière. Lorsque j’enregistrais leurs témoignages, je songeais à mon village natal (fribourgeois), à mes proches et à nos rêves du jour après la nuit. Une aspiration inassouvie me serrait la gorge. Une quête qui me conduisait, de découvertes en heurts, aux abords du feu des guerres, des exactions, aux limites de l’inhumanité. Parce que l’inhumanité existe bien plus qu’on pourrait le croire et s’importe ou s’exporte, par portions, jusqu’ici, à Lausanne, ici, à Berlin, ici, à Amiens. Plusieurs de mes partenaires locaux ont été arrêtés, quelques-uns retrouvés traumatisés et défigurés sous la torture, d’autres portés disparus. Leurs bourreaux étaient tous des agents d’Etat, policiers ou militaires, parfois les deux en un; des voyous organisés. Une soldatesque dressée en caserne d’isolement et condamnée, pour en sortir, à commettre l’innommable, sans autre mot d’ordre que la prise du pouvoir des premiers sur les autres. Ces agents portaient – et portent toujours – le même type d’uniformes que nos policiers et disposent, pour la plupart, des mêmes outils de travail. Sans changer mon fusil d’épaule – on n’échappe pas à sa lignée d’ancêtres officiers mercenaires suisses ayant servi nations et royaumes étrangers des siècles durant –, j’ai compris alors que cette puissante malversation corporative deviendrait le mobile de mes futurs combats de vie. Et, depuis, je n’ai cessé d’arpenter les écoles militaires et surtout de police.

Parce que toute pratique excessive peut engloutir l’être si elle n’est pas réfléchie, j’ai voulu comprendre l’action policière, avec soin et précision, dénicher le moindre motif inavouable, saisir à bras-le-corps cette fonction et surtout examiner pourquoi elle s’exerce de façon très différente d’un point à l’autre du globe. En effet, si on analyse de près les mécanismes institutionnels qui peuvent conduire un agent d’Etat policier à commettre des exactions, on découvre d’abord la vulnérabilité de l’être ayant rencontré des difficultés dans sa sphère privée. Puis apparaissent la nature de l’entraînement subi et les privations de sommeil, les menaces et sévices qui annihilent le sens critique de l’individu. Comme si le monde se refermait sur lui. La réalité devient celle qu’on lui impose. Autant d’oppressions qui couchent n’importe qui d’entre nous devant plus musclé que soi et vous contraignent à reproduire toutes les compromissions qui vous garantiront une bonne place dans la pyramide des avancements et des grades de l’organisation pervertie. Tous les ingrédients sont alors réunis pour vous vêtir d’une carapace… autorisant l’affrontement violent plutôt que la résolution des problèmes. C’est connu, la coquille solide contient le cœur mou.

En situation de paix, sous nos latitudes, le policier est garant des droits humains, proclamés et convention- nés internationalement par l’Etat de droit qu’il représente. Dieu merci. Aucun autre agent d’Etat, plus que le policier, dans la réalité des opérations concrètes, dans la réalité de nos jours et de nos rues, ne détient si ouvertement le précieux constituant. Les droits humains sont donc la légitimité du policier et, en quelque sorte, ses vitamines. Ils ne se voient pas. Ils ne s’affichent pas dans les actions de maintien de l’ordre, dans les gardes à vue, les auditions et… font sourire en formation continue. Mais ils tiennent le corps policier en santé démocratique. Imaginons… imaginons, un seul instant, ce que deviendraient tous ces corps physiques et institutionnels s’ils souffraient de carences vitaminées… corps décharnés, décalcifiés, compensant leur manque de confiance avec toutes sortes de stéroïdes anabolisants… Imaginons: les circuits sanguins bouchés, embolies, thromboses et j’en passe. Imaginons encore le désastre des agents dopés, caméras greffées sur le front, sans discernement, sans valeurs ni références, machines à intervenir, à trancher; robotisés. Imaginons enfin l’édifice étatique, encouragé par la vindicte populaire, se séparant de ses droits, pierre par pierre, jour après jour, sans trop s’en rendre compte, stimulé par les peurs galopantes des incivilités, de l’insécurité, triant, alignant et débauchant les orientations culturelles, les revendications, les critiques.

Le corps social tient tout du corps humain biologique, à une autre échelle. L’un comme l’autre sont mortels. L’un comme l’autre sont agressés de l’extérieur. L’un comme l’autre se sentent impuissants face à l’accident, à la maladie, au cancer imprévu et foudroyant. L’un comme l’autre ne parviendront pas à franchir les obstacles de la vie sans la collaboration pluridisciplinaire (mon père a été guéri par un médecin dont il ignorait tout de ses savoirs). Il y a donc cet apprentissage du corps intérieur au sein du corps extérieur. Il y a nos anticorps qui nous épargnent du temps à vieillir pour découvrir que la force physique est aléatoire, que les intentions ne suffisent pas. Il y a ce mystère qu’est la vie, cette mortalité qui nous tient debout et nous invite à la résolution chaque matin, dans l’idée d’un meilleur recommencement. Sans ces contraintes de vie, sans cette fragilité existentielle, aurions-nous le courage de vaincre les problèmes, aurions-nous l’idée et la volonté de dresser des projets de bien public, de combattre l’abus de pouvoir? Certainement pas. A quoi bon?

La démocratie subsiste parce qu’elle est sensible, parce que les agressions développent son immunité et l’empêchent de sombrer dans la facilité et, pire, de se soumettre aux idéologies évanescentes de quelques justiciers improvisateurs. Quant à la police d’Etat, elle n’échappe pas non plus à cette règle de vie. Dotée d’exceptionnels attributs de coercition et d’investigation, notre police mettrait en danger sa santé constitutive si elle ne maîtrisait pas de tels pouvoirs. La proportionnalité et la non-discrimination négative sont ses maîtrises. Elles sont fondées sur l’existence même des droits humains. Ce sont des facultés vitales qui reposent sur l’intelligence et le comportement responsable du policier, nécessitant de sa part une grande dextérité et un discernement sans cesse renouvelé. Et c’est là toute la distinction faite d’avec les salopards évoqués plus haut. Cultive-t-on assez cette différence pour empêcher toute dérive?

Ne nous laissons pas tromper par les apparences. Veillons à ce que nos polices interviennent avec force et détermination dans la lutte contre les criminalités, y compris usant des moyens techniques les plus évolués, mais sans jamais – ô combien jamais! – négliger les vitamines qui renforcent tout corps démocratique: les droits humains!

Violences: qui est responsable ?

Depuis toutes ces années que j’analyse les pratiques des policiers, aux côtés de ces derniers, je n’ai jamais été autant questionné par le public. A l’image des actionnaires d’une société, la leur, nombre de citoyens ne comprennent pas grand-chose de ce que leurs policiers tentent d’exprimer aujourd’hui.

Les policiers revendiquent beaucoup. Mais qu’ont-ils à nous dire pour nous rassurer, si possible de façon constructive ?

Les policiers se plaignent d’être toujours plus victimes de violences, ce qu’on ne peut nier. C’est grave. Mes interlocuteurs, victimes de vols à la tire, de cambriolages et de violences physiques, me disent l’être tout autant, si ce n’est plus et, chronologiquement, subissent ces méfaits avant les policiers. Ils me disent aussi ne pas avoir choisi d’être confrontés à ces violences et qu’ils ne bénéficient pas de centaines d’heures d’entraînement intensif pour se défendre.

Il y a donc un malentendu. Un décalage: c’est comme l’ouvrier de la construction qui perd définitivement son collègue dans un accident de travail. On ne sait pas quoi dire contre le job, contre les mesures de sécurité, contre les conditions de travail, contre l’employeur, contre tout le monde.

On cherche un responsable.

Vaincre le danger professionnel ne se commande pas. «Moi, j’ai choisi ce métier parce que ça bouge et ça bagarre», me confiait encore récemment un aspirant policier suisse. De Saint-Gall à Genève, les polices sont agitées tout autant que l’est la société. Alors, pourraient-elles répondre par un message de paix et d’assurance ? Il semble que non. Les polices n’ont pas été formées pour cela. Malheureusement.

Longtemps, j’espérais entendre une voix policière forte qui puisse nous rappeler le fondement et la légitimité de son rôle de gardien de la paix, qui puisse nous rassurer quant à sa volonté d’obéir à l’autorité démocratique, suivant en cela son propre choix et son assermentation. Bref, une parole qui innove plus qu’elle ne se lamente. J’espérais entendre les voix des victimes portées et soutenues par celles des policiers. J’espérais, toujours, voir naître des démonstrations et des réalisations concrètes, dans la forme et le contenu, comme n’importe quelle entreprise qui se trouverait en difficulté. Or je n’ai droit, comme nous tous, qu’à des plaintes et des complaintes.

Pourquoi la forme ? Tout changement n’est visible que sur le terrain, à l’intersection des besoins des citoyens et des besoins des policiers. C’est précisément à ce point de rencontre, concret, que toute transformation s’incarne. Je peux évoquer l’exemple du service de radio-oncologie du CHUV à Lausanne, qui a repensé et redessiné l’aménagement de ses locaux d’accueil. Et son directeur de préciser que les apports des artistes, architectes et autres maîtres d’œuvre dans l’accomplissement de ce qui est, aujourd’hui, incontestablement, une amélioration notoire des conditions de travail, ont été déterminants. J’y songe souvent à la vue de certains locaux de police, misérables, sans aménagement convivial, aux enseignes illisibles et effacées par le temps. Quelle image et quelle volonté de changement de tels conteneurs figés dans le passé traduisent-ils ?

Et le contenu ? Une caste par trop préservée, repliée sur ellemême, trop hiérarchisée, trop militarisée, vous répondra que l’on ne peut pas comprendre parce que nous ne menottons pas des voyous tous les jours. Non seulement c’est faux, l’attache des défaillances sociales est aussi l’affaire de milliers de travailleurs sociaux, d’enseignants, d’huissiers, de secouristes, d’infirmiers et j’en passe, mais cela reviendrait à dire que les branches de l’arbre ne se souviendraient plus de leur tronc… Les missions de police, ce sont les branches, celles que nous avons conçues pour notre service et notre protection. Nous, citoyens, policiers ou non, sommes le tronc. Que l’on ne nous fasse pas croire que l’on résout les conflits institutionnels ni qu’on oriente et dirige une police avec des menottes.

Là où l’on peut rejoindre les préoccupations des policiers comme étant les nôtres, c’est dans le constat que nous faisons, autant qu’eux, des dégénérescences sociales et des hostilités ouvertes et agitées des auteurs de violences. Violences qui expriment des malaises, pire, des vengeances ou l’appât de gains faciles, comme autant de défiances de l’ordre public. Dès lors, que faut-il comprendre quand des policiers narguent et défient leurs propres autorités, et par conséquent, leur employeur, l’Etat ?

Dans la même période, je n’ai jamais autant enregistré de témoignages de policiers, en lentes et tragiques repentances, pas fiers du tout de leurs actes violents et démesurés contre des personnes interpellées dans un passé plus ou moins proche. On imagine bien que de tels antécédents, qui pèsent lourd dans les conscien-
ces, ne puissent pas donner au policier confiance en l’avenir.

Il faut d’abord se remettre en question. Négliger ce mérite professionnel qu’est l’introspection, c’est mettre une barrière à toute réforme, perçue comme une menace. Il est donc nécessaire, et ce avec la plus grande rigueur, de considérer toute l’épaisseur des violences, d’où qu’elles viennent. Car elles se conjuguent, se confondent et finissent toutes, les unes comme les autres, dans le néant. L’exemple doit être donné par nous tous dans le contenu, mais aussi dans le contenant.

Nous, les civils, pouvons – et même devons – nous rapprocher et soutenir nos corporations policières, leur offrir nos critiques et nos compétences; exiger l’élargissement des conditions de recrutement, intervenir dans les formations pour empêcher les manipulations d’instructeurs techniques d’ancienne garde et construire des passerelles transdisciplinaires.

Eux, les policiers, peuvent mieux nous accueillir, ouvrir leurs compétences au public, communiquer plus proactivement et plus efficacement. L’isolement corporatif et son droit coutumier constituent la gangrène de l’innovation.

Le responsable est trouvé. Il se cache dans notre incapacité à changer et à innover.

Comment rendre au policier le goût de son métier

Les forces de sécurité publiques sont mal en point: elles font face à une hausse de la violence, à la difficulté de recruter ainsi qu’à la contestation de leur légitimité. De plus, la plupart des tentatives de réforme échouent car elles ne prennent pas en compte l’essentiel: le policier lui-même.

Les polices suisses, les unes après les autres, se réforment. Elles adaptent leur gouvernance et leurs moyens de lutte pour faire face aux multiples formes criminelles, ressenties ou réelles, mais aussi pour assumer les nouvelles exigences de gestion d’entreprise qui leur incombent.

Elles font face à trois problèmes largement évoqués dans les médias ces derniers temps:

  • l’apparition de violences publiques insoupçonnées, pas vraiment nouvelles, mais inquiétantes et pouvant déboucher sur des dégénérescences sociales
  • la difficulté de recruter
  • le rapport au pouvoir judiciaire vécu par plusieurs policières et policiers de terrain comme un obstacle supplémentaire à leur travail, notamment depuis l’introduction du nouveau code de procédure pénale.

L’introduction du nouveau code de procédure pénale démontre la nécessité pour le policier de faire évoluer ses pratiques

Pour affronter le premier problème, les polices disposent du pouvoir de coercition, à ce jour, heureusement, intact. Pour le deuxième, les polices tentent d’élargir leurs critères d’admission et sondent les milieux estudiantins. A ce propos, je préconise un prolongement de l’âge d’admission, sans limites, à l’exemple de la Police cantonale bernoise. Pour le troisième, l’invitation est faite au policier de développer son sens du discernement que l’on appelle dans le jargon technique policier: moyen discrétionnaire. Ce dernier est malheureusement méconnu, donc trop peu exploité. Il laisse une grande liberté d’investigation au policier, pour autant qu’il sache l’utiliser, et lui permet d’établir les faits, de monter des dossiers rigoureux à charge des personnes prévenues et, le cas échéant, de se confronter aux avocats de manière constructive.

Concernant maintenant la gestion d’entreprise de la plupart des corps de police suisses, je rencontre dans mes analyses institutionnelles deux obstacles:

  • une organisation et une logistique trop militarisées
  • une hiérarchisation pyramidale plutôt qu’elle ne résout ou concilie.

Pour des corporations civiles chargées de la préservation de la paix, ayant pour devise «servir et protéger», et confrontées aux réalités sociales, une caste militarisée ne peut que freiner l’autonomisation, les relations culturelles et les capacités d’innovation des agents. Un tel système, oppressif, ne prépare pas à l’accueil des plaignants, ni à l’interpellation des prévenus d’ailleurs, toujours mieux informés et bien plus exigeants aujourd’hui qu’hier.

Aussi, l’introduction du nouveau code de procédure pénale démontre chaque jour la nécessité pour le policier de faire évoluer ses pratiques, et ce, sans tarder. Par exemple, un gendarme qui ne fait qu’exécuter des ordres et des contre-ordres au terme d’une longue chaîne de voie de services se retrouve frustré et démotivé. Après quelques années déjà il laisse tomber ses ambitions, il renonce aux défis l’invitant à renforcer son ingéniosité, sa force de persuasion, ses facultés critiques et sa dextérité.

Ces deux obstacles empêchent nombre de policiers de douter, de résister voire de contester un collègue. L’indifférence et parfois même la compromission, conditionnées par les effets de groupe, semblent l’emporter encore trop souvent. J’observe ce phénomène dans les formations continues. J’appelle cela la surprotection personnelle. En d’autres termes, le policier risque de convenir du minimum et fera le strict nécessaire, sans plus, se détournera des civils spécialistes et ne pensera plus la protection publique comme un bien communautaire.

La surprotection personnelle pousse au retranchement et à la méfiance. Le seul moyen de franchir ce risque de «démission» sociale est la remise en question. Cela est d’autant plus vrai pour un corps très visible, uniformé et de service public.

Enfin, une institution de police qui s’appartient trop, qui peine à s’ouvrir aux compétences pluridisciplinaires extérieures et qui ne soigne pas ses fondements démocratiques comme les valeurs universelles de son action, est vite débordée. Elle souffre de non-reconnaissance et devient réfractaire à toute réforme. Les conséquences apparaissent auprès des policiers de la base dans le déni qu’ils opposent aux formations, dans le rejet des discours de la hiérarchie, qui sonnent creux. Vous aurez des policiers qui s’en prendront à leurs propres employeurs et à toutes les personnes qui osent critiques et visions. Les boucs émissaires sont alors servis sur un plateau d’argent. Si l’anticipation est abandonnée, les problèmes s’accentueront jusqu’au dépérissement professionnel.

Les réformes institutionnelles de polices sont comme de nouveaux avions qui transportent de nouvelles visions et de nouvelles idées de fonctionnement. Les policiers de la base, quant à eux, sont la piste d’atterrissage. Vous pouvez bien construire un nouvel avion, l’équiper des instruments les plus performants, le baptiser et l’inaugurer en grande pompe; il peut bien décoller, mais quand il aura épuisé ses réserves, il sera contraint d’atterrir. A ce moment-là, il sera trop tard pour vérifier les fondements de la piste d’atterrissage. Si le terrain corporatif n’est pas prêt à recevoir le nouvel engin, aussi prodigieux soit-il, le crash est assuré.

Une corporation tourmentée ne peut pas réceptionner des réformes uniquement par le haut. Sur le terrain, les comportements d’une police ancestrale se perpétueront et la gradation hiérarchique profitera toujours aux passations de pouvoir complaisantes. Enfin, le pouvoir judiciaire comme les autorités politiques seront encore perçus comme des menaces.

Agir à la racine, c’est vouloir, mais vraiment vouloir, restaurer la piste d’atterrissage.

Pour renouveler les organisations et franchir les défis policiers de demain, il faut d’abord tisser un réseau de confiance de bas en haut et de haut en bas, puis emmener l’ensemble des membres de la corporation vers une recherche d’identité professionnelle. C’est quoi la police? La police repose sur quels fondements? Comment les polices peuvent-elles réformer leurs structures si les fondations restent fragiles, si le sentiment d’insécurité guette la moindre action, si les membres ne sont pas reconnus à leur juste valeur et si les dangers profitent aux courants populistes et réducteurs? Les policières et policiers ne cèdent pas, par principe de précaution, à la facilité. Ne leur faisons pas avaler tout rond des réformes qu’ils ne digéreront pas. Aucune réforme conceptuellement structurée ne parviendra à changer les pratiques internes si elles ne sont pas d’abord examinées, avec soin. Pour ce faire, il faut créer des lieux de vidage et de ressourcement pour les collaboratrices et collaborateurs de terrain, les soulager des contraintes administratives et, enfin, supprimer toute inspection générale des services. Cette dernière superposition de police n’est pas crédible et augmente la défiance au lieu de susciter un réel engouement d’aspiration future. Réussir une réforme, c’est garantir les conditions d’atterrissage.