L’escalade vers la guerre totale n’en est apparemment qu’à ses débuts

La conférence de presse de Versailles a adopté cet après-midi un ton incroyablement belliciste dans les circonstances du moment. Avec deux tabous cependant respectés par les journalistes eux-mêmes : aucune allusion à une « guerre » économique pourtant explicitée et démonstrative, ni au risque de dérapage nucléaire plus ou moins accidentel (tout aussi tangible à ce stade).     

A propos des nouvelles sanctions et mesures européennes à prendre contre la Russie en cas de guerre prolongée : « Nous ferons tout ce qui est efficace (….), toutes les options sont ouvertes, il n’y a pas de tabou.» La longue présentation de Charles Michel, Emmanuel Macron et Ursula von der Leyen a adopté un ton ne laissant guère d’espoir sur une issue négociée dans des délais raisonnables. Les propos ont au contraire laissé une impression de surenchère durable face à un Poutine auquel l’Europe proclame vouloir imposer des sanctions économiques et diplomatiques sans limite, destinées à isoler et casser complètement la Russie. Ce n’est peut-être que de la rhétorique, mais l’on sait à quoi ce genre de bravade a pu conduire dans le passé. Quelques remarques accessoires à ce propos, tenant compte de la culpabilité indiscutable de la Russie dans cette affaire, et de la nécessité évidente d’une réponse ferme de la part des Occidentaux ( il ne s’agit pas ici d’un simple disclaimer).   

– Les appels au secours de Zelensky (zone d’exclusion aérienne) : « Soyons clair, nous ne sommes pas en guerre contre la Russie. » On a bien compris de quoi il s’agissait, mais ce n’est qu’en droit international que les livraisons d’armes n’apparaissent pas comme un acte de guerre. Sur le plan politique, il ne fait aucune doute que Poutine (qui n’est peut-être pas complètement fou) a une autre interprétation des faits. Un malentendu qui pourrait tout d’un coup s’avérer très lourd de conséquences.

– La proclamation plusieurs fois réitérée de l’appartenance de l’Ukraine à la « famille européenne », avec de nouvelles approches prometteuses s’agissant d’adhésion (portant également sur la Géorgie et la Moldavie) : de quoi rendre cette fois Poutine franc fou (et une partie des 80% de Russes qui le soutiennent encore). Est-ce bien nécessaire d’insister actuellement sur ce sujet ? La motivation des résistants ukrainiens a-t-elle besoin de cette huile ostensiblement jetée sur le feu ?    

– Le nouveau paquet de sanctions économiques en préparation : personne n’avait l’air de savoir précisément de quoi il s’agissait. Le potentiel est cependant très élevé, avec des effets prévisibles toujours plus lourds sur les Européens eux-mêmes. Sous l’angle énergétique principalement. Un pari en termes de cohésion supranationale. On pense à l’hyper-dépendance allemande. Ursula von der Leyen s’est montrée réservée à ce sujet. Macron, comme d’habitude, a invoqué la souveraineté européenne, qui passe par un élémentaire souverainisme énergétique. On sait que le nucléaire représente 70% de l’énergie électrique en France, alors que l’Allemagne l’a abandonné sous le coup de l’émotion après Fukushima. Il n’y a donc pas que le nucléaire militaire à planer tout d’un coup sur le continent.       

– L’unité européenne est sortie renforcée de plus de deux ans de crise sanitaire. La crise ukrainienne devrait encore la consolider. Un véritable leitmotiv. Qu’en sera-t-il de la cohésion sociale ? Jusqu’où peut-on demander aux Européens les moins bien lotis de souffrir durablement pour l’Ukraine ? L’ennemi microbien n’a pas vraiment facilité le dépassement de certains clivages sociaux et culturels. Macron a tout de suite insisté sur les mesures d’accompagnement. Cette crise n’est-elle pas une nouvelle occasion de réhabiliter l’Etat providence aux niveaux de la Seconde Guerre mondiale ? D’en transférer le poids sur l’Union, l’Europe devenant en quelque sorte une « mère patrie » (non, le terme n’a pas été utilisé…).      

L’Europe puissance fait à Versailles un grand pas en avant, ouvrant d’incertaines perspectives dans une sorte d’euphorie peu indulgente envers le doute.

– Les propos du président français en campagne électorale n’ont pas été beaucoup plus emphatiques que d’ordinaire. En plus des investissements lourds et durables dans la souveraineté énergétique, il a toutefois insisté sur les efforts de réarmement, l’autonomie de défense de l’Union faisant partie depuis longtemps de ses escadrons de bataille. « Vous voyez qu’il ne s’agit pas d’une fantaisie française», a-t-il ingénument précisé. En effet. L’Allemagne s’y est mise en grand. La Suède a abandonné sa traditionnelle neutralité, ce qui semble faire partie des acquis durables du côté de Bruxelles. L’Europe puissance fait un grand pas derrière l’armée et la dissuasion nucléaire françaises, ouvrant d’incertaines perspectives dans une sorte d’euphorie vertigineuse peu indulgente envers le doute.

–  A noter aussi, dans le registre du goût, que la conférence de presse a bien eu lieu dans les fastes de Versailles, symbole de l’arrogance française en Europe (dans les pays germaniques en particulier, abondamment persécutés et pillés pendant près de deux siècles). Symbole également « d’une grande défaite de la paix », a précisé Macron en baissant les yeux, faisant allusion aux traités de Versailles « à la fin de la Seconde Guerre mondiale » (le lapsus n’a pas été relevé). Le moins que l’on puisse dire est que la leçon ne donne pas encore tout à fait l’impression d’avoir été retenue s’agissant de la Russie. Chaque chose en son temps. A noter aussi que la conférence de presse s’est tenue presque entièrement en français (von der Leyen, la moins loquace, switchant rapidement en anglais). Un journaliste anglophone a même demandé poliment la permission de poser une question dans sa langue de travail. Depuis Kohl, Mitterrand et Delors, la France et « sa place dans le monde » (formulation fétiche de Macron) ont rarement connu de momentum aussi favorable.

– A noter enfin que la question du financement des investissements dans la souveraineté énergétique et le réarmement du continent ont à peine été évoqués. Le pas de la mutualisation de certaines dettes ayant été franchi lors de la précédente crise, celui de la création monétaire « quoi qu’il en coûte » après 2008 déjà, Macron en a négligemment appelé à la Banque centrale européenne. Un détail par rapport à la gravité d’une situation globale qui inaugure « une nouvelle époque ». La parité euro-franc atteinte ces derniers jours n’est probablement qu’une étape. Les exportateurs suisses doivent s’attendre à affronter de sérieux problèmes de change ces prochains temps. Bien plus aigus que les sanctions européennes en Russie, sur lesquelles la Suisse s’est prudemment alignée.