Suisse-UE: en attendant la fin des représailles

La publication trimestrielle UBS Outlook Suisse consacre son édition de juillet à la politique européenne (*). Très instructif sur la manière dont les Alémaniques ressentent l’après-Accord institutionnel avorté (InstA) : plus problématique dans le sens importation qu’exportation. Tout semble fait à Bruxelles pour que la libre circulation des personnes revienne au premier plan. Sans parler d’électricité.

( D’après l’article paru le lundi 19 juillet sur le site allnews.ch )

L’édition est titrée La Suisse a-t-elle besoin de l’Union européenne ? Ce qui en fait a priori une caricature de tautologie rhétorique. La Suisse a évidemment besoin de l’UE, ce que personne ne conteste. A part peut-être une fraction de moins de 0,5% de citoyens portés sur des délires autarciques. La formulation renvoie cependant au cœur même d’une vulgate argumentative invoquant la subordination du droit suisse au droit européen : à quoi bon y résister, connaissant les rapports de force et sachant que la Suisse ne peut se passer de son voisinage ? Poser la question, c’est donc y répondre.

Ce titre semble conçu pour dissuader la lecture, ce que le contenu ne mérite certainement pas. Il n’y a pas d’élément factuel nouveau, mais la version française donne une idée de la manière dont les Alémaniques perçoivent actuellement la question européenne : beaucoup plus ouverte et moins émotionnelle qu’en Suisse romande. Sous la signature du bâlois Alessandro Bee, les économistes d’UBS font un petit point de situation distancé. Alors que la relation avec l’UE, précisent-ils, « semble indéterminée comme rarement auparavant ». 

Premier constat : les risques par rapport à l’accès des exportations au marché européen, archi-dominants dans les débats paroxystiques de ces dernières années, sont à peine évoqués. Oui, le marché européen restera la première destination des exportations suisses. Même si elle est en déclin par rapport aux autres (Asie -Amérique). L’économie suisse d’exportation aura toujours besoin de clients européens. Voilà.

Homologations industrielles: surmontable

Il n’est plus question nulle part d’accès « privilégié » au marché européen. Tout au plus de « sécurité d’accès » en phase de protectionnisme croissant dans le monde développé. Disons qu’il aura fallu du temps, avec quelques démonstrations précises et chiffrées, pour se rendre enfin compte que l’accès dit « privilégié » est proprement dérisoire rapporté au PIB. Il ne porte pratiquement que sur les lieux et procédures d’homologation industrielle.

Tout se passe à la lecture de cette note comme s’il apparaissait aujourd’hui que les entreprises dont l’ambition est d’exporter vers le marché unique doivent être capables d’homologuer leurs produits et systèmes dans le marché unique. Surtout si c’est moins cher et plus rapide qu’en Suisse. On s’en rendra peut-être mieux compte lorsque la phase de ressentiment et de rétorsions sera passée.

De son côté, l’Union semble en passe d’intégrer le nouvel environnement. A l’issue de la rencontre d’hier entre Johannes Hahn et le conseiller fédéral Ignazio Cassis, le commissaire européen a précisé dans un tweet que la relation Suisse-UE restait importante. Il n’est plus question de relation privilégiée. On peut supposer que Cassis aura parlé avec Hahn de la fin des rétorsions européennes initiées en 2014, et de la nécessité de sortir de cette dynamique destructrice avant d’envisager l’avenir sur de nouvelles bases. La Commission et le Parlement européens devraient rédiger un rapport au second semestre à l’attention du Conseil européen (des Etats).      

Si la Suisse reste sur sa ligne de fermeté, Bruxelles va bien finir par renoncer aux représailles pour normaliser ses relations avec le troisième partenaire économique de l’UE (avant le Royaume-Uni). Situé de surcroît au cœur de sa géographie, ce qui requiert de distinguer politique commerciale et « simple » politique de voisinage. L’UE l’a fait avec le Royaume-Uni précisément, en accordant même des facilités d’homologation dans la pharma, les biotechs ou encore les spécialités chimiques.            

Les deux thèmes sensibles retenus par UBS vont plutôt dans le sens inverse. Ils renvoient en fait à des problèmes d’importation. La libre circulation des personnes en premier lieu, salariés et indépendants. C’est-à-dire l’immigration européenne active et le travail frontalier. Puis la sécurité d’approvisionnement dans le domaine énergétique. En relation avec l’Accord sur l’électricité, que les Européens ont bloqué en décrétant qu’il était subordonné à l’InstA. Ce n’était d’ailleurs pas le cas au départ, c’est-à-dire en 2007 lorsque les négociations se sont engagées. Si les Suisses ont créé de l’insécurité juridique en abandonnant l’InstA, après deux ans de consultations, on peut dire que l’UE ne s’en est pas privé dans la séquence précédente. En beaucoup plus précipité.

Libre circulation du travail: le retour

A propos de libre circulation des personnes (LCP), indépendants et salariés en premier lieu, plébiscitée l’an dernier en vote populaire: les économistes d’UBS ont certainement raison de mentionner ce qui apparaît à ce stade comme une discrète évidence : « Pour le moment, la LCP reste en vigueur dans le cadre des accords bilatéraux ; cependant, on peut douter que l’électorat continuera de la soutenir si de son côté l’UE laisse expirer d’autres pans des accords.» Comme elle a affirmé vouloir le faire, peut-on ajouter. Référence à l’ « érosion » programmée d’accords que l’UE affirme ne plus vouloir mettre à jour. Là encore, il n’y a guère d’enjeu économique que sur l’Accord sur la reconnaissance mutuelle des normes techniques (ARM). Dans le domaine des technologies médicales en particulier. Ce n’est pas anecdotique, mais pour le moins gérable.

Ajoutons encore au raisonnement d’UBS que l’équation est transposable sur le plan juridique. Les Suisses soutiennent la LCP pour avoir l’ARM. L’un étant lié à l’autre par un parallélisme juridique nommé « guillotine » dans les Accords bilatéraux I. Si l’ARM est vidé de sa substance par Bruxelles, la Suisse est légitimée à vider de sa substance la LCP (à défaut de résilier formellement l’accord).

L’élément déclencheur pourrait évidemment venir d’une initiative du parti populaire UDC. Il pourrait aussi s’agir de mesures de sauvegarde plus ou moins partielles, ou complètes, décidées unilatéralement à Berne. En cas de ralentissement économique durable par exemple. Si la variable d’ajustement de l’immigration européenne s’adaptait trop lentement à un marché du travail devenu récessif.

S’agissant des effets économiques d’une réduction ou suspension de la libre circulation du travail, UBS tombe assez facilement dans les travers préférés du plus vieux débat de politique européenne en Suisse. En particulier l’idée que les entreprises ne pourraient plus « importer » de compétences en provenance d’Europe. Comme si les Suisses allaient cesser de pouvoir « déporter » des Européens dans des camps de travail. En réalité, la Suisse n’a absolument pas besoin de LCP pour accueillir toutes les compétences et talents dont elle a besoin. Les risques de pénurie de personnes actives à l’échelle du continent, dus au vieillissement en particulier, ont le même poids avec ou sans LCP.    

Il est dès lors possible de voir les choses autrement. Sans LCP, et toutes choses égales par ailleurs, l’immigration européenne ne cesserait pas. Le marché du travail serait simplement régulé par une politique d’immigration plus autonome, comme dans cent soixante Etats dans le monde (très compétitifs et prospères pour certains).  

Cette autonomie aurait à coup sûr un coût administratif pour les entreprises, avec quelques lenteurs dans l’attribution des permis de travail. Ce qui finirait par paraître globalement aussi gérables que les privilèges perdus de l’ARM. On peut aussi imaginer un nouvel accord de régulation réciproque par métier, sur le modèle des Etats-Unis, du Mexique et du Canada par exemple (ALENA et ACEUM).

Il est vrai qu’une politique migratoire autonome et moins contrainte, c’est-à-dire plus « libérale » selon la terminologie d’UBS, n’offrirait pas le niveau de stabilité juridique de la LCP. Serait-ce si dramatique? Pour mémoire, le principe de libre circulation avait été plébiscité dans les années 1990 par les partenaires sociaux dans la perspective d’une future intégration économique et sociale dans l’UE. Mais également en fonction d’intérêts bien compris :
– la droite économique y voyait un moyen de surmonter les réticences de la droite conservatrice s’agissant de supprimer les contingents d’immigration européenne (pourtant jamais atteints depuis les années 1980) ;
– la gauche syndicale un moyen de relancer ses adhésions (de nouveaux résidents ou frontaliers).
Non exclusive, cette  motivation de la gauche n’a pas changé aujourd’hui. La droite économique ne devrait plus avoir de craintes non plus : l’idée que l’immigration est une bonne chose tant qu’elle n’agit pas durablement sur les taux de chômage est très largement, et profondément implantée dans l’opinion publique (voir le vote de septembre 2020). Elle n’a plus besoin de LCP. Seule une petite partie de l’UDC et certains microcosmes décroissants sont susceptibles de s’y opposer sérieusement.

La régulation plus autonome de l’immigration européenne ne sonnerait pas forcément la fin des mesures d’accompagnement, auxquelles la gauche est à juste titre très attachée.    Elle présenterait même un avantage économique et social non négligeable. L’immigration globale (Europe-monde) étant de toute manière limitée tacitement pour raisons politiques, avec un effet de substitution, la provenance européenne pourrait être cette fois modulée à la baisse et à l’avantage du monde. L’immigration extra-européenne est aujourd’hui sévèrement restreinte. N’a-t-elle pas diminué de 20% en moyenne annuelle depuis l’application complète de la LCP en 2007 ? Il s’agit certainement d’un appauvrissement sur le plan des cultures du travail.

Cette tendance est en contradiction avec la globalisation des entreprises suisses, hautes écoles et autres entités internationalisées. Autant d’institutions requérant idéalement une diversité linguistique et culturelle étendue bien au-delà des limites du continent. L’élargissement au monde accentuerait les avantages comparatifs de la place industrielle et de services.

Contrairement à ce que suggère Alessandro Bee, il est rarement nécessaire de maîtriser tout de suite une langue nationale pour travailler en anglais ou dans des activités à faibles qualifications. Aucun pays au monde n’a d’ailleurs investi autant dans l’acculturation des nouveaux arrivants de toutes provenances et conditions sociales. A noter par surabondance que des requérants d’asile en état statutaire de travailler ne le peuvent pas, parce que les Européens en ont le droit et doivent être servis en premier sur le marché de l’emploi. Ce n’est pas optimal sous l’angle des budgets sociaux.

Revenons à UBS, qui évoque aussi le potentiel inexploité des filières domestiques sur le marché du travail. Il y est question de l’employabilité des femmes, envisagée comme l’une des alternatives possibles à une pénurie de ressources humaines européennes. Mentionnée comme solution incitative, le développement des garderies a pourtant atteint aujourd’hui un niveau relativement élevé. Le stade suivant porterait sur leur gratuité, ce qui ne figure pas vraiment à l’agenda politique. Les partis gouvernementaux n’ont pas l’air d’estimer qu’un alourdissement des budgets publics produirait les effets économique et sociaux souhaités.

Autre alternative partielle évoquée : le relèvement de l’âge de la retraite. Cette mesure figure dans des programmes politiques depuis plus de quinze ans. Une initiative populaire a été déposée pour le relever à soixante-six ans. Les oppositions seront largement réparties sur l’éventail politique. Un sondage M.I.S Trend parmi les entreprises suisses avait d’ailleurs montré, dans les années 2010, que les directions d’entreprise y étaient elles-mêmes opposées à près de 70%.

Le piège de l’électricité

La révolution énergétique dans laquelle le monde et la Suisse se sont engagés cherche à combiner au mieux pragmatisme et grands objectifs idéologiques. UBS fait un point clair et panoramique de la situation et des scénarios envisageables localement. Le propos aboutit à ce constat que l’on peut qualifier de consensuel : la fin programmée du nucléaire et des sources d’énergies fossiles, trop rapide par rapport à la montée en puissance du tout électrique renouvelable, va en principe créer de graves pénuries de courant dans les années 2030. En Europe comme en Suisse. On peut cependant prévoir que la dépendance au marché européen sera plus élevée qu’aujourd’hui. De l’ordre de 30% de la consommation d’énergie brute, avec des pointes de 40% en hiver. La Suisse aura besoin de l’Union Européenne, ce qu’il fallait démontrer.   

Le développement s’arrête là, mais il n’est pas difficile de prolonger. Des accords techniques sur l’interconnexion des réseaux seront toujours possibles au nom des politiques de voisinage. Ce ne sera toutefois pas le cas dans la gestion et le partage de la pénurie. Britanniques et suisses ne seront approvisionnés que lorsque les Etats membres l’auront été. Il faut se faire à l’idée que cette réalité communautaire ne va pas évoluer avant longtemps. Il n’y aura probablement pas d’accord sur l’électricité en ce sens-là.

La Suisse est en quelque sorte condamnée à devoir augmenter son autonomie énergétique. La consommation devrait diminuer de 30%, ce qui n’effraie pas grand-monde, mais c’est la production d’électricité d’origine solaire qui représente la clé du succès. Il faut de toute évidence que la politique énergétique de la Suisse soit redéfinie en tenant compte de cette urgence. Les politiques publiques basées sur le binôme « taxes et interdictions » n’obtiennent plus d’adhésion. Les orienter davantage sur la voie de l’investissement et de l’endettement, en mode beaucoup plus volontariste, offrirait peut-être de nouvelles perspectives. En tout état de cause, la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga et le conseiller fédéral Ueli Maurer ne semblent plus être les bonnes personnes à la tête des deux départements de l’Energie et des Finances.

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(*) https://www.ubs.com/global/en/wealth-management/chief-investment-office/market-insights/regional-outlook/2021/ubs-outlook-switzerland-july-fr.html

 

 

 

           

Représailles contre la Suisse: Didier Queloz, vous avez tellement raison

Adapté d’un échange de tweets avec le Nobel de physique, découvreur d’exoplanètes, qui va quitter l’Université de Genève pour rejoindre une équipe dédiée aux recherches sur les origines de la vie à l’Ecole polytechnique de Zurich.

A kill of perspectives? Vous exagérez. Les chercheurs et innovateurs peuvent participer dans la plupart des cas. Le financement viendra de Berne directement au lieu de passer par Bruxelles (1). Comme en 2014-2016.    

L’association à Horizon Europe est officiellement suspendue tant que le parlement bloque la participation de la contribution suisse de plus d’un milliard de francs à l’élargissement (?!) de l’UE.

Cette contribution a été suspendue tant que l’UE continuait de son côté de ne pas reconnaître l’équivalence boursière avec la Suisse. Une représaille de l’époque Juncker par rapport aux lenteurs de ratification de l’Accord-cadre institutionnel subordonnant progressivement le droit suisse au droit européen, aujourd’hui abandonné.

Il n’y a pourtant aucun lien juridique entre l’Accord sur la recherche de 1999 (Bilatérales I) et le projet avorté d’Accord cadre institutionnel, comme le confirmait en décembre 2019 le commissaire européen Johannes Hahn, ancien ministre des sciences et de la recherche de la République d’Autriche (2).

Cette mauvaise nouvelle pour la recherche subventionnée et l’innovation en Suisse relève donc de la pure rétorsion politique. Il faudra attendre la désescalade pour sortir de ces comportements de grande puissance ombrageuse. Ou plutôt de cour d’école.

Parallèlement, un accord d’association d’application transitoire immédiate a été conclu par Bruxelles avec le Royaume-Uni, Israël, la Turquie, l’Ukraine, l’Albanie, l’Arménie, la Bosnie, les îles Féroé, la Géorgie, le Kosovo, la Moldavie, la Serbie, la Tunisie, le Monténégro, le Maroc ou encore la Macédoine du Nord.

La science et les scientifiques suisses sont de toute apparence pris en otage. Bruxelles les instrumentalise pour qu’ils appellent au secours, émeuvent l’opinion publique et fasse évoluer la politique européenne de la Suisse dans le sens souhaité par l’Union.  

Vous avez raison, Monsieur Queloz, l’attitude de Bruxelles est déprimante.

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(1)https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2021/06/25/la-suisse-ejectee-dhorizon-europe-recherche-cinq-idees-fausses/

(2) https://www.srf.ch/news/schweiz/neues-zu-horizon-europe-die-schweiz-soll-kuenftig-zahlen-was-ihre-forscher-erhalten

 

Retour du F-35 à l’Eurofighter : petit essai de fiction politique

La décision stupéfiante du gouvernement d’opter pour l’avion de combat F-35 de Lokheed-Martin peut aussi apparaître comme un choix éminemment politique. Limite politicien. Le processus n’en est-il pas qu’à ses débuts ? Il pourrait bien aboutir finalement dans le bon scénario. Celui de l’Eurofighter. 

Rappel des circonstances : la Suisse veut acquérir pour six milliards de francs d’avions de combat destinés au renouvellement de sa flotte. Il s’agit d’assurer la police de l’espace aérien en temps de paix, et de contribuer à l’effort européen de défense et de dissuasion face à de potentielles menaces géo-stratégiques (neutralité armée).

Quatre modèles d’avions ont été longuement évalués par l ‘armée et le Département fédéral de la Défense. Deux sont américains : le Super Hornet de Boeing, constructeur du FA-18 actuellement en service en Suisse. Et le F-35A de Lokheed-Martin, vainqueur controversé. Le troisième est français : Rafale, de Dassault. Le dernier est « européen » : Eurofighter Typhoon d’Airbus, construit en partenariat entre l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Italie et l’Espagne.

Le choix des militaires a porté sans surprise sur le F-35, modèle de loin le plus avancé technologiquement. Les médias ont cependant l’habitude de s’en référer à une « unanimité d’experts » estimant que les quatre modèles se valent. Il doit s’agir d’une manière de rappeler que l’usage prévu de ces appareils ne requiert pas des performances exceptionnelles. Le scénario de combats aériens à grande échelle pour la maîtrise totale du ciel, ce pour quoi le F-35 a principalement été conçu et développé, ne présente pas une vraisemblance incitant à ne prendre aucun risque sur ce plan par rapport à l’avenir.

La proximité de l’Union Européenne est aussi celle de l’OTAN

L’indispensable évaluation technique ayant d’abord été faite dans les règles de l’art, cette équivalence en quelque sorte « pratique » revenait de toute manière à faire de la décision finale une question de politique extérieure. Y a-t-il un sens à acquérir des avions américains en Europe ? Oui, puisque la défense européenne repose sur l’OTAN. Douze Etats européens ont acquis des F-35 (dont quatre non-membres de l’OTAN).

Mais l’OTAN est évolutive. Les Etats-Unis et certains Etats de l’UE (la France surtout, championne du souverainisme européen) œuvrent à rendre les Européens plus indépendants en matière de défense. Ce qui passe en partie par une autonomie aérienne. On voit mal Américains ou Européens s’équiper d’appareils russes ou chinois. Or aujourd’hui, Airbus et Dassault sont un peu à l’Europe ce que Boeing et Lokheed-Martin sont à l’Amérique. Anti-américains par atavisme et toujours à l’affût d’un bon coup, socialistes et Verts ont déjà annoncé qu’ils lanceraient une initiative populaire si la Suisse choisissait Boeing ou Lokheed-Martin. Les chances de succès sont considérables sachant que le principe de l’acquisition d’un nouvel avion de combat n’était passé l’an dernier qu’à 50,1%.

Les Européens et leurs pesantes pressions

Cet environnement de politique intérieure plaidait à priori pour l’acquisition d’appareils européens. On ne peut pas vraiment dire que les Etats-Unis l’auraient mal pris. Il y a toujours du lobbyisme dans l’air, mais la Suisse et son budget de six milliards de francs ne sont pas grand-chose pour l’industrie aéronautique américaine. Moins encore pour sa promotion dans le monde. En a-t-il seulement été question lors de l’entretien de Biden avec le président de la Confédération et le chef des Affaires étrangères le 16 juin dernier à Genève ? Les commentateurs n’en ont en tout cas pas fait un sujet.

C’est évidemment différent s’agissant de Dassault et d’Airbus. Les pressions ont été beaucoup plus pesantes. De la part de la France en particulier, qui considère l’offre de son constructeur comme une affaire d’Etat. Et l’on sait l’importance que la France accorde aux « contrats d’Etat ». Pas seulement en Afrique : il y a deux ans, Paris a nommé un ambassadeur à Berne dont le profil de spécialiste en questions stratégiques et de sécurité a clairement suggéré qu’il allait être en poste « pour vendre le Rafale ». Ce que l’intéressé n’a jamais démenti. Le 22 mars dernier, c’est la ministre française des Armées Florence Parly qui faisait une visite à Berne sur ce thème. Elle avait déjà fait des déclarations publiques en appelant à une solution française de la part des Suisses.

Selon le SonntagsBlick de dimanche dernier (27 juin) (1), abonné aux fuites de l’administration fédérale, les ministres de la Défense allemand, italien, espagnol, et britannique auraient de leur côté envoyé récemment une lettre à la conseillère fédérale Viola Amherd, accompagnée d’un dossier de sept cents pages. Le message élargissait l’offre d’Airbus Eurofighter à des aspects clairement politiques. Il aurait été question de nouveaux partenariats transfrontaliers dans les domaines de la coopération militaire, économique, des réseaux scientifiques, de la politique environnementale, des transports, des technologies numériques, de la cybersécurité, des projets d’infrastructure. Et surtout de l’énergie, c’est-à-dire de l’électricité.  

Si cette énorme élément nouveau se vérifiait, on pourrait dire que les Etats partenaires dans Airbus Defence and Space (division du groupe Airbus) ont saisi l’occasion d’appuyer sur le bouton le plus sensible actuellement en Suisse. Même si l’on se doute bien que les modalités de cette offre accessoire n’ont pas été précisée dans le détail, et qu’elle ne le seront peut-être jamais, il s’agirait en fait d’une déclaration d’intention attestant de l’esprit d’ouverture de trois importants Etats membres de l’UE. Par rapport, on l’aura compris, aux positions dogmatiques et verrouillées de la Commission Européenne suite à l’abandon du projet d’Accord institutionnel Suisse-UE.

Contrairement à ce qui s’est passé avec l’Accord cadre institutionnel, le Conseil fédéral renvoie cette fois la balle au Parlement.

Dans ces conditions, l’hypothèse suivante ne semble pas insensée : le Conseil fédéral prend sa décision « en toute souveraineté ». Et en connaissance de cause sur le plan intérieur. Contrairement à ce qui s’est passé avec l’Accord cadre institutionnel, dont les partis redoutaient de devoir débattre, c’est cette fois le Parlement qui décidera. Puis le corps électoral éventuellement. Le rejet probable du F-35 conférerait alors au dossier  (ou conférera) une dimension exclusivement politique. De politique européenne plus précisément. Le Conseil fédéral aurait été malvenu de l’assumer tout de suite et tout seul, alors qu’il était de son devoir de faire un appel d’offre plus large et de choisir selon des critères dignes d’un budget de cette importance. N’est-ce pas conforme à l’esprit de l’Organisation mondiale du commerce à Genève?

Une fois le F-35 enterré avec les honneurs, et le Super Hornet par analogie, il s’agira de faire un second choix entre l’Eurofighter et le Rafale. On se souviendra alors de l’offre européenne évoquée par le SonntagsBlick. Elle va clairement à l’encontre de la France et de son Rafale. Et l’on peut retourner cette rivalité dans tous les sens, Airbus retombe sur ses pieds.

En premier lieu, le choix de l’Eurofighter obligerait trois Etats membres importants, dont deux contigus de la Suisse. Ce qui ne suffirait pas à en faire des alliés inconditionnels, mais serait peut-être décisif s’agissant par exemple de faire avancer enfin la conclusion d’un Accord bilatéral Suisse-UE sur l’électricité à Bruxelles. Une question de haute sécurité vue de Berne.

De son côté, la France apparaît depuis longtemps comme chef de file des faucons anti-britanniques et anti-suisses à Bruxelles. On l’a vu récemment encore, lorsque le commissaire européen Thierry Breton a intrigué pour que le Royaume-Uni et la Suisse soient exclus des programmes-cadres européens de recherche dans le quantique et… l’aérospatial (2). En vain heureusement. L’Italie et l’Espagne figurent le plus souvent parmi ces faucons. Même s’il ne faut pas se faire d’illusion, l’Eurofighter permettrait peut-être de déstabiliser leur redoutable alliance au moins sur un point.

L’art de ménager les perdants

En politique comme dans les affaires, il est important de ménager les perdants. L’option d’un avion européen finalement basé sur des éléments annexes liés à la proximité géographique paraîtrait sans doute acceptable aux Etats-Unis. Les choix démocratiques y sont en général respectés, et l’Europe de l’Eurofighter reste tout de même une alliée.

Le choix du Rafale serait évidemment mal pris par l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne et le Royaume-Uni. Et le choix inverse de l’Eurofighter passerait mal en France, ce qui peut pourtant apparaître comme un moindre mal. Si la France fait cavalier seul dans cette affaire, n’est-elle pas aussi partie prenante – et pas des moindres – dans Airbus Defence and Space ? Les sites de Toulouse et d’Elancourt, dans la région parisienne, représentent plusieurs milliers d’emplois. A noter encore qu’en matière d’énergie, la France est l’un des Etats de l’UE les plus concernés par un éventuel divin accord sur l’électricité. Pour l’interconnexion, mais aussi parce que la Suisse est un client significatif de ses centrales nucléaires…

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(1) https://www.letemps.ch/suisse/offensive-europeenne-lavion-combat

(2) https://sciencebusiness.net/framework-programmes/news/germany-backs-full-participation-israel-switzerland-and-uk-eu-quantum-and

L’ambassadeur Mavromichalis (UE) comprend-il vraiment le dossier suisse ?

Le cœur du texte que le représentant de l’Union européenne à Berne a publié dans Le Temps d’hier, mérite en tout cas quelques réponses. Avec un fact checking et une petite analyse point par point (en sept citations).  

 1 – (…) « L’accès au marché intérieur de l’UE est soumis au respect des règles législatives et réglementaires de l’Union. Le débat en Suisse tend à confondre accès au marché et libre-échange.

Il y a en effet une confusion, mais elle ne porte pas sur ces deux termes. Les Suisses veulent le meilleur accès possible au marché européen, dans une perspective d’échange en effet. A Bruxelles toutefois, on ne parle jamais d’accès, mais de participation, comme si la Suisse faisait partie du marché intégré. Tout accès des exportations suisses est en quelque sorte considéré comme une participation de fait, mais non encore assumée de la part des Suisses sur le plan juridique (institutionnel).

Participer pleinement au marché européen, c’est adopter l’ensemble de ses conditions cadres (directives, règlements, etc). La législation européenne liée au marché intérieur était presque exclusivement économique (au sens restreint) dans les années 1990. Les conditions cadres de l’économie se sont entre-temps élargies en intégrant des dimensions sociales et environnementales. Un Etat de l’Union qui ne les respecte pas est considéré comme exerçant une concurrence déloyale à l’égard des autres membres. C’est progressivement devenu le cas de la Suisse, dont la participation est en réalité très faible à ce stade (ce que l’Accord cadre institutionnel devait faire évoluer rapidement). Les Suisses veulent rester maîtres de leurs conditions cadres.  

La Suisse ne participe en fait qu’à un seul secteur dans le domaine économique : le transport aérien, dans lequel les nouvelles dispositions réglementaires européennes sont automatiquement adoptées. Ce n’est pas un privilège. D’autres Etats de la périphérie de l’Europe y participent également. Sur le plan non économique, il y a aussi Schengen/Dublin, mais qui n’a guère été évoqué dans les débats de ces dernières années.

2 – « Le libre-échange n’abolit que les droits de douane et les quotas, tandis que l’objectif du marché intérieur est l’abolition de toutes les barrières, tarifaires et non tarifaires, à la libre circulation des marchandises, services, personnes et capitaux. Par conséquent, le marché intérieur de l’UE est régi par des règles communes dont le respect est assuré par une juridiction internationale et indépendante.

Ce sont précisément ces règles communes auxquelles les Suisses ne veulent pas être soumis de manière automatique et systématique. S’ils veulent garder leurs niveaux salariaux et de prestations sociales, ils doivent pouvoir adapter les conditions cadres de l’économie en fonction des spécialités à l’exportation, et de leurs destinations dans le monde. Quitte à faire du marché européen un marché comme les autres. Si les entreprises suisses parviennent à être performantes dans le monde, elles le seront en Europe.

3 – « Pendant trop longtemps, l’UE a toléré une situation où la Suisse bénéficiait d’un très large accès à notre marché tout en adoptant de façon sélective les règles qui régissent celui-ci. Cela s’appelle avoir le beurre (l’accès au marché) et l’argent du beurre (l’autonomie réglementaire). Cela nous pose un problème fondamental, car il s’agit d’une violation du principe sacro-saint de l’égalité du traitement des Etats et des opérateurs économiques. Si chaque participant pouvait librement édicter ses propres règles, le marché intérieur perdrait tout son sens car il serait fragmenté en une multitude de sous-marchés nationaux et régionaux.

L’ambassadeur Petros Mavromichalis parle comme si la Suisse était dans l’Espace économique européen (EEE), et qu’elle voulait en sortir. Mais elle n’y est pas et ne veut pas y entrer (il sera toujours temps de le faire si un jour son économie et son système social s’effondrent). A part ce petit problème de perspective, l’auteur a raison sur le fond. Ses propos correspondent à une réalité qui n’est pas encore complètement perçue en Suisse : depuis le Brexit, Bruxelles ne croit plus en l’avenir de la voie bilatérale d’intégration censée hisser progressivement les Suisses au niveau de l’EEE. Le processus est trop long, trop compliqué, trop imprévisible. Les Européens se sont découragés. Ils n’en veulent plus. S’il peut y avoir un Etat tiers en Europe, dans la mer du Nord, pourquoi n’y en aurait-il pas un autre du côté des Alpes? D’où la fermeté nouvelle par rapport aux demandes dérogatoires continuelles des Suisses (d’abord présentées comme des demandes de clarification dans le cas de l’Accord institutionnel).

4 – « (…) Il faut rappeler que la Suisse participe à certains secteurs du marché intérieur européen de son propre gré et selon sa volonté explicite.

Oui, mais l’histoire n’est pas figée. Cette volonté remonte à une autre époque. L’intégration pour l’intégration n’est plus l’objectif du Conseil fédéral depuis 2005. La demande d’adhésion a été retirée en juillet 2016, quelques semaines après le référendum britannique sur le Brexit. L’ouverture des négociations au début de la décennie sur un accord cadre s’est avérée une erreur. Le système politique suisse et les crispations partisanes sur le dossier européen étant ce qu’ils sont, il a fallu du temps pour l’admettre à Berne. 

5 – « (…) L’UE demande depuis plus de dix ans que l’approche bilatérale soit consolidée par un cadre institutionnel, qui garantisse l’alignement des législations et permette le règlement des différends dans les secteurs du marché intérieur auxquels la Suisse participe.

Si l’on ose : l’UE a commis apparemment quelques erreurs fatales par rapport à cet objectif d’intégration juridique progressive et indolore de la Suisse. A tel point que l’on peut se demander si ces bévues ne reflètent pas précisément une sérieuse perte de motivation de sa part.

Première faute : avoir imposé au dernier moment une super-clause guillotine et une déclaration conjointe contraignante dans l’Accord cadre. Cette annexe programmait l’élargissement rapide de la subordination au droit européen à plusieurs secteurs et domaines de l’économie (non concernés par l’accord lui-même). Elle a brusquement réveillé les milieux économiques.

Deuxième faute : n’avoir pas pris tout de suite en compte les revendications hautement légitimes des syndicats en Suisse.

Troisième faute : avoir pris l’habitude depuis 2014 de menacer, d’intimider et d’exercer des mesures de rétorsion vexatoires, comme si la Suisse était la Hongrie ou la Turquie.        

6 – (…) L’égalité de traitement et la sécurité juridique sont également dans l’intérêt de la Suisse.

Merci à l’Union Européenne de se préoccuper des intérêts de la Suisse. N’étant ni dans l’UE ni dans l’EEE, l’égalité de traitement qui nous intéresse est en premier lieu celle des relations internationales. En particulier celle qui sous-tend le multilatéralisme universel prôné urbi et orbi par Bruxelles : la clause de la nation la plus favorisée. Ce que l’UE accorde au Royaume-Uni, au Canada, à l’Australie ou à seize Etats tiers (en matière d’association aux programmes cadres de recherche Horizon Europe), il n’y a pas de raison qu’elle ne l’accorde pas à la Suisse.

Pour ce qui est de la sécurité juridique, elle n’a jamais été aussi faible en Suisse depuis que la voie bilatérale a généré une dynamique dans laquelle chaque étape de l’intégration est irréversible et rend la suivante indispensable. Avec en plus des guillotines exécutoires menaçant l’ensemble du système. Il eût d’ailleurs semblé difficile de parler de sécurité juridique avec un règlement des différends se traitant devant la cour de justice de la partie adverse, comme le prévoyait l’Accord cadre.

Les Suisses ont plébiscité l’an dernier la libre circulation des personnes pour préserver en contrepartie l’Accord sur la recherche subventionnée et l’Accord sur la reconnaissance mutuelle des normes techniques (ARM). En fait de contrepartie, l’UE est en train de vider ces deux accords de leur esprit et de leur substance. Alors qu’ils n’ont aucun lien juridique avec l’Accord institutionnel avorté, et que des mises à jour de l’ARM pourraient être conclues d’un commun… accord (tous les Etats du monde mettent à jour leurs accords).

7 – « (…) A part l’adhésion et l’EEE, il ne reste que l’accord-cadre, un modèle fait sur mesure pour la Suisse. Ou bien il faut accepter l’érosion des accords bilatéraux et le retour au simple libre-échange. La poursuite du statu quo, en tous les cas, n’est pas une option pour l’UE.»

C’est l’EEE tout de suite, l’EEE progressivement et vite, sinon rien. On l’avait d’abord deviné. C’est tout à fait clair aujourd’hui. L’UE aura mis du temps à le déclarer officiellement par la voix d’un ambassadeur. Cette dérobade relativise les propos selon lesquels la Commission européenne était prête aux compromis, et qu’elle a été choquée par le lâchage du Conseil fédéral. Il fallait en réalité que l’un ou l’autre assume la rupture des négociations. C’est finalement la Suisse qui a mis fin à cette mascarade, par les soins de son paysan-président montant dire son fait à la comtesse von der Leyen. Tout un symbole. L’ambassadeur n’endosse pas le beau rôle en faisant ensuite comme si l’Accord institutionnel était encore une option.   

Les Suisses veulent apparemment prendre le temps de la réflexion. Ils sont peut-être en train de se rendre compte qu’ils n’auront jamais la paix dans cette voie bilatérale dont l’UE dicte le rythme et les conditions. Ils s’apercevront éventuellement que les pertes économiques du statu quo seront insignifiantes à l’échelle du PIB. Les possibles baisses d’emploi devraient être compensées par un tassement de l’immigration active. Les partisans de la libre circulation n’ont-ils pas toujours affirmé que le marché du travail s’autorégulait, avec l’immigration européenne et le travail frontalier comme variables d’ajustement ?    

Le retour au « simple libre-échange » sonne comme une nouvelle menace, mais ce n’est une option ni pour l’Union Européenne, ni pour la Suisse. Le libre échange invoqué par l’ambassadeur Mavromichalis n’existe plus guère dans le monde développé. L’Accord de libre-échange de 1972 entre l’UE et la Suisse fait quinze pages. L’ « Accord de commerce et de coopération » de 2020 entre l’UE et le Royaume-Uni en fait mille quatre cents. Entre l’UE et le Canada (2016), il est du même ordre et s’intitule « Accord économique et commercial global ».

Une fois passé le temps des ressentiments, pourquoi l’Union se contenterait-elle d’un libre-échange archaïque avec la Suisse ? Bruxelles négociait un « Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement » avec les Etats-Unis lorsque Donald Trump a été élu et l’a suspendu. Un autre accord de partenariat vient d’être finalisé avec le Japon. Un autre encore est en préparation avec l’Australie. Tous ont des reconnaissances mutuelles de normes techniques, l’essentiel de l’accès « privilégié » de la Suisse au marché continental. Aucun ne prévoit de subordination au droit européen. Pourquoi la Suisse, troisième partenaire économique de l’UE après les Etats-Unis et la Chine, devant le Royaume-Uni, n’aurait-elle pas droit à ces égards élémentaires ? Ne serait-ce que par égalité de traitement ?

La Suisse éjectée d’Horizon Europe (Recherche)? Cinq idées fausses

Le Secrétariat d’Etat à la recherche (Sefri) se donne beaucoup de peine à Berne sur le plan de la communication. La dimension politique du dossier cumule toutefois les malentendus. Dernier épisode cette semaine.

Un document de la Commission européenne daté du 17 juin donne une liste provisoire des Etats tiers associés au programme cadre de recherche subventionnée Horizon Europe 2021-2027 (1). Les entités de recherche de ces Etats, hautes écoles principalement, peuvent déjà participer à titre transitoire. Il est précisé que « les entités basées en Suisse ne sont actuellement pas couvertes par ce régime transitoire ». Elles ne peuvent donc pas participer « actuellement ». Sous-entendu : tant que le principe d’association n’a pas été admis. Des commentateurs en ont aussitôt conclu que la Suisse était cette fois bel et bien reléguée parmi les Etats tiers. Qu’en est-il en réalité ? Tentative de clarification (2).

1 – La Suisse figure cette fois parmi les Etats tiers.

On joue beaucoup sur les mots dans ce dossier. La Suisse figure parmi les Etats tiers, mais elle n’a pas été reléguée. Elle était déjà considérée comme un Etat tiers dans le programme cadre précédent.

Avec un statut d’associée cependant, également accordé à une quinzaine d’autres Etats tiers situés dans la zone d’influence de l’UE (politique d’élargissement ou politique de voisinage). Pour des raisons purement politiciennes, le renouvellement de ce statut est actuellement négocié avec beaucoup de retard entre Bruxelles et Berne.

Le Sefri a récemment précisé (avec optimisme sans doute) que ces discussions devraient donner quelque chose avant fin juillet. Il ne s’agira certainement pas de finalisation complète des modalités d’association, mais de l’octroi du statut avec application quasi instantanée à titre transitoire.

2 – Cette situation est due à l’échec du projet d’accord institutionnel (InstA) annoncé par le Conseil fédéral en mai.

Pas sur le principe d’association. C’est le timing qui est problématique, parce que Bruxelles a refusé d’entrer en matière sur un statut d’association tant que la Suisse ne ratifiait pas l’InstA. Comme l’a plusieurs fois précisé le Conseil fédéral, il n’y a pourtant aucun rapport juridique entre l’InstA et le statut d’association dans la recherche subventionnée.

Cette entrée en matière a d’ailleurs eu lieu il y a déjà plusieurs mois dans le cas de dix-huit autres Etats tiers. Ces Etats ont ainsi obtenu le statut d’associé, applicable tout de suite de manière transitoire (en attendant que toutes les modalités soient fixées dans chaque cas). Il s’agit du Royaume-Uni, d’Israël, de la Norvège, de l’Albanie, de l’Arménie, de la Bosnie-Herzégovine, des Iles Feroë, de la Géorgie, de l’Islande, du Kosovo, de la Moldavie, de la Serbie, de la Tunisie, de la Turquie, de l’Ukraine, du Montenegro, du Maroc et de la Macédoine du Nord.

En ce sens, la situation actuelle problématique de la Suisse, voulue par Bruxelles, a d’abord été de l’ordre de l’intimidation. Après l’abandon de l’InstA, on peut la qualifier de vexatoire. Il n’est toutefois guère concevable que la Suisse n’obtienne pas rapidement le statut d’associée accordé à ces dix-huit Etats, dont seize n’appliquent pas la libre circulation des personnes et sont hors de l’espace Schengen-Dublin. Sans parler d’autres éléments d’intégration. Dans les milieux de la recherche et de l’innovation en Europe, l’association imminente de la Suisse ne fait aucun doute. Ce n’est même pas un sujet.

3 – La Suisse aurait été associée d’office si le Parlement et le corps électoral avaient ratifié l’InstA.

Non. Elle aurait quand même fait partie des Etats tiers. Aucun Etat non membre de l’UE n’est associé d’office. Même les Etats membres de l’Espace économique européen (EEE), Norvège et Islande, doivent faire une demande d’association lors de chaque programme cadre pluriannuel (le Liechtenstein y a renoncé). La Suisse aurait dû faire de même avec l’InstA. Elle aurait moins de retard, puisqu’elle en serait au même stade que les dix-huit Etats. 

Contrairement à ce qui a souvent été affirmé dans les débats politiques, même l’Accord sur la recherche (Bilatérales I) n’a jamais garanti le statut d’association. On en a aujourd’hui la preuve par l’acte. Comme en 2014, lorsque le statut d’associé avait été suspendu pendant trois ans pour des raisons juridiques étroites et probablement abusives  (la clause guillotine des Bilatérales I ne s’appliquant pas en l’occurrence) (3). Cette mesure de rétorsion a duré jusqu’à ce que le parlement eût renoncé à appliquer l’initiative populaire contre la libre circulation des personnes. Alors que le statut d’association était déjà accordé à quinze autres Etats tiers sans libre circulation. Il est difficile de croire que la Commission va prendre cette fois les mêmes mesures de rétorsion , alors qu’elle a accordé au Royaume-Uni (et à Israël) la continuité d’association.

4 – Sans accord d’association (scénario invraisemblable), les Suisses ne pourraient plus participer aux programmes de recherche subventionnée Horizon Europe (2021-2027).

Non. Il n’a jamais été question que les entités suisses de recherche ne puissent plus « participer » à Horizon Europe. Près de cent Etats tiers dans le monde ont un accord de participation. La principale différence entre participer et être associé concerne le mode de financement. Un Etat simplement participant finance directement ses participations (comme la Suisse entre 2014 et 2016). Un Etat associé paie un forfait global à Bruxelles, calculé selon divers critères (dont le PIB dans le cas de la Suisse). Les participations des chercheurs et innovateurs sont ensuite financées par Bruxelles.

Un Etat simplement participant n’a toutefois pas accès à tous les programmes de recherche, même si la plupart lui sont ouverts. Ses entités ne peuvent pas non plus proposer et conduire elles-mêmes des recherches. Ni coordonner a fortiori de grands programmes pluriannuels (flagships)

5 – Avec l’accord d’association tardif attendu en juillet, les Suisses auront le même niveau de participation que les Etats membres de l’UE.

Pas tout à fait. Les Etats membres gardent certaines prérogatives par rapport aux associés, ce qui paraît assez normal. Dont celle de coordonner éventuellement de nouveaux flagships (sauf exceptions). Il a été question que le Royaume-Uni, la Suisse et Israël, les trois véritables « puissances » de recherche fondamentale parmi les Etats tiers associés (le Royaume Uni surclasse d’ailleurs la France), ne puissent plus participer aux programmes aérospaciaux et quantiques. Sous pression de la France surtout, et de son commissaire européen Thierry Breton.

Des raisons de sécurité avaient été invoquées, les trois Etats en cause étant considérés comme pouvant poser des problèmes de loyauté par rapport à des concurrents ou services américains ou chinois. Une levée de boucliers a eu lieu dans les milieux de la recherche en Allemagne et en Europe contre cette mesure d’exclusion. Bruxelles semble y avoir finalement renoncé début juin. Les chercheurs concernés devraient cependant s’engager plus formellement à ne pas divulguer des informations sensibles (4).

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(1) https://ec.europa.eu/info/funding-tenders/opportunities/docs/2021-2027/common/guidance/list-3rd-country-participation_horizon-euratom_en.pdf

(2) Voir aussi les informations du Sefri: https://www.sbfi.admin.ch/sbfi/fr/home/recherche-et-innovation/cooperation-internationale-r-et-i/programmes-cadres-de-recherche-de-l-ue/horizon-europe.html

(3) La Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) aurait été incompétente si elle avait été saisie à ce sujet, puisqu’il s’agit d’accord international et non d’application du droit européen. L’InstA ne s’appliquait d’ailleurs par à l’Accord sur la recherche.

(4) https://www.letemps.ch/sciences/lue-ouvrir-programmes-recherche-sensibles-partenaires-dont-suisse

Voir aussi nos articles précédents sur la recherche et l’innovation, dont: 

Accès au marché européen (4) : ce que vaut l’Accord sur la recherche.

Suisse-UE : le mythe de la décennie perdue

L’affirmation rituelle selon laquelle l’économie suisse aurait énormément souffert avant le début de la voie bilatérale vers l’intégration européenne en 2002 est lourdement erronée. 

(Texte paru dans le Matin Dimanche du 6 juin 2021 et inspiré d’un précédent (et long) article de blog: https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2020/09/25/la-deconstruction-dun-mythe/ )

Pas facile d’envoyer paître l’Allemagne, la France et leurs alliés historiques au sein de l’Union Européenne. Surtout lorsque l’on se trouve planté au milieu du continent. La phobie de l’étranglement prend vite le dessus. Les Européens, qui souffrent du même syndrome à l’échelle de la planète, l’ont compris depuis longtemps. Et d’agiter copieusement menaces et représailles, jusqu’à ce que les Suisses daignent subordonner leur droit économique, social et environnemental aux directives de Bruxelles.

Un climat catastrophiste et déprimant est aussi entretenu en Suisse par certains milieux économiques et académiques. A quoi bon garder ses distances, au risque de contrarier notre principal fournisseur et client ? Les rapports de force étant ce qu’ils sont, ne finira-t-il pas toujours par avoir le dernier mot ? Autant dire oui tout de suite, et à tout. 

Les bases factuelles de cet esprit de soumission sont rares. La principale consiste à rappeler que la dernière fois que les Suisses ont fait les malins, ils ont dû subir dix années de calvaire. C’était en 1992. A propos de l’adhésion à l’Espace économique européen (EEE), rejetée en vote populaire. Résultat : une profonde dépression. Elle ne s’est terminée qu’en 2002, lorsque les Suisses se sont engagés dans la sainte « voie bilatérale ». Cette autoroute particulière vers l’intégration progressive de niveau EEE. Chaque étape étant irréversible et rendant la suivante indispensable.

A force de répétition, le narratif de la décennie perdue a pris la consistance du marbre dont on fait les tombes. Il s’agit pourtant d’un mythe. Les dates ne correspondent pas du tout. Il n’y a eu que deux années de décroissance (légère). La première… plus d’un an avant le vote sur l’EEE (-0,9%). La seconde, l’année suivante (-0,1% !). Pour le reste, une partie seulement des années 1990 ont été de croissance relativement faible. A partir de 1997, et pendant les cinq années précédant le début de la voie bilatérale, la progression du PIB s’est déjà normalisée à des niveaux redevenus enviables : +2,4% en moyenne annuelle, avec une pointe à 3% en 1998 !  

Plus parlant encore : après l’application partielle des Accords bilatéraux I, dès 2002, la moyenne est retombée à 2%. Après leur application complète en 2007, elle n’a plus été que de 1,4% jusqu’en 2019. Ces variations peuvent paraître insignifiantes, mais elles représentent des dizaines, des centaines de milliers d’emplois. Ces trente dernières années, la population suisse a augmenté de deux millions de personnes.

En réalité, la décennie prétendument perdue a été plombée par les effets de la  crise immobilière et bancaire de 1990. Largement spécifique à la Suisse et notoirement brutale. Avec le recul, on peut même dire que ces années ont été très bénéfiques. Le refus de l’EEE y a ajouté un choc psychologique incitant le pays à réorganiser son environnement législatif, et surtout ses entreprises. En les internationalisant à un degré qui on fait de la Suisse l’une des grandes gagnantes de la globalisation. La dépendance des exportations au marché européen est passée de 66% en 1992 à 47% aujourd’hui. Grâce à la ténacité des syndicats et de la gauche, cette formidable ouverture n’a pas eu lieu dans la facilité, au détriment des salaires et des prestations sociales. Les rémunérations ne restent-elles pas en Suisse parmi les plus élevées et les plus attractives du monde ?                         

 

Suisse-UE : vision alternative et ajustements économiques

Le défi est bien moindre qu’après 1992. Il s’agissait à l’époque de figurer parmi les gagnants de la mondialisation. Il s’agit maintenant de résister aux relatifs reflux protectionnistes.   

(Article d’abord paru sur le site allnews.ch sous le titre “Suisse-UE : le défi est bien moindre qu’en 1992”)

Aligner le droit suisse sur le droit européen, mais de manière autonome et sélective. Sous l’angle du travail, du social ou encore de l’environnemental. Pour préserver des conditions cadres performantes en comparaison continentale, mais surtout mondiale. Au risque de contrarier l’UE et ses Etats membres, sachant que le Brexit a incité Bruxelles à ne plus accepter d’exceptions nationales dans l’application de ses nouvelles et nombreuses directives. On peut dire d’ailleurs que l’intransigeance face à la Suisse a été exemplaire depuis 2018 par rapport aux demandes de prolongement des négociations, de clarifications et de garanties.

Comme l’a dit mercredi le président de la Confédération, l’abandon de l’Accord cadre institutionnel résulte d’une balance d’intérêts à laquelle le Conseil fédéral a procédé après deux ans et demi de consultations et d’hésitations. Avec la déclaration politique commune accompagnant cet accord, rédigée unilatéralement par les négociateurs européens, le texte eût aussi ouvert la voie à un approfondissement et un élargissement sans limite de la subordination.

C’était le sens de ce que l’on appelle depuis bientôt trente ans « la voie bilatérale » : elle devait mener à une intégration économique au sens large, de niveau comparable à la Norvège et à l’Islande dans l’Espace économique européen. Cette voie est aujourd’hui barrée par l’inflexibilité de l’UE. C’en était trop. Aux yeux des Européens, la Suisse paraît pire que ne l’était le Royaume-Uni dans l’UE. Elle ne pense qu’aux dérogations.  

Il n’est pas étonnant que les deux Etats fuyant l’intégration économique complète soient le Royaume-Uni et la Suisse. L’homogénéisation continentale n’est-elle pas destinée à réduire la dépendance vis-à-vis de l’Amérique et de l’Asie, de plus en plus supérieurs technologiquement ? En favorisant le commerce intra-européen et le protectionnisme par les normes (l’Europe « leader mondial de la régulation ») ?   

Les Etats membres de l’Union se reconnaissent bien dans cette approche régionaliste. Leurs exportations se dirigent en premier lieu vers les autres Etats membres. A plus de 70% dans le cas de la Belgique, des Pays-Bas ou de l’Autriche (2018). A près de 60% en France, en Suède ou en Allemagne (pourtant premier exportateur mondial). Ce n’est en revanche plus le cas du Royaume-Uni depuis des années. Ses exportations vers l’Europe sont devenues minoritaires. Elles ne représentent plus que 45% des ventes à l’étranger. Soit une diminution de 10 points de base sur 20 ans, alors que le périmètre de l’Union s’est considérablement agrandi.

La Suisse a connu une trajectoire encore plus prononcée. Les ventes annuelles à destination de l’UE n’étaient plus que de 52% avant le Brexit. Alors qu’elles atteignaient encore 64% il y a vingt ans (66% en 1992). Depuis la sortie effective de la destination britannique en début d’année, elles ne représentent plus que 47% environ. La Suisse importe d’Europe pour plus ou moins 20 milliards de francs de plus qu’elle n’y exporte. Souvent des composants. Mais elle exporte davantage dans le monde qu’en Europe.

Si la Suisse veut conserver ses niveaux de salaires et de prestations sociales, il semble préférable que ses conditions cadres soient adaptables sur le plan global plutôt qu’adaptées par contrainte au marché européen.

Les entreprises suisses fonctionnent en partie comme plateformes d’exportation globale de composants européens incorporés dans des spécialités. Si la Suisse veut conserver ses niveaux de salaires et de prestations sociales, il semble préférable que les conditions cadres de son économie soient plutôt adaptables sur le plan global qu’adaptées par contrainte au marché européen. Parce qu’en dehors de spécialités qui n’ont de sens qu’à l’échelle monde (taille critique de marché), les niveaux de coûts ne rendront jamais la Suisse compétitive en Europe.

La fermeté politique de l’UE est cohérente. De son côté, l’importante décision du Conseil fédéral pourrait encore être validée (ou invalidée) semble-t-il par une initiative populaire. Elle devrait cependant mettre fin progressivement à la voie bilatérale. La Suisse sera de plus en plus considérée comme un « vrai » Etat tiers. Dont la situation géographique enclavée, une fois passée la phase de ressentiments et de rétorsions, devrait quand même générer des accords et arrangements sectoriels.

La candidature de la Suisse à l’adhésion ayant été retirée, juste après le référendum sur le Brexit en 2016, il y a d’ailleurs un moment où le dossier suisse à Bruxelles pourrait cesser de relever de la politique d’élargissement pour passer dans la politique de voisinage : même commissaire européen actuellement, ce qui n’était pas le cas précédemment. Ce serait peut-être beaucoup moins stressant.

Ce long réajustement devrait représenter un choc moins brutal qu’après 1992 (non-adhésion à l’Espace économique). La Suisse ne traverse pas actuellement la dépression morale profonde dans laquelle la crise immobilière et bancaire de 1990 l’avait plongée jusqu’en 1997 (année de la normalisation de la croissance, cinq ans avant le début de la voie bilatérale).

Les Suisses ont confirmé l’an dernier le libre accès à leur marché du travail. Pour s’assurer en échange d’un accès privilégié au grand marché des marchandises. Ils vont se retrouver sans contrepartie, parce que l’UE en veut davantage.

A l’époque, l’enjeu de long terme était de figurer parmi les gagnants de la globalisation. Grâce à d’imposantes réorganisations économiques, et malgré un pessimisme comparable à aujourd’hui, l’objectif a été atteint au-delà des espérances. La population de la Suisse a augmenté de deux millions de personnes en trente ans. Près de 700 000 emplois ont été créés. La déflation tant redoutée ne s’est pas produite. Les investissements, les prix et les salaires ne se sont pas effondrés.

Le défi actuel est d’une ampleur bien moindre. Il s’agit de faire face aux incertitudes d’une démondialisation relative à laquelle n’échappe aucune zone économique sur la planète. Au centre des préoccupations dans un premier temps, la fin progressive de l’Accord de reconnaissance mutuelle des normes techniques avec l’UE (MRA). Soit l’essentiel de l’accès dit « privilégié » au marché européen.

Les Suisses ont confirmé l’an dernier le libre accès des Européens à leur marché du travail, pour s’assurer en échange d’un accès privilégié au grand marché des marchandises. Ils vont finalement se retrouver sans contrepartie, parce que l’Union en veut encore davantage. Cette rupture devrait induire des coûts supplémentaires cumulés de quelque 12% sur vingt ans. Une estimation de combat sans doute très alarmiste de l’institut BAK Basel, remontant à plus d’un an. L’UE a entre-temps accordé des facilités d’homologation à la Grande-Bretagne dans les domaines de la pharma, de la chimie ou encore des biotechs. Des MRA sur les machines et les medtechs avaient été conclus précédemment avec le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande.     

Ces vingt dernières années, les exportateurs suisses vers l’Europe ont dû affronter un renchérissement de leurs produits et systèmes de plus de 30% pour raisons monétaires par rapport à l’euro. On les a beaucoup entendu protester, ce que l’on peut aussi comprendre. Ils se sont toutefois remarquablement acclimatés. Pour le reste également, tout se passe comme si l’on sous-estimait de nouveau complètement les capacités d’adaptation de la Suisse et de son économie.

De petites entreprises se regrouperont peut-être pour implanter des représentants légaux communs en Europe. Par le biais de leurs organisations sectorielles?

On peut imaginer par exemple que de petites entreprises exportatrices se regroupent pour implanter des représentants légaux communs en Europe. Par le biais de leurs organisations sectorielles probablement. Des entités de soutien aux exportateurs pourraient aussi jouer un rôle. On pense en particulier à Swiss Global Enterprise, une émanation déjà ancienne de la Confédération.

En attendant, ni le franc, ni l’indice SMI des principales valeurs du marché suisse des actions, ni le SPI n’ont jusqu’ici réagi négativement aux nouvelles “catastrophiques” de la politique européenne en Suisse. Ce qui a pourtant été le cas, et à plusieurs reprises, de la livre et du Footsie dans l’interminable épopée du Brexit. La Commission et les Etats membres ne font peut-être plus confiance à la Suisse, mais ce n’est apparemment pas le cas des investisseurs. Certains s’en iront, d’autres les remplaceront. Il faudra au moins cinq ans pour s’en assurer et bien s’en rendre compte.

Suisse-EU : l’heure du reset à Berne

Voie bilatérale barrée, bilatéralisme à relancer. L’Union Européenne ne veut plus d’un cas particulier suisse dans son intégration. La Suisse doit revoir sa politique européenne. Le moment de s’intéresser davantage à un accord sur l’électricité?

Est-ce la fin du bilatéralisme ? Certainement pas. Le bilatéralisme ne désigne que des relations bilatérales sectorielles et pragmatiques, qui peuvent exister parfois sous forme de simples arrangements. Ce serait plutôt la fin de la voie bilatérale vers l’intégration (1). Sous l’angle de la politique intérieure en Suisse, le Niet de Bruxelles représente un obstacle difficilement contournable sur cet autoroute.

Le voyage du président de la Confédération a accouché d’une souris beaucoup plus grosse que prévu. Sous l’influence probable de la France, de ses alliés latins et des Etats de l’Est de l’Europe, l’Union a suspendu la voie bilatérale. Par souci de clarté, on devrait dire qu’elle a tiré la prise, mais l’expression est encore trop lourde d’émotions et de malentendus.

Le projet d’approfondissement des Accords bilatéraux I est quand même stoppé. Contenus dans la Déclaration commune en annexe de l’Accord, les engagements sur l’élargissement de l’institutionnel sont a fortiori remis en cause. Ne s’agit-il pas précisément d’étendre le modèle institutionnel à d’autres accords? Si les Suisses veulent relancer cette voie bilatérale d’intégration, un nouveau projet d’Accord institutionnel sera nécessaire. Il faudra toutefois beaucoup de temps pour convaincre les Européens d’entrer en matière. Seul un projet qui voudrait encore aller plus loin pourrait les intéresser.

Ce qui va peut-être se passer sur le plan politique.

Une période de règlements de compte et de confusion, des tentatives peut-être de rattrapage au Parlement et devant le peuple. Verts libéraux en tête, des voix vont demander que l’Accord institutionnel soit débattu tel quel, puis tranché. Au risque de faire ressortir davantage de lourdes divisions dans les partis gouvernementaux. Le Conseil fédéral pourrait lui-même souhaiter le référendum, de manière que l’échec soit acté sur le plan politique, et qu’il devienne plus légitime et plus aisé de passer à autre chose.

En cas de débat national, les argumentaires tourneraient en rond en se focalisant sans surprise sur la stabilité et les intérêts économiques, comme lors des étapes précédentes de la voie bilatérale (Accords bilatéraux I et II). Il n’est pas acquis à ce stade que le référendum serait un échec pour l’accord institutionnel. Il n’y a pas eu de sondage depuis deux ans. Les Suisse y étaient alors favorables à 60%, mais c’était avant que les positions de la gauche syndicale soient prises au sérieux.

Dans un second temps, le Conseil fédéral et le Parlement devront revoir la politique européenne de la Suisse. L’horizon temps pourrait d’ailleurs s’avérer assez vague. Le référendum sur le Brexit en 2016 avait sensiblement ralenti les processus décisionnels côté suisse. Berne sera maintenant tenté d’attendre d’y voir plus clair sur l’évolution des relations euro-britanniques avant de reconstruire sur le court et le long terme.

Il s’agira surtout d’observer ce qui se passe sur le plan très politique de la recherche subventionnée (2), des échanges d’étudiants, ou des homologations industrielles facilitées, prévues dans l’accord EU-UK (3). Personne ne peut ignorer que cet accord EU-UK fait 1400 pages, alors que l’accord de 1972 EU-CH n’en fait que 15. Affirmer que l’absence d’Accord institutionnel relègue les relations commerciales au niveau de 1972 est absurde. Le Royaume-Uni a d’ailleurs obtenu des facilitations d’homologation dans des domaines simplement qualifiés “d’intérêt mutuel”:  industrie pharmaceutique, chimie, produits organiques, automobile, vins… (4)

Faute d’accord institutionnel, on peut deviner que Bruxelles et les Etats membres sont maintenant disposés à considérer la Suisse sur le même plan que la Grande-Bretagne, sachant tout de même que celle-ci ne donne rien en matière de libre circulation des personnes, de Schengen… ou de transit alpin. Tout deviendrait beaucoup plus simple du point de vue de Bruxelles.

En Suisse, un changement d’orientation dans la politique européenne irait sans doute dans le sens d’un accord global de partenariat. Et non d’intégration législative et de “participation” au marché, la notion “d’accès” étant alors considérée comme suffisante. Un partenariat dit “de nouvelle génération”, plus ou moins inspiré de l’accord EU-Canada (la référence des Britanniques). Une approche de partenariat à la place de l’institutionnel ne remettrait pas forcément en cause les Accords bilatéraux I et II.

Il semble nécessaire également de mettre un nouveau chef à la tête des Affaires étrangères. Une forte personnalité, le DFAE apparaissant comme le département le plus important depuis trois décennies. De préférence alémanique, plus proche de la majorité des Suisses sous l’angle de la politique européenne. Les tandems latin Burkhalter/Rossier et Cassis/Balzaretti n’ont pas réussi à finaliser ce qu’ils ont entrepris. Parce qu’ils ont mal emmanché leur affaire probablement. Le fait que l’Accord institutionnel ait été porté au plus haut niveau par ces Romands et Tessinois a probablement fragilisé ses chances. Pour des raisons évidentes de loyautés, il était peut-être plus facile pour les Alémaniques de renier ce long travail. 

Ce qui va peut-être se passer sur le plan économique.

Il y aura probablement beaucoup de bruit, des regrets, des appels à ne pas renoncer, à un plan B vigoureux, etc. Il y aura aussi quelques dégâts minutieusement chroniqués sur le plan des homologations industrielles, seul véritable élément d’accès privilégié au marché européen (avec le transport aérien) (5). Il n’y aura toutefois pas d’effets catastrophiques, comme redoutés en cas de refus lors de chaque étape problématique d’intégration. Le marché suisse des actions n’a pas sur-réagi vendredi à la nouvelle de l’échec des négociations. Les entreprises ont, dans leur grande diversité, des capacités d’adaptation considérables. Elle l’ont abondamment démontré dans un passé récent. 90% des homologations dans les technologies médicales ont lieu aujourd’hui directement en Europe, en passant par des agences privées. Les procédures sont en général plus rapides et moins coûteuses (6). Les petites entreprises elles-mêmes savent s’organiser, individuellement ou collectivement.

Des investissements iront peut-être vers l’UE plutôt que vers la Suisse. Des emplois vont probablement disparaître ou ne plus être créés, mais dans des proportions qui n’apparaîtront pratiquement pas dans les chiffres macroéconomiques. Le Parti populaire (UDC) est d’ailleurs à l’aise sur ce terrain: selon la doctrine officielle en Suisse, l’immigration est une variable d’ajustement du marché de l’emploi. Moins d’emplois devrait donc signifier moins d’immigration européenne.

Dans le domaine financier, accord institutionnel ou pas, l’UE n’a jamais manifesté son intention d’accorder l’équivalence des services à la Suisse (ni à la City). Dans celui de la recherche subventionnée, l’Accord n’est plus l’élément déterminant que la libre circulation des personnes a été à l’époque du programme européen Horizon 2020. Une éventuelle association complète de la Suisse au programme Horizon 2027 est aujourd’hui considérée à Bruxelles sur le même plan qu’avec le Royaume-Uni et Israël. Ce n’aurait pas été différent avec l’Accord institutionnel (7).  

L’incertitude économique ne va pas disparaître. Elle n’a en fait jamais disparu. La voie bilatérale d’intégration complète, par étapes, qui rendent chaque fois les étapes suivantes indispensables, est aussi source d’incertitudes continuelles. Ratifié, l’accord aurait ouvert un champ conflictuel nouveau, sur la question de l’élargissement de l’institutionnel, avec des difficultés d’acceptation et de nouvelles tensions.

Recentrage de la politique de souveraineté sur l’électricité

Dans cette nouvelle configuration de statu quo, le projet d’Accord sur l’électricité devient de toute évidence un enjeu crucial pour la Suisse. N’est-il pas vital qu’un petit pays enclavé puisse au moins obtenir des garanties d’approvisionnement en énergie ? Sans devoir attendre sans fin que l’UE, qui instrumentalise cette menace, ait obtenu tout ce qu’elle voulait avant d’entrer en matière?

Cette sécurité de première nécessité ne relève pas seulement de la politique européenne de la Suisse. Il s’agit aussi d’un droit en quelque sorte naturel, facilement défendable dans le cadre des Nations Unies par exemple. L’approvisionnement en électricité d’hiver, en échange d’électricité suisse en été, est opéré aujourd’hui à flux très tendus, avec des risques continuels de black out. Une proposition suisse légitime et réaliste sur l’énergie, sans libéralisation radicale du marché suisse de l’électricité – le projet serait sinon voué à l’échec – pourrait relancer les relations sur une base sensiblement différente.  

Les Suisses ne devraient-ils pas placer cette exigence de sécurité énergétique avant tout autre nouvelle discussion sectorielle ou institutionnelle ? Et avant toute autre concession dans d’autres domaines ? En faisant valoir encore une fois les contreparties accordées à l’avance: la libre circulation, qui a été plébiscitée, les transversales alpines, beaucoup de bonne volonté dans Schengen/Dublin, l’adoption unilatérale du principe du Cassis de Dijon, ou encore le libre accès à sens unique des produits financiers européens en Suisse.

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(1) https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2019/09/13/genealogie-de-la-voie-bilaterale/

(2) https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2020/04/28/acces-au-marche-europeen-4-ce-que-vaut-laccord-sur-la-recherche/

(3) https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2020/02/02/acces-au-marche-europeen-3-les-derisoires-privileges-de-larm/

(4) https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2020/12/28/brexit-deal-lourde-humiliation-pour-les-suisses/

(5) https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2020/01/13/ce-que-veut-dire-acces-au-marche-europeen-1-une-voie-royale-vers-le-marche-suisse/

(6) https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2021/02/28/swiss-medtech-exportations-ok-importations-danger/

(7) https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2021/03/30/alleingang-dans-la-recherche-lallemagne-fait-de-la-resistance/

 

Swiss Medtech – Exportations: OK. Importations: DANGER!

ACCORD INSTITUTIONNEL SUISSE-UE, RETORSIONS ET CONTRE-RETORSIONS. Entretien avec Daniel Delfosse, Head of Regulatory Affairs de Swiss Medtech. Le risque s’éloigne de ne plus pouvoir homologuer en Suisse les technologies médicales destinées au marché européen. En revanche, l’association sectorielle vient d’alerter le Conseil fédéral sur de sérieuses conséquences concernant les importations, l’accès aux meilleures pratiques et les coûts de la santé en Suisse. Le gouvernement n’a-t-il pas pris une décision hâtive sans consultation préalable? (1)     

Sauf nouveau report dû à la crise sanitaire, le changement de régime en matière d’homologation des dispositifs médicaux dans l’Union Européenne sera effectif dans trois mois (26 mai). La directive européenne MDD sera alors remplacée par une « régulation » (Medical Device Regulation, MDR). Les exigences de conformité seront sensiblement plus élevées dans les instruments, comme dans les appareils ou les implants (les médicaments ne sont pas concernés). Des résultats cliniques devront en particulier être systématiquement fournis par les producteurs.

Ces nouvelles contraintes ne portent pas seulement sur les nouveaux dispositifs médicaux. Elles s’appliquent à l’ensemble du parc existant, qui sera soumis à de nouvelles expertises, sans parler des changements dans l’étiquetage et les documents.

Dans le système actuel (MDD), et dans toute l’Union Européenne, une cinquantaine d’agences privées (Notified Bodies) sont autorisées à traiter les demandes de certification de leurs entreprises clientes. D’où qu’elles viennent dans le monde. Les nouveaux Notified Bodies sous le système MDR ne sont pour l’instant qu’une vingtaine (2). Il s’agit en général d’anciennes entités ayant réussi leur passage de la MDD à la MDR.

Dans la cinquantaine de Notified Bodies européens actuellement autorisés (sous l’ancien régime MDD), deux sont suisses et basés en Suisse. SQS à Berne-Zollikofen, 160 collaborateurs, société sans but lucratif créée en 1983 par des utilisateurs de tous les secteurs : alimentaire, aéronautique, numérique, tourisme, etc. QS par ailleurs, comme Quality-Service, à Zurich et Bâle. Ces deux entreprises ont octroyé un grand nombre de certifications européennes à des produits et systèmes dans le médical, qu’ils viennent de Suisse ou d’ailleurs dans le monde.

Les opérateurs suisses des technologies médicales, comme ceux d’Amérique ou d’Asie, peuvent aussi obtenir « directement » leurs certifications européennes auprès des entités autorisées basées dans l’UE. Des filiales européennes d’entreprises suisses de toutes tailles en avaient déjà l’habitude avant les événements de ces dernières années : souvent moins cher dans l’UE qu’en Suisse, parfois plus rapide et plus pratique.

Depuis 2017 et les tensions politiques permanentes sur l’Accord institutionnel Suisse-UE, la tendance à s’adresser aux Notified Bodies européens s’est clairement accentuée. Il n’était pas certain en effet que SQS et QS allaient être agréés à Bruxelles comme nouveaux certificateurs MDR. L’organisation sectorielle Swiss Medtech à Berne a d’ailleurs recommandé de se tourner sans tarder vers les certificateurs européens. C’était il y a un an. QS avait déjà renoncé à se convertir à la nouvelle MDR, mais SQS était bel et bien candidat, dans un environnement toutefois très incertain.  

Où en est-on avec la reconnaissance de SQS à Berne comme certificateur medtech dans la nouvelle régulation de l’Union Européenne ?

Daniel Delfosse. Les Etats membres de l’UE avaient jusqu’à vendredi dernier (26 février) pour s’opposer à ce que l’agence de certification suisse SQS ait le statut européen dans le nouveau régime. Ce n’était de loin pas gagné d’avance dans le climat politique actuel. Or aucun Etat ne s’est manifesté à notre connaissance. Sauf retournement de dernière minute du côté de Bruxelles, on peut donc dire qu’il sera encore possible à l’avenir de certifier en Suisse des technologies médicales conformes aux normes européennes.

Avec ou sans Accord-cadre institutionnel ?

Oui. Et sauf élément politique nouveau, évidemment.   

C’est une nouvelle importante après trois ans d’incertitude, et pour un secteur qui compte aujourd’hui quelque 350 fabricants en Suisse, avec un nombre à peu près semblable de sous-traitants. Le pessimisme régnait jusqu’ici. Quelle est la part des certifications du medtech suisse qui ont « émigré » vers l’UE, souvent par précaution ?

Il s’agit d’une part importante, de plus de 90%, mais elle n’est pas forcément récente. Certaines entreprises suisses ont toujours engagé leurs procédures d’homologation en Europe plutôt qu’en Suisse. En particulier lorsqu’elles ont une ou plusieurs filiales en Europe, ce qui est fréquent.  

Ces certifications « perdues » vont-elles revenir en Suisse ?

Il est difficile de prévoir à ce stade comment va évoluer la proportion de certifications européennes réalisées en Europe plutôt qu’en Suisse. D’autant qu’il y aura une assez longue période d’adaptation au nouveau régime, avec des rattrapages, des goulets d’étranglement et des délais peu prévisibles. Ce qui est certain, c’est que des habitudes ont été prises en Suisse avec des certificateurs allemands, français, ou encore néerlandais. Il faut parfois de solides raisons pour changer d’habitude.  

Il en va donc aussi de l’avenir du certificateur suisse SQS.   

Une entreprise comme SQS est bien diversifiée dans des secteurs moins sensibles politiquement. Il n’est pas sûr que le medtech restera toujours une priorité pour elle. Mais il était important que certaines entreprises, en démarrage par exemple, puissent compter sur ce genre de service en Suisse même. Il y a aussi un enjeu d’image et de promotion économique. Il peut être plus facile d’enraciner des start-ups, ou de capter des investissements si vous pouvez faire valoir qu’il est possible d’obtenir des certifications européennes en Suisse.

Les entreprises exportatrices de technologies médicales des Etats tiers doivent avoir un mandataire dans l’UE. Une entreprise européenne qui les représente, dans les litiges en particulier. Où en est-on avec cette nouvelle complication ?

C’est de loin ce qui nous préoccupe le plus actuellement, mais pas seulement par rapport aux exportations. Nous pensons qu’un grave problème va surgir du côté des importations et du marché intérieur. Avec de lourdes répercussions potentielles sur la santé et les coûts de la santé en Suisse.

Nous allons y venir, mais terminons avec le marché européen : ces représentants légaux sont une nouveauté. Quel rapport avec l’Accord institutionnel en suspens ?

Le système des mandataires s’applique aux Etats tiers. Or l’Union Européenne a décidé que la Suisse devenait un Etat tiers dès l’entrée en vigueur de la MDR. Il n’y a pas en effet de reprise automatique des nouvelles dispositions MDR dans l’Accord de reconnaissance mutuelle des normes techniques (ARM, Accords bilatéraux I). Tant qu’un Accord institutionnel ne sera pas ratifié, prévoyant ce genre de reprise automatique, la Suisse sera considérée comme un Etat tiers en termes de MDR. Et ce problème ne peut pas faire l’objet de négociations spécifiques: la Commission Européenne a déclaré en 2018 déjà qu’aucune nouvelle entente bilatérale ne serait envisageable tant que l’Accord institutionnel ne serait pas ratifié en Suisse.

Quels seront les coûts supplémentaires de cette exigence de représentation légale ? 

Nous avons calculé qu’il s’agira d’un surcoût global de 115 millions de francs pour la mise en place, puis 75 millions par an. Plus de 300 entreprises européennes des medtechs ont déjà été mandatées par des entreprises suisses. C’est évidemment dommage de devoir payer cette somme juste pour de l’administration, au lieu de l’utiliser pour des investissements et de l’innovation. Mais c’est nécessaire, et les exportations suisses de technologies médicales représentent à peu près dix milliards de francs par an, dont la moitié vers l’Europe.   

Alors venons-en aux importations, pratiquement absentes du débat public sur le dossier medtech depuis le début de la crise.

Nous avons envoyé la semaine dernière des courriers personnels aux conseillers fédéraux Berset, Parmelin et Cassis. Il s’agit de les sensibiliser à une situation assez invraisemblable, qui s’annonce périlleuse pour le secteur de la santé. La réciprocité en matière de représentation légale va augmenter les efforts et les coûts pour les importations en Suisse. Ce n’est pas le surcoût lui-même qui pose un problème, mais surtout son effet prévisible sur la décision de couvrir ou non un petit Etat comme la Suisse. Il y aura certainement de nombreux exportateurs vers la Suisse qui vont décider de renoncer à ce marché déjà compliqué pour des raisons linguistiques. Des situations de pénurie et d’obsolescence sont à prévoir dans les dispositifs médicaux. Moins de concurrence va aussi avoir un effet pervers sur les prix. Ce n’est pas souhaitable pour les patients, ni pour l’image de la place médicale suisse.

Vous avez des estimations chiffrées ?  

Nous craignons en gros de perdre un quart des produits et systèmes importés. Sachant que la moitié des dispositifs actuels sont importés, c’est un huitième des équipements qui ne seront plus accessibles. Et ce sera probablement davantage le cas pour les équipements destinés à traiter des maladies rares. S’agissant des coûts, nous prévoyons une augmentation de 10%, dont 8% pour les demandes de la MDR et 2% pour les mandataires.

Comment en est-on arrivé là ? La réciprocité n’était nullement nécessaire dans cette affaire.

Les autorités ont la tâche délicate de trouver un équilibre entre sécurité des produits, sécurité d’approvisionnement, ca­ractère contraignant et équivalence avec l’UE. Que la Suisse ait été reléguée parmi les Etats tiers dans le nouveau régime MDR a été considéré par le Conseil fédéral comme une mesure de rétorsion de la part de Bruxelles (au même titre et à la même époque que la perte d’équivalence boursière, qui a fait l’objet d’une contre-rétorsion de la part de la Suisse, ndlr). Le Conseil fédéral a donc demandé que la réglementation suisse soit également réorganisée en imposant le principe du mandataire pour les importations européennes.

On peut imaginer qu’un transfert de provenances aura lieu au bénéfice des technologies américaines et asiatiques. Importants fournisseurs de la place médicale suisse qui, elles, ne seront pas soumises à l’obligation d’un représentant légal en Suisse.  

Non, parce que ce serait une discrimination au sens de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Pour imposer le mandataire aux importations européennes, à titre de contre-rétorsion, il a fallu l’imposer aux importations de tous les pays du monde!

Vous n’avez pas été consultés ?

Pour le décret modificatif du règlement, il n’y a pas eu de consultation publique. Seule une « petite » consultation a été réalisée à l’intérieur de l’administration fédérale. Les milieux de la santé n’ont pas été consultés non plus. C’est évidemment très regrettable. Nous espérons qu’il est encore possible de trouver un accord avec les autorités afin de ne pas mettre en péril les patients suisses.

Qu’attendez-vous du gouvernement ?

Le Conseil fédéral établit les règles d’importation. Il peut les fixer unilatéralement et indépendamment de l’UE, par le biais de l’Ordonnance suisse sur les dispositifs médicaux (ODim). Nous attendons du Conseil fédéral qu’avec l’ODim prévue, il ne crée pas de barrières à l’importation, qui mettraient en danger les soins de santé pour notre propre population.

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(1) Sur l’importance des technologies médicales en Suisse: https://www.swiss-medtech.ch/sites/default/files/2020-09/SMTI_2020_DE_low_0.pdf

Sur l’importance des technologies médicales en Europe: https://www.swiss-medtech.ch/sites/default/files/2020-08/MTE_EN_2020.pdf

(2) 19 précisément, dont 6  en Allemagne, 3 aux Pays-Bas (qui n’est paradoxalement pas un grand producteur de medtechs), et 2 en Italie. https://ec.europa.eu/growth/tools-databases/nando/index.cfm?fuseaction=directive.notifiedbody&dir_id=34

 

 

 

 

 

 

Baudenbacher, la hantise des soumissionnistes

Accord institutionnel : l’expert le plus coté en la matière est intarissable sur ce que signifierait la Cour européenne de justice en Suisse: une mainmise progressive de Bruxelles dans un gant de velours intitulé Cour arbitrale paritaire. Extraits.

Il passe sans conteste pour la première référence en Suisse s’agissant de traités d’ordre économique avec l’Union Européenne. Juriste, enseignant à l’Université de Saint-Gall pendant vingt-cinq ans, invité aujourd’hui encore dans les plus hautes écoles d’Europe, Carl Baudenbacher s’est surtout frotté à la pratique : juge à la Cour de l’AELE de 1995 à 2018 (représentant le Liechtestein), en rapport avec l’Espace économique européen, président de 2003 à 2017, consulté personnellement par des Etats et sollicité pour des arbitrages.

Carl Baudenbacher a publié des ceux dernières années plusieurs articles dans la presse alémanique (NZZ, SonntagsZeitung, Weltwoche), mettant en garde contre l’idée que la Cour européenne de justice (CJUE), qui chapeaute l’Accord institutionnel en attente de ratification (InstA), pourrait être autre chose qu’un instrument au service exclusif de l’UE pour soumettre progressivement la Suisse au droit européen. Alertant également sur la nouvelle clause guillotine (super-guillotine), qui rendrait cette nouvelle étape majeure d’intégration aussi irréversible que la précédente (Accords bilatéraux I).

Sa critique de l’InstA porte donc principalement sur le règlement des différends. A ces yeux, l’instauration d’un tribunal arbitral paritaire (1), c’est-à-dire composé d’un nombre égal de membres suisses et européens, est un artifice purement formel et factice destiné à rendre le traité acceptable dans l’opinion publique suisse.

Il suffit de lire attentivement le texte pour se rendre compte que l’UE pourrait saisir souverainement sa propre instance suprême pour briser les résistances législatives en Suisse. La manière dont ces futures procédures se sont mises en place en témoigne par ailleurs : la Cour de Justice de l’Union Européenne est vouée à devenir rapidement la Cour constitutionnelle dont les Suisses n’ont jamais voulu. Elle viderait de facto les droits populaires de leur substance.

« Le principal problème de l’accord-cadre, c’est bien sûr que la Cour de justice de l’Union Européenne (CJUE), qui par définition manque de neutralité, doit être habilitée à trancher les litiges entre l’UE et la Suisse de manière contraignante. Le tribunal arbitral paritaire en amont ne sert qu’à camoufler cet énorme transfert de souveraineté.

« Ce tribunal doit faire appel à la CJUE non seulement lorsque le droit de l’UE est réellement concerné, mais aussi lorsqu’il s’agit du droit des traités dérivé du droit de l’UE. Cela signifie que les cas dans lesquels le tribunal arbitral paritaire serait seul compétent sont difficiles à imaginer. Même les partisans de l’accord-cadre en conviennent. Ils se consolent en affirmant que la CJUE est une juridiction respectée, dont la Suisse n’a rien à craindre. En revanche, le président de l’Union syndicale suisse Pierre-Yves Maillard a déclaré, lors d’un colloque organisé par la Société suisse de public affairs (SSPA) le 11 juin 2019, que la Suisse aurait en fait une Cour constitutionnelle qui réexaminerait sa législation. La seule chose à ajouter est que cela ne s’appliquerait pas uniquement à la protection des salaires.

(…) « Il faut plutôt regarder vers l’avenir et se rendre compte que les conflits découlant d’un accord sur l’électricité, d’un accord de services ou de l’accord de libre-échange de 1972 actualisé relèveraient également de la compétence de la CJUE. Le Conseil fédéral agit comme si ce tribunal arbitral n’était pas un problème, et refuse d’en discuter. Cette attitude ne peut vraiment s’expliquer que par le fait qu’il n’a pas d’argument valable. Du point de vue du Département des affaires étrangères, chef de file sur ce dossier, la Suisse gagnerait même en souveraineté avec ce tribunal.

(…) « Immédiatement avant et après le Brexit, qui a eu lieu le 31 janvier 2020, le négociateur en chef de l’UE, Michel Barnier, proclamait que le mécanisme de règlement des différends, envisagé pour un futur accord commercial avec la Grande-Bretagne, donnerait à la Cour de justice européenne le seul pouvoir d’interprétation. Le Guardian du 3 février 2020 a cité M. Barnier, affirmant que la CJUE devrait, comme auparavant (avant le Brexit), continuer de jouer pleinement son rôle.

« Cette continuité est du plus grand intérêt pour la Suisse, car le même mécanisme est ancré dans l’accord-cadre. Dans les deux cas, la CJUE serait précédée d’un tribunal arbitral. Chaque partie devrait avoir le droit de faire appel unilatéralement à cette instance paritaire. C’est-à-dire indépendamment du consentement de la partie adverse. En ce qui concerne l’interprétation du droit de l’UE, ou du droit des traités ayant le même contenu que le droit de l’UE, c’est-à-dire dans presque tous les cas imaginables, le tribunal arbitral devrait cependant être obligé de demander à la CJUE une décision contraignante. Avec cette procédure, la Commission européenne serait devenue l’autorité de contrôle de facto pour la Grande-Bretagne (et la Suisse), avec la CJUE comme tribunal de facto. C’est pourquoi le négociateur en chef de l’UE Michel Barnier ne mentionnait même pas le tribunal arbitral.

(…) « Le tribunal arbitral serait structurellement faible, et ne pourrait pas rejeter une demande de renvoi bien fondée de l’UE devant la CJUE. L’auteur britannique Martin Howe a fort justement décrit ce tribunal comme une « boîte aux lettres pour soumettre le différend à la CJUE », et comme un « amortisseur quand la réponse reviendra.

Précédent démonstratif

« Rien ne permet d’affirmer que les affaires jugées jusqu’ici par la CJUE, en rapport avec les accords bilatéraux, n’ont guère posé de problèmes à la Suisse. (…) Le seul cas significatif à ce jour – celui de l’aéroport de Zurich (2) – a en fait été tranché au détriment de la Suisse. Les hauts responsables politiques zurichois étaient pourtant convaincus que la Suisse gagnerait.

« Les partisans de l’InstA ignorent largement la question de la souveraineté. Le Conseil fédéral tente de s’en sortir en affirmant qu’il en a toujours tenu compte. Tout le reste est en fait subordonné à la volonté d’un accès sans obstacle au marché intérieur de l’UE, grâce à la reconnaissance mutuelle des normes techniques (3). L’industrie de l’électricité a également des arguments assez unidimensionnels. La stratégie énergétique suisse était dès le départ une stratégie d’importation. Après être consciemment devenu dépendant des importations d’électricité en provenance de l’UE, il y a une demande pour un accord sur l’électricité. Il ne pourra être obtenu à son tour qu’avec un accord institutionnel.

Comment en est-on arrivé là ?

« Il n’est pas exact de dire que l’UE a demandé que la Suisse fût soumise à la CJUE. L’UE a d’abord proposé une deuxième approche de type Espace économique européen (EEE), ou un rapprochement avec les institutions du pilier AELE (autorité de surveillance AELE et tribunal AELE). C’est la Suisse qui, à la surprise de l’UE, a insisté sur la CJUE. Lorsqu’il est devenu clair que cela n’aurait aucune chance de passer dans l’opinion publique, l’UE est venue avec le tribunal arbitral paritaire. (3)

« L’affirmation selon laquelle l’adoption du modèle de règlement des différends de l’UE avec l’Ukraine, la Géorgie et la Moldavie représente un «succès de négociation» peut être qualifiée d’aventureuse. La participation de la Suisse au marché intérieur de l’UE étant beaucoup plus « intégrative » que celle de ces Etats, on pourrait se dire que la CJUE serait en elle-même la juridiction appropriée pour la Suisse.

« En fait, ces trois pays sont des candidats à l’adhésion, ce que la Suisse n’est pas. La littérature internationale – j’ai cité des auteurs éminents de Belgique, de Norvège et du Royaume-Uni – admet que le modèle ukrainien ne convient pas à un pays économiquement leader, avec une tradition démocratique et un Etat de droit établi.

« L’orientation dans la résolution des litiges a été mal définie en 2013/2014. La nouvelle direction des Affaires étrangères, qui a pris la relève fin 2017/début 2018, était dans une situation difficile (4). Néanmoins, il y aurait eu une opportunité pour un nouveau départ. Elle n’a pas été saisie.

« L’avis des Affaires étrangères du 1er avril 2019 n’est pas susceptible de dissiper les doutes les plus légitimes sur l’indépendance du tribunal arbitral. Si l’on voulait s’en tenir à la voie qui a été choisie au départ (qui me semble fausse), il ne resterait dans le fond qu’une chose à faire: admettre que l’on est prêt à subir la juridiction de la Cour européenne de justice comme prix d’accès marché. Il serait cependant plus honnête dans ce cas de revenir au modèle «pur» de CJUE de l’ère Burkhalter / Rossier.

L’effet Brexit

« Jusqu’à maintenant, le Conseil fédéral a agi comme si sa stratégie d’accord institutionnel n’avait rien à voir avec le Brexit. Cette attitude a toujours été fausse, et elle est aujourd’hui devenue absolument intenable. (…) Le gouvernement doit aussi revoir sa copie parce que l’UE de 2021 n’est plus l’UE de 2012. Comme chacun sait, le conseiller fédéral Didier Burkhalter, conduit par le secrétaire d’État Yves Rossier, a entamé sa course vers l’UE en décembre 2012. Elle a mené dans une impasse, et le moment est venu de descendre de cheval.

(…) « Dans l’ensemble, les partisans de l’Accord institutionnel se sont mis sur la défensive lorsque l’Accord de commerce et de coopération (TCA) entre le Royaume-Uni et l’Union Européenne a été rendu public. (…) Les nouvelles critiques non partisanes venant de l’économie argumentent différemment de l’UDC. C’est ce qui les rend dangereuses aux yeux des défenseurs de l’accord.

« Les efforts pour instrumentaliser les problèmes à la frontière entre le Royaume-Uni et l’UE, au bénéfice du Conseil fédéral et de son accord institutionnel, deviennent cependant embarrassants. La situation dans le sud de l’Angleterre n’est pas bonne, mais les blocages ne sont pas aussi graves que le gouvernement de Londres le prévoyait. Les entreprises, les transitaires et les fonctionnaires n’ont tout simplement pas été en mesure de s’adapter aux nouvelles règles en si peu de temps (5). L’UE a également intérêt à ne pas surcharger inutilement le trafic frontalier. Et les sentiments de vengeance de certains cercles bruxellois contre les «Britanniques infidèles» se calmeront avec le temps.

(…) « Le fait que l’accord euro-britannique se débrouille sans la CJUE, avec un véritable tribunal arbitral paritaire, est maintenant présenté comme une évidence par les adeptes de l’InstA. N’est-ce pas tout simplement la conséquence «logique» de la sortie des Britanniques du marché intérieur européen ? Cette affirmation s’avère pourtant erronée. Ce n’est en aucun cas une question de logique. Ce succès est le résultat de négociations difficiles au cours desquelles Boris Johnson, sous pression permanente des Européens, a montré sa volonté de quitter la table des négociations et de se contenter d’un no deal.

« On peut aisément imaginer quelles jubilations les supporters suisses de l’InstA auraient exprimé si l’UE l’avait emporté. (…) Leur ingéniosité pour faire apparaître le tribunal arbitral comme une institution indépendante, à l’aide de toutes sortes d’artifices sémantiques, n’ont jamais été convaincants. Ils ne le sont toujours pas.

(…) « La circulation des marchandises entre le Royaume-Uni et l’UE est importante. Mais ce n’est pas la seule liberté qui est en jeu. Le fait que le deal euro-britannique a exclu la libre circulation des personnes est un grand succès du point de vue britannique, ce que les partisans de l’InstA ne mentionnent guère en Suisse. Cette liberté fondamentale a principalement une justification politique dans l’UE.  Elle est en revanche assez controversée parmi les principaux économistes. Il est douteux qu’elle soit nécessaire au fonctionnement d’un marché intérieur.

« Soit les partisans de l’InstA ignorent également l’absence d’accord sur les services financiers, soit ils la décrivent comme une défaite pour les Britanniques. En réalité, la situation est loin d’être aussi claire. Pieter Cleppe, le responsable belge du groupe de réflexion bruxellois Open Europe, a récemment souligné que seuls 25% des revenus de la City de Londres dépendaient de l’UE, et que la place financière britannique ne devait pas sa réputation à l’accès au marché intérieur européen. Ce que l’on appelle le passeport européen pour les prestataires de services financiers n’est donc pas considéré comme vital à Londres. Au contraire, certains signes indiquent que les Britanniques sont heureux de s’être soustraits aux efforts de l’UE pour affaiblir la City, sous l’influence de la France et l’Allemagne.

Le siècle d’humiliation

« Les accords que les puissances impériales occidentales ont imposés à la Chine, après sa défaite dans la guerre dite de l’opium en 1842, sont généralement qualifiés de traités inégaux. En plus de l’ouverture du marché chinois, un élément essentiel était le droit des vainqueurs de faire fonctionner des tribunaux extraterritoriaux. Les plus connus étaient la Cour suprême britannique pour la Chine et la Cour des États-Unis pour la Chine, toutes deux à Shanghai.

« Ces traités ont conditionné ce que les Chinois surnommèrent plus tard le «siècle d’humiliation». Les tribunaux extraterritoriaux avaient tendance à élargir leurs compétences pour inclure des affaires mixtes impliquant des Occidentaux et des Chinois. Il y eut des développements parallèles dans l’Empire ottoman.

« Bien que le droit des traités internationaux emprunte souvent au droit privé, il n’y a pas de théorie générale des contrats inégaux. L’impérialisme a empêché ce genre de doctrine d’émerger. La notion de contrats inégaux est donc généralement réservée à l’identification de ces exemples historiques. Il existe cependant certaines approches de théorie générale.

(…) « L’accord institutionnel comporte des éléments allant clairement dans le sens d’un traité inégal. Depuis une vingtaine d’années, il existe un réseau d’accords bilatéraux entre la Suisse et l’UE qui sont gérés par des commissions mixtes. En cas de conflit, vous vous asseyez et vous essayez de trouver une solution négociée. Il n’est pas contesté des deux côtés que cette coopération est très réussie.

« L’UE tente néanmoins de modifier l’équilibre qui a jusqu’ici caractérisé les relations bilatérales en faveur des deux parties. Jusqu’à il y a quelques années, elle le faisait avec réticence. Depuis le référendum sur le Brexit, en 2016, elle a néanmoins eu recours à des moyens auxquels la «communauté juridique» n’était pas habituée: l’annulation de l’équivalence boursière en 2019 était discriminatoire. (…) Quelles que fussent les chances de succès, elle aurait dû être contesté à l’Organisation mondiale du commerce (OMC).  

« Les menaces constantes, et les désavantages politiques liés à la non-signature de l’InstA ne sont pas acceptables. Un point culminant a été atteint avec un tweet du président du Conseil de l’UE, Charles Michel, le 25 septembre dernier. Il annonçait que la Suisse (et la Grande-Bretagne) seraient exclues du marché intérieur. Deux jours plus tard, la présidente de la Commission Ursula von der Leyen demandait au Conseil fédéral de signer l’accord «rapidement», et de veiller à sa ratification.

« L’UE demande que les « accords d’accès au marché » les plus importants, actuels et futurs, soient reconsidérés au moyen d’un accord-cadre. L’accord de libre-échange de 1972 sera également soumis à ce régime à l’avenir. Afin d’appuyer sa demande, l’UE a suspendu la conclusion de nouveaux accords bilatéraux, et refuse parfois de mettre à jour les accords existants.

« La conception de l’InstA est tout sauf équilibrée. Ceux qui font des affaires avec l’UE, ou souhaitent rester en affaires, ne peuvent éviter une adoption juridique dynamique. Les éléments inégaux, en revanche, sont d’une part la compétence de la Cour européenne de justice, qui en tant que tribunal manque d’impartialité. Ce problème pour la Suisse n’est que mal camouflé par l’implication d’un tribunal arbitral pro forma. Il y a d’autre part la compétence de contrôle de facto de la Commission européenne, qui peut saisir son propre tribunal à tout moment.

(…) « La super guillotine prévoit qu’en cas de résiliation de l’InstA, non seulement les accords bilatéraux I, mais aussi les futurs accords bilatéraux, en particulier l’accord de libre-échange modernisé de 1972, devraient expirer. Il s’agit là encore d’un règlement extrêmement unilatéral, dont l’effet est bâillonnant. C’est dire si l’InstA pourrait certainement fournir du matériel pour approfondir la question de savoir s’il existe une théorie générale des contrats inégaux. »

ANNEXE

Carl Baudenbacher sur EULawLive, fin janvier, avec cette conclusion: 

“Par rapport à l’accord euro-britannique de commerce et de coopération (TCA), les adeptes suisses de l’Accord institutionnel avec l’UE (InstA) font valoir que la Suisse a un accès plus large au marché européen que les Britanniques. Il est “logique”, disent-ils, qu’ils doivent accepter la Cour européenne de justice. Ce n’est guère convaincant. Les républiques d’Europe de l’Est ont un accès très restreint au marché unique, mais l’UE voulait quand même imposer aux Britanniques le mécanisme ukrainien.

“Il y a actuellement beaucoup d’incantations en Suisse, selon lesquelles il est nécessaire d’accepter la perte de souveraineté qui accompagne le mécanisme ukrainien si l’on veut maintenir à un niveau modeste les coûts de transaction dans certains secteurs d’exportation. Le publiciste Beat Kappeler a comparé cela à l’histoire d’Esaü dans l’Ancien Testament, qui avait troqué ses droits contre un plat de lentilles.

“Il semble néanmoins que le Conseil fédéral ait l’intention d’honorer l’InstA, pour autant qu’il obtienne quelques concessions cosmétiques de la part de l’UE sur trois questions secondaires. Ils transmettrait ensuite la patate chaude au Parlement et, en fin de compte, au peuple et aux cantons dans le cadre du référendum obligatoire. Apparemment, les Sept (ou une majorité d’entre eux) pensent qu’ils pourraient ainsi sauver la face par rapport à leurs interlocuteurs européens. Tout cela semble un peu naïf: pour Bruxelles, peu importe qui, en Suisse, aura finalement eu raison de l’InstA. Personne ne peut blâmer l’UE de cette situation confuse – si ce n’est qu’elle s’est trop appuyée sur Département fédéral des affaires étrangères. Sous la conduite du DFAE, la Suisse s’est enlisée dans un véritable bourbier politique. Entre bons voisins, le pays devrait néanmoins pouvoir retrouver une issue. Quoi qu’il en soit, la politique consistant à fourvoyer les gens avec des campagnes délibérément trompeuses doit cesser.”

 

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(1) https://www.eda.admin.ch/dam/dea/fr/documents/abkommen/InstA-Wichtigste-in-Kuerze_fr.pdf

(…) « Chaque partie peut saisir le comité mixte concerné par un différend. Si celui-ci ne trouve pas de solution dans un délai de trois mois, chaque partie peut demander la constitution d’un tribunal arbitral paritaire. Celui-ci est composé, en nombre égal, d’arbitres nommés par la Suisse et par l’UE. Si le différend soulève une question concernant l’interprétation ou l’application du droit de l’UE, dont la clarification est nécessaire pour régler le différend, le tribunal arbitral saisit la CJUE. Sur la base de cette interprétation, le tribunal arbitral règle le différend. La décision du tribunal arbitral lie les parties. Si une partie décide toutefois de ne pas mettre en œuvre la décision, ou si les mesures requises sont considérées comme non conformes à la décision par l’autre partie, celle-ci peut prendre des mesures de compensation. Elles doivent cependant être proportionnées. Si les opinions divergent à ce propos, un tribunal arbitral peut examiner la proportionnalité de ces mesures sur demande de la partie affectée par les mesures de compensation. Une telle procédure de règlement des différends pourrait durer plusieurs années. » (trad: DFAE)

(2) https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/documentation/communiques.msg-id-14007.html

Il s’agit d’un épisode de 2004, dans le cadre de l’Accord bilatéral I sur le transport aérien, le seul à avoir reconnu dès le départ la juridiction la Cour européenne de justice.

(3) https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2020/02/02/acces-au-marche-europeen-3-les-derisoires-privileges-de-larm/

https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2020/01/22/ce-que-veut-dire-acces-au-marche-europeen-2-quatre-accords-en-faveur-de-lue/

Carl Baudenbacher mentionne ici la réalité sur laquelle nous tentons depuis des années d’attirer l’attention (sans jamais être contredit avec des faits) : dans le cadre de la voie bilatérale d’intégration, le seul élément significatif d’accès « privilégié » au marché européen est l’Accord de reconnaissance mutuelle des normes techniques (ARM, Bilatérales I). Il ne change rien à la possibilité d’exporter vers l’UE, mais augmente légèrement les coûts. Dans des proportions qui paraissent effectivement insignifiantes si l’on songe par exemple que l’augmentation du coût des exportations suisses vers l’UE pour des raisons monétaires a été de plus 30% pendant la même période.

(4) Pour mémoire, la première partie de la négociation a été menée sous l’ère Burkhalter/Rossier à Berne, jusqu’à la fin de 2017. La seconde sous l’ère Cassis/Balzaretti. Le conseiller fédéral Ignazio Cassis ayant parlé avant son élection de « reset » des discussions avec Bruxelles.

Le Conseil fédéral affirme que l’accord-cadre a été réalisé sur mesure pour la Suisse. Il s’agit en réalité d’un produit prêt à l’emploi qui a été développé pour les trois pays candidats à l’adhésion que sont l’Ukraine, la Géorgie et la Moldavie. Ce que l’on appelle le « modèle ukrainien », tenant compte des retards historiques dans le développement démocratique et économique de ces Etats. Transposé ensuite par l’UE dans le cas du Royaume-Uni et de la Suisse.

(5) A noter que l’image des files de camions au sud de l’Angleterre est en général mal interprétée en Suisse. Le Royaume-Uni a quitté l’Union douanière européenne, d’où la réintroduction chaotique de contrôles aux frontières. La Suisse, elle, n’a jamais fait partie de l’Union douanière. Les contrôles de marchandises aux frontières n’ont donc jamais disparu. Les partisans du Brexit ont parfois utilisé l’argument selon lequel l’exemple suisse montrait que les contrôles aux frontières n’étaient pas synonymes d’encombrements durables.