L’UE et ses inversions de perspective sur la Suisse

Commentaire des passages-clés de l’entretien des journalistes Lise Bailat et Arthur Grosjean avec Petros Mavromichalis, ambassadeur de l’Union Européenne à Berne (1).

LB et AG – L’UE est-elle toujours vexée que la Suisse ait jeté à la poubelle l’accord institutionnel?

Petros Mavromichalis – L’Union européenne n’est pas vexée. Elle ne comprend pas qu’après tant de décennies de négociations, de concessions faites à la Suisse, on en soit arrivé à cette impasse. Mais notre porte reste ouverte. Il y a eu des rencontres entre Ignazio Cassis et de nombreuses personnalités de haut niveau de l’UE. (…)

« L’Union Européenne ne comprend pas qu’on en soit arrivé là »… il s’agit sans doute d’une manière de parler. En réalité, comme la suite du texte l’atteste abondamment, le Conseil européen et la Commission « comprennent » fort bien ce qui s’est passé. Puisque l’ambassadeur revient une nouvelle fois sur cette « incompréhension », prenons (encore une fois) la peine d’expliquer, au risque de tout autant nous répéter : la Suisse a tracé avec l’UE une « voie » bilatérale qui devait mener progressivement vers une intégration de niveau Espace économique européen (EEE), phase théoriquement transitoire à l’adhésion complète. Cet objectif a été abandonné en 2005 par le Conseil fédéral (puis formellement en 2016 avec le retrait de la demande d’adhésion). Il a bien fallu constater en effet que l’opinion publique n’évoluait pas comme prévu dans le sens d’une adhésion, ni même d’une adhésion au seul EEE.

Les gouvernements et parlements successifs se sont pourtant obstinés à continuer de négocier sur les mêmes bases politiques, en particulier le volet institutionnel demandé par la Commission. Cette grave erreur de la part de la Suisse ne pouvait mener qu’à la situation actuelle : un projet d’accord institutionnel longuement élaboré, ouvrant expressément (dans sa déclaration politique conjointe) sur une subordination rapide et par étapes de l’ensemble du droit économique, social et environnemental. Ce qui devait arriver est ensuite arrivé : les partis gouvernementaux se sont réveillés et n’en ont pas voulu.

Un pays comme la Suisse ne va pas se remettre du jour au lendemain d’une aussi monumentale bévue. Sa « classe » politico-médiatique n’est même pas encore en mesure de reconnaître et d’analyser ce qui s’est vraiment passé. L’idée que le projet d’accord institutionnel n’a buté que sur de « petits » problèmes d’approfondissement de la libre circulation des personnes, voire d’aides d’Etat, est encore très présente dans les narratifs.              

LB et AG – On a l’impression, comme le dit Livia Leu (secrétaire d’Etat aux affaires européennes), que l’UE joue la montre et qu’il ne se passe rien.

PM – Vous plaisantez, j’espère? Nous attendons patiemment depuis quinze ans de résoudre les problèmes institutionnels. L’UE ne joue pas la montre mais attend qu’on lui propose des solutions crédibles.

En effet. C’est plutôt la Suisse qui donne l’impression de temporiser, malgré l’urgence continuellement agitée par des lobbys et mouvements politiques. Il s’agit surtout d’une affaire intérieure, bien que les élections de 2023 ne soient probablement qu’un alibi de procrastination. Les années qui s’annoncent sans solution institutionnelle subordonnante permettront de mieux se rendre compte dans quelle mesure la Suisse peut survivre, voire davantage, en dehors de la “voie” bilatérale sanctuarisée. L’accord entre égaux juridiques conclu par l’Union Européenne avec le Royaume-Uni, qui comprend un volet institutionnel paritaire, change de toute manière l’environnement du dossier en ayant créé un important précédent.

Le royaume est très différent de la Suisse, beaucoup plus libéral par exemple (pour s’en tenir aux clichés), mais les arguments catastrophistes des remainers au moment du Brexit étaient en gros les mêmes qu’en Suisse s’agissant de s’accrocher à la voie bilatérale et à sa nouvelle étape institutionnelle. La différence est évidemment qu’en cas d’effondrement économique, social ou environnemental dans les cinq ou quinze ans, il serait beaucoup plus difficile pour le Royaume-Uni de revenir dans l’UE. Le Royaume-Uni s’est en quelque sorte condamné à réussir, ce qui n’est pas sans intérêt vu de Suisse (ou les tergiversations n’en finissent pas).

Cela dit, il est bien normal que l’UE « attende qu’on lui propose des solutions crédibles ». Dans ce genre de situation, la partie qui prend l’initiative devient demandeuse et se met en position d’infériorité. Or la Suisse, de son côté, a déjà beaucoup concédé depuis trente ans (2), ce qui ne lui laisse guère de marge de manœuvre.

LB et AG –  La Suisse a fait une proposition. Elle veut régler les aspects institutionnels de manière verticale, accord après accord. Ce n’est pas crédible?

PM – Le diable est dans les détails. Veut-on vraiment des règles différentes accord par accord? On serait alors dans une situation aussi compliquée qu’aujourd’hui. Quelles exceptions veulent les Suisses? Ce n’est toujours pas très clair.

Ce ne sont pas des détails. L’argument de la complexité de la situation pour Bruxelles a quelque chose de désopilant lorsque l’on fait abstraction de la Suisse, et que l’on pense à ce qui se passe actuellement en Europe. L’ambassadeur donne peut-être dans le second degré. La Commission Européenne emploie quelque 30 000 fonctionnaires (60 000 pour l’ensemble des institutions européennes). Combien sont affectés à la gestion du cas suisse et de ses petites complications ?  

LB et AG –  La Suisse veut des exceptions concernant la protection des salaires, et éviter des abus à l’aide sociale.

Prenons les éléments de réponse les uns après les autres :

PM – Ces craintes sont-elles justifiées ? A noter que l’ambassadeur pose la question sans y répondre. 

PM – L’UE lutte aussi contre le dumping vu que le niveau salarial est différent selon les pays. Que fait l’UE pour lutter contre le dumping salarial ? A notre connaissance, rien. Ou rien d’efficace. Ce serait d’ailleurs contraire à l’esprit de la libre circulation des personnes (salariés et indépendants), instituée en Europe par le Traité sur l’Union européenne de février 1992. Cette liberté fondamentale, qui met le travail et les salaires sur le même plan que les capitaux, les marchandises et les services, avait explicitement et officiellement pour finalité économique de créer un seul marché des “ressources humaines”. Ce qui devait précisément réduire les écarts salariaux entre pays membres par effet de dumping. A tel point que certains Etats « avancés » ont dû introduire des salaires minimaux (ce dont les Suisses ne veulent pas) (3).

PM – Quant aux prestations sociales, qu’est-ce qui vous fait croire que des ressortissants européens viendraient massivement profiter de l’aide sociale? Rien de très concret en effet. Il s’agit d’une intuition reposant sur un certain bon sens (si l’on ose dire). Qu’est-ce qui faisait croire aux Suisses, dans les années 1990, que la libre circulation des personnes allait provoquer une immigration européenne nette de l’ordre de 30 000 personnes par an en moyenne (sans parler du travail frontalier), alors que les prévisions scientifiques et officielles ne dépassaient pas les 8000 ? Rien non plus. Heureusement, cette immigration, qui n’avait nullement besoin d’accord sur la libre circulation des personnes pour se réaliser, a bénéficié à la Suisse. Malheureusement, ce genre de prévision fantaisiste a en revanche perdu toute crédibilité. Et l’on ne voit pas en quoi le fait de pouvoir bénéficier des mêmes prestations sociales de longue durée après seulement trois mois de séjour bénéficierait au pays d’accueil.

PM – Une étude d’Avenir Suisse conclut d’ailleurs que le coût ne serait pas très important. Nous pensons que M. Mavromichalis est mal inspiré de se référer à une étude d’Avenir Suisse, think tank libéral financé par les grandes multinationales, pour convaincre les syndicats que l’adoption du droit de la nationalité européenne dans le cadre de la libre circulation des personnes n’aurait pas d’effet significatif sur les systèmes sociaux et finances publiques en Suisse.

PM – La Suisse est pleine de médecins allemands, formés en Allemagne pour un coût de 170’000 euros. S’il s’agit de cela, alors parlons également des milliers d’étudiants européens formés chaque année gratuitement dans les hautes écoles en Suisse.

PM – Il y a un manque criant d’infirmières en Rhône-Alpes. Pourquoi? Parce qu’elles travaillent toutes dans les cantons de Genève et Vaud. Et de quoi parle-t-on ici? De l’hypothétique type qui serait au chômage et qu’il faudrait mettre à la porte après cinq ans. C’est ce qui fâche l’UE. On a l’impression que la Suisse veut le beurre, l’argent du beurre et les faveurs de la laitière. Il n’est guère question en réalité « de chômeurs qu’il faudrait mettre à la porte après cinq ans », mais de ressortissants européens qui découvriraient que les prestations sociales de base en Suisse, qu’ils y aient travaillé ou non, sont plus intéressantes qu’en Roumanie ou qu’ailleurs dans l’UE. Ce que l’ambassadeur explique ici, c’est que si les Suisses « bénéficient » d’infirmières françaises (ce n’est pas nous qui genrons), payées bien davantage qu’en France, ils doivent également accueillir des sans-emplois en mal de bonne couverture sociale de base. Il ne faut pas s’étonner que la gauche syndicale et le Parti populaire ne veuillent pas entendre parler de ce genre de nivellement par le bas. Ni qu’une partie significative des libéraux, au sens large, y voient un risque de déstabilisation des équilibres socio-économiques en Suisse.

LB et AG –  Vous profitez aussi de la Suisse. La balance commerciale penche en votre faveur et on fournit à des ressortissants de l’UE des centaines de milliers d’emplois.

PM – Tout à fait, c’est gagnant-gagnant! On parle ici de problèmes, mais les relations entre l’UE et la Suisse sont très bonnes. Il n’y a aucun pays au monde avec lequel nous ayons autant d’accords, autant de valeurs communes. Si nos citoyens viennent chez vous, et vice versa, c’est qu’ils se sentent bien.

On retiendra surtout que « les relations entre l’UE et la Suisse sont très bonnes ».

LB et AG –  Pourquoi faire pression alors?

PM – Il ne s’agit pas de faire pression. Nous ne sommes pas obligés de poursuivre un modèle de participation à notre marché intérieur qui ne nous convient pas. Absolument. Sauf que la Suisse ne « participe » pas au grand marché, à part dans quelques rares domaines : libre circulation et accord sur le transport aérien essentiellement. On peut ajouter, hors marché proprement dit, Schengen/Dublin. « Participation » (plutôt qu’« accès ») est pris ici au sens très européen de reprise automatique du droit de l’UE. Le problème, c’est que Bruxelles a tendance à considérer que la Suisse est censée « participer » à tout, sauf nombreuses et importantes exceptions destinées à disparaître. Comme l’a regretté récemment la secrétaire d’Etat Livia Leu, de retour de Bruxelles, la Commission fait comme si la Suisse faisait partie de l’UE et qu’il fallait juste avancer dans l’élimination des nombreuses exceptions à l’aide d’une formule institutionnelle. Rien de tel que cette inversion de perspective pour entretenir un dialogue de sourds. L’UE veut que la Suisse participe, la Suisse aimerait simplement avoir de bons accès sectoriels au marché, sur une base de réciprocité, comme le Royaume-Uni ou le Canada en réalité (même si le sectoriel y est moins accentué), en tenant compte en plus de son hyperproximité au centre du continent. Les importants accords de commerce et de coopération conclus par l’UE avec le Royaume-Uni ou le Canada ne sont-ils pas chapeautés par un volet institutionnel ?

PM – En 1999, lorsque nous avons signé les premiers accords bilatéraux, la Suisse avait déposé une demande d’adhésion. Aujourd’hui, c’est différent. Voilà qui ne manque ni de cohérence, ni de pertinence. Ces nouvelles conditions remettent forcément en cause la première série d’accords sectoriels, dans leur esprit tout au moins. On pourrait même admettre en droit international que les deux parties ne sont plus tenues par ces accords, tant les intentions qui les ont motivés n’existent plus. La fameuse « clause guillotine » en particulier, imposée par Bruxelles, qui lie les traités entre eux pour rendre la dynamique d’intégration irréversible, n’a plus vraiment de sens : il n’y a plus d’adhésion en perspective, plus de dynamique idéologique.              

PM – Nous ne voulons plus de cette approche sélective. Tant que les questions institutionnelles ne seront pas réglées, nous ne progresserons pas. Nous le disons depuis des années. Quelle approche « sélective » au juste ? Celle qui consiste à pouvoir choisir dans quels domaines la Suisse est prête à subordonner a priori son droit au droit européen ? La réponse vient trois questions plus loin… mais c’est assez confus, pour ne pas dire contradictoire :

LB et AG –  La Suisse veut des accords sectoriels, l’UE un accord global. Les discussions vont-elles traîner encore dix ans?

PM – Ce que nous voulons est assez simple: là où la Suisse participe à notre marché intérieur, elle doit respecter nos règles. Nous ne voulons pas de passe-droit. Nous voulons une solution globale. Cela ne sert à rien de nous dire: «On va reprendre vos règles dans le domaine de l’électricité mais pas pour la libre circulation des personnes. » La première partie de la réponse relève précisément de l’approche sélective (respecter les règles là où l’accord sectoriel prévoit leur reprise automatique). La seconde revient à dire au contraire que si la Suisse s’engage à subordonner un secteur particulier au droit européen, elle doit le faire dans tous les domaines. C’est précisément sur cette voie-là que l’Accord institutionnel aurait dû avancer par étapes. Avec, en ligne de mire, l’intégration économique, sociale et environnementale complète de facto. Ce qui allait peut-être faire un jour de l’adhésion, en fin de processus, une question purement formelle. Jusqu’à ce que le projet d’Accord institutionnel soit rejeté par Berne, l’UE n’avait jamais renoncé à la stratégie de l’engrenage (ratchet et spillover) théorisée par Jacques Delors, le dernier des « pères » de l’Europe (4). Petros Mavromichalis donne l’impression que l’UE ne veut plus de cette approche, parce qu’elle a compris que les Suisses ne s’y plieraient jamais, mais qu’elle ne parvient pas à s’en départir. Ce changement de paradigme a d’ailleurs tout autant de difficultés à s’imposer en Suisse.

LB et AG –  Chacun campe sur ses positions. Que faut-il pour que ça bouge?

PM – On véhicule cette image fausse en Suisse que l’UE ne fait pas de concessions. Dans les négociations sur l’accord-cadre, l’UE avait fait des concessions majeures: participation de la Suisse aux processus de décision, possibilité d’être exemptée du respect des règles moyennant compensation au cas où le peuple suisse les aurait rejetées, la création d’un tribunal arbitral pour trancher les différends. Si en plus on veut retirer la libre circulation du champ d’application d’un futur accord, il ne restera rien. L’UE s’est pliée en quatre pour satisfaire la Suisse, et ce n’est pas nous qui avons claqué la porte. Nous sommes ouverts à une approche sectorielle à condition que les problèmes soient résolus partout. Comprenne qui pourra dans cette dernière phrase. Pour le reste, c’est l’inversion classique de perspective : la Suisse est considérée comme un Etat intégré, mais auquel l’UE aurait fait d’énormes concessions. A noter tout de même que le tribunal arbitrale prévu par le projet d’Accord institutionnel était une phase intermédiaire entre le différend et sa résolution par la Cour européenne de justice (la Cour de la partie adverse). Il nous semble également abusif d’affirmer que le projet d’accord institutionnel prévoyait une participation de la Suisse aux processus de décision (processus législatifs européens si nous comprenons bien).

Retour sur les deux questions contournées :

LB et AG – Certes, mais pourquoi punir la Suisse sur le programme scientifique Horizon Europe alors que vous acceptez la Turquie ou Israël?

PM – La Turquie est un pays candidat à l’adhésion et Israël est couvert par la politique de voisinage. M. Mavromichalis est effectivement un adepte du second degré, et il s’agit là d’une réponse d’anthologie. Alors ne nous gênons pas : l’adhésion de la Turquie à l’UE est une pure fiction dont la réalisation requerrait d’énormes changements préalables dans l’UE. L’approbation de tous les Etats membres ne serait-elle pas nécessaire ? Or, après la Grèce, la France, sans laquelle rien ne peut se faire d’important, est certainement l’Etat européen le plus opposé à l’adhésion de la Turquie. Le nouveau venu serait sensiblement plus peuplé qu’elle, avec le risque que le Saint Empire franco-germanique devienne un Saint Empire turco-germanique. Et que la France soit reléguée au rang des Etats fondateurs, mais un peu secondaires comme l’Italie. La France, qui se considère comme une « grande nation » vouée au leadership européen (Macron), a d’ailleurs introduit en 2005 une disposition constitutionnelle prévoyant un référendum obligatoire si la Turquie devait adhérer. Sans parler des oppositions en Turquie même. La candidature de la Turquie est toutefois maintenue formellement des deux côtés pour des raisons géopolitiques (par rapport à la Russie en particulier). Cela dit, loin de nous l’idée que la pleine association de la Turquie aux programmes de recherche européens est illégitime, ou simplement une mauvaise chose.

LB et AG – Donc vous êtes plus voisin avec Israël qu’avec la Suisse?

PM – Israël fait partie de la politique de voisinage à laquelle la Suisse n’a pas souhaité s’associer.

La Politique européenne de voisinage (PEV), dont il n’est à peu près jamais question en Suisse, a été élaborée par étapes depuis les années 1990. Elle couvre aujourd’hui quinze Etats non-candidats à l’adhésion. Une partie d’entre eux sont situés à l’Est de l’Europe, une autre dans le bassin méditerranéen. Il s’agit officiellement d’ « une politique bilatérale entre l’UE et chaque pays partenaire, qui s’accompagne d’initiatives de coopération régionale : le Partenariat oriental et l’Union pour la Méditerranée » (5).

Il semble assez étrange d’entendre l’ambassadeur de l’UE affirmer que la Suisse n’a pas « souhaité » s’y associer. S’associer à quoi ? Au Partenariat oriental, ou à l’Union pour la Méditerranée ? A quel moment n’a-t-elle pas souhaité s’associer ? En tout état de cause, considérer le Royaume-Uni et la Suisse comme de « simples » voisins de l’UE paraîtrait vite incongru (surtout dans le cas de la Suisse, complètement enclavée). Il s’agit plutôt, disons… d’hyper-voisinage. Soit dit en passant, l’un des principaux défauts de la politique européenne de la Suisse est de n’être pas parvenue dès le départ à séparer clairement les questions commerciales et de coopération (agriculture, homologations industrielles, etc), des questions spécifiques de voisinage (circulation des personnes, accord sur les transports terrestres, etc).

PM – La Suisse n’est pas exclue, elle n’est pas pleinement associée (aux programme scientifique Horizon Europe). C’est exact, et l’opinion publique a tendance à l’oublier en Suisse.    

PM – (…) Cette image d’une UE méchante qui punit la Suisse est très éloignée de la réalité.

LB et AG – Mais l’équivalence boursière, Horizon Europe, ce sont quand même des punitions!

PM – Ce n’est pas une punition mais une décision de notre part de ne pas poursuivre l’approche sélective. Inaudible. La fin de l’équivalence boursière a été explicitement présentée par le président Jean-Claude Juncker comme une mesure destinée à faire pression sur les Suisses (un « bâton » selon ses propres termes, rapportés par le Financial Times). La non-association à Horizon Europe relevait ouvertement – et relève encore – de la même intention. Le Royaume-Uni en est également privé pour n’avoir pas, selon l’UE, complètement respecté les arrangements sur l’Irlande.  

PM – Je vais vous donner un exemple de vraie punition: pendant des décennies, on vous a cassé les pieds avec les problèmes liés au secret bancaire et vous nous avez ignorés. Pas tout à fait quand même. Toutes les négociations sur les Accords bilatéraux II ont été dominées par les concessions que la Suisse étaient prêtes à faire en matière de secret bancaire, et qui ont donné l’important Accord sur la fiscalité de l’épargne de 2004. La coopération judiciaire portant sur des montants d’une certaine importance fonctionnait déjà depuis longtemps.   

PM – Après, un autre partenaire est arrivé avec son gros bâton, a administré des amendes en milliards de dollars et la Suisse a très vite fait volteface. Audible, mais très inexact. Il est fait allusion aux Etats-Unis après la crise financière de 2008, qui accentuaient leurs exigences d’extraterritorialité du droit américain dans le reste du monde. L’affaire UBS a en effet ouvert une brèche. Le secret bancaire fiscal devenait de moins en moins tenable dans le cadre de procédures pénales transfrontalières. La Suisse ne l’a vraiment abandonné qu’en 2015 (six ans plus tard) dans le cadre de l’OCDE et de l’échange automatique de renseignements fiscaux entre cent Etats (dont ceux de l’UE).

LB et AG – Vous voulez faire comme les États-Unis?

PM – Non, justement pas. Mais il n’y a pas de droit de la Suisse à participer à Horizon Europe ou à obtenir l’équivalence boursière d’office. Non, il n’y a pas de droit de la Suisse à participer à Horizon Europe, et l’UE a parfaitement le droit de l’accorder à une quinzaine d’autres Etats non-membres. Même si c’est contraire à la clause de la nation la plus favorisée, fondement du multilatéralisme que l’UE prétend vouloir favoriser dans le monde (plutôt que les purs rapports de force). C’est un peu différent dans le cas de l’équivalence boursière, puisqu’il s’agissait d’un accord financier basé sur la réciprocité, que la Commission Européenne a unilatéralement et ouvertement suspendu à titre de rétorsion.    

PM – La Suisse nous regarde parfois comme papa et maman qui auraient donné des bonbons à tous leurs enfants sauf à elle. Mais elle n’est pas membre, elle n’est plus candidate à l’adhésion, ne fait pas partie de l’Espace économique européen. Ce sont des choix souverains de la Suisse.

On a bien compris. On a aussi compris que l’UE n’était pas vexée des choix souverains de la Suisse. 

(…)

LB et AG – Pourra-t-on compter sur la solidarité européenne si on vient à manquer de gaz cet hiver?

PM – Absolument. Je pense que la solidarité entre voisins est importante. On l’a vu pendant le Covid. Nous avons soigné les patients des uns et des autres. L’UE a reconnu le certificat Covid de la Suisse. Quand c’est urgent, quand il y a péril en la demeure, la Suisse pourra toujours compter sur l’UE et vice versa, je pense.

Nous espérons que M. Mavromichalis pense juste, sans savoir avec certitude si c’est aussi le point de vue de Conseil européen et de la Commission. Nous pensons de notre côté, et depuis longtemps, qu’il est en général préférable que la Suisse dépende le moins possible de l’UE dans des domaines que certains qualifieront de « stratégiques » (marché du travail et marché de l’électricité en particulier). Parce que la solidarité, c’est un peu comme l’éthique ou la culture : moins il y en a, plus on l’étale.    

*   *   *

(1) (24Heures et Tribune de Genève du 24 septembre). Voir aussi notre commentaire d’une précédente interview de Petros Mavromichalis dans Le Temps du 21 juin 2021. https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2021/06/26/lambassadeur-mavromichalis-ue-comprend-il-vraiment-le-dossier-suisse/

(2) La Suisse a même « offert » à l’UE d’importantes ouvertures sans aucune exigence de réciprocité : dans les produits financiers par exemple, ou encore le principe du Cassis de Dijon. En matière de libre échange, l’une des seules contreparties restantes serait d’adhérer à l’Union douanière européenne (suppression des contrôles frontaliers sur les marchandises), comme l’a fait la Turquie, mais avec de redoutables effets déflationnaires sur un marché intérieur survalorisé (rétrécissement prévisible de l’emploi). Le Royaume-Uni est pour sa part sorti de l’Union douanière, ce qui explique la difficile transition encombrant ses postes frontières.         

(3) Rejeté à trois contre un lors d’un vote populaire en 2014.

(4) https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2019/09/13/genealogie-de-la-voie-bilaterale/ voir l’annexe.

(5) https://www.europarl.europa.eu/factsheets/fr/sheet/170/la-politique-europeenne-de-voisinage La Suisse est théoriquement et indirectement couverte par la PEV en tant que membre de l’Association européenne de libre-échange (AELE). (La Norvège n’est plus candidate à l’adhésion, l’Islande et le Liechstenstein ne l’ont jamais été).

 

 

 

 

Baudenbacher, la hantise des soumissionnistes

Accord institutionnel : l’expert le plus coté en la matière est intarissable sur ce que signifierait la Cour européenne de justice en Suisse: une mainmise progressive de Bruxelles dans un gant de velours intitulé Cour arbitrale paritaire. Extraits.

Il passe sans conteste pour la première référence en Suisse s’agissant de traités d’ordre économique avec l’Union Européenne. Juriste, enseignant à l’Université de Saint-Gall pendant vingt-cinq ans, invité aujourd’hui encore dans les plus hautes écoles d’Europe, Carl Baudenbacher s’est surtout frotté à la pratique : juge à la Cour de l’AELE de 1995 à 2018 (représentant le Liechtestein), en rapport avec l’Espace économique européen, président de 2003 à 2017, consulté personnellement par des Etats et sollicité pour des arbitrages.

Carl Baudenbacher a publié des ceux dernières années plusieurs articles dans la presse alémanique (NZZ, SonntagsZeitung, Weltwoche), mettant en garde contre l’idée que la Cour européenne de justice (CJUE), qui chapeaute l’Accord institutionnel en attente de ratification (InstA), pourrait être autre chose qu’un instrument au service exclusif de l’UE pour soumettre progressivement la Suisse au droit européen. Alertant également sur la nouvelle clause guillotine (super-guillotine), qui rendrait cette nouvelle étape majeure d’intégration aussi irréversible que la précédente (Accords bilatéraux I).

Sa critique de l’InstA porte donc principalement sur le règlement des différends. A ces yeux, l’instauration d’un tribunal arbitral paritaire (1), c’est-à-dire composé d’un nombre égal de membres suisses et européens, est un artifice purement formel et factice destiné à rendre le traité acceptable dans l’opinion publique suisse.

Il suffit de lire attentivement le texte pour se rendre compte que l’UE pourrait saisir souverainement sa propre instance suprême pour briser les résistances législatives en Suisse. La manière dont ces futures procédures se sont mises en place en témoigne par ailleurs : la Cour de Justice de l’Union Européenne est vouée à devenir rapidement la Cour constitutionnelle dont les Suisses n’ont jamais voulu. Elle viderait de facto les droits populaires de leur substance.

« Le principal problème de l’accord-cadre, c’est bien sûr que la Cour de justice de l’Union Européenne (CJUE), qui par définition manque de neutralité, doit être habilitée à trancher les litiges entre l’UE et la Suisse de manière contraignante. Le tribunal arbitral paritaire en amont ne sert qu’à camoufler cet énorme transfert de souveraineté.

« Ce tribunal doit faire appel à la CJUE non seulement lorsque le droit de l’UE est réellement concerné, mais aussi lorsqu’il s’agit du droit des traités dérivé du droit de l’UE. Cela signifie que les cas dans lesquels le tribunal arbitral paritaire serait seul compétent sont difficiles à imaginer. Même les partisans de l’accord-cadre en conviennent. Ils se consolent en affirmant que la CJUE est une juridiction respectée, dont la Suisse n’a rien à craindre. En revanche, le président de l’Union syndicale suisse Pierre-Yves Maillard a déclaré, lors d’un colloque organisé par la Société suisse de public affairs (SSPA) le 11 juin 2019, que la Suisse aurait en fait une Cour constitutionnelle qui réexaminerait sa législation. La seule chose à ajouter est que cela ne s’appliquerait pas uniquement à la protection des salaires.

(…) « Il faut plutôt regarder vers l’avenir et se rendre compte que les conflits découlant d’un accord sur l’électricité, d’un accord de services ou de l’accord de libre-échange de 1972 actualisé relèveraient également de la compétence de la CJUE. Le Conseil fédéral agit comme si ce tribunal arbitral n’était pas un problème, et refuse d’en discuter. Cette attitude ne peut vraiment s’expliquer que par le fait qu’il n’a pas d’argument valable. Du point de vue du Département des affaires étrangères, chef de file sur ce dossier, la Suisse gagnerait même en souveraineté avec ce tribunal.

(…) « Immédiatement avant et après le Brexit, qui a eu lieu le 31 janvier 2020, le négociateur en chef de l’UE, Michel Barnier, proclamait que le mécanisme de règlement des différends, envisagé pour un futur accord commercial avec la Grande-Bretagne, donnerait à la Cour de justice européenne le seul pouvoir d’interprétation. Le Guardian du 3 février 2020 a cité M. Barnier, affirmant que la CJUE devrait, comme auparavant (avant le Brexit), continuer de jouer pleinement son rôle.

« Cette continuité est du plus grand intérêt pour la Suisse, car le même mécanisme est ancré dans l’accord-cadre. Dans les deux cas, la CJUE serait précédée d’un tribunal arbitral. Chaque partie devrait avoir le droit de faire appel unilatéralement à cette instance paritaire. C’est-à-dire indépendamment du consentement de la partie adverse. En ce qui concerne l’interprétation du droit de l’UE, ou du droit des traités ayant le même contenu que le droit de l’UE, c’est-à-dire dans presque tous les cas imaginables, le tribunal arbitral devrait cependant être obligé de demander à la CJUE une décision contraignante. Avec cette procédure, la Commission européenne serait devenue l’autorité de contrôle de facto pour la Grande-Bretagne (et la Suisse), avec la CJUE comme tribunal de facto. C’est pourquoi le négociateur en chef de l’UE Michel Barnier ne mentionnait même pas le tribunal arbitral.

(…) « Le tribunal arbitral serait structurellement faible, et ne pourrait pas rejeter une demande de renvoi bien fondée de l’UE devant la CJUE. L’auteur britannique Martin Howe a fort justement décrit ce tribunal comme une « boîte aux lettres pour soumettre le différend à la CJUE », et comme un « amortisseur quand la réponse reviendra.

Précédent démonstratif

« Rien ne permet d’affirmer que les affaires jugées jusqu’ici par la CJUE, en rapport avec les accords bilatéraux, n’ont guère posé de problèmes à la Suisse. (…) Le seul cas significatif à ce jour – celui de l’aéroport de Zurich (2) – a en fait été tranché au détriment de la Suisse. Les hauts responsables politiques zurichois étaient pourtant convaincus que la Suisse gagnerait.

« Les partisans de l’InstA ignorent largement la question de la souveraineté. Le Conseil fédéral tente de s’en sortir en affirmant qu’il en a toujours tenu compte. Tout le reste est en fait subordonné à la volonté d’un accès sans obstacle au marché intérieur de l’UE, grâce à la reconnaissance mutuelle des normes techniques (3). L’industrie de l’électricité a également des arguments assez unidimensionnels. La stratégie énergétique suisse était dès le départ une stratégie d’importation. Après être consciemment devenu dépendant des importations d’électricité en provenance de l’UE, il y a une demande pour un accord sur l’électricité. Il ne pourra être obtenu à son tour qu’avec un accord institutionnel.

Comment en est-on arrivé là ?

« Il n’est pas exact de dire que l’UE a demandé que la Suisse fût soumise à la CJUE. L’UE a d’abord proposé une deuxième approche de type Espace économique européen (EEE), ou un rapprochement avec les institutions du pilier AELE (autorité de surveillance AELE et tribunal AELE). C’est la Suisse qui, à la surprise de l’UE, a insisté sur la CJUE. Lorsqu’il est devenu clair que cela n’aurait aucune chance de passer dans l’opinion publique, l’UE est venue avec le tribunal arbitral paritaire. (3)

« L’affirmation selon laquelle l’adoption du modèle de règlement des différends de l’UE avec l’Ukraine, la Géorgie et la Moldavie représente un «succès de négociation» peut être qualifiée d’aventureuse. La participation de la Suisse au marché intérieur de l’UE étant beaucoup plus « intégrative » que celle de ces Etats, on pourrait se dire que la CJUE serait en elle-même la juridiction appropriée pour la Suisse.

« En fait, ces trois pays sont des candidats à l’adhésion, ce que la Suisse n’est pas. La littérature internationale – j’ai cité des auteurs éminents de Belgique, de Norvège et du Royaume-Uni – admet que le modèle ukrainien ne convient pas à un pays économiquement leader, avec une tradition démocratique et un Etat de droit établi.

« L’orientation dans la résolution des litiges a été mal définie en 2013/2014. La nouvelle direction des Affaires étrangères, qui a pris la relève fin 2017/début 2018, était dans une situation difficile (4). Néanmoins, il y aurait eu une opportunité pour un nouveau départ. Elle n’a pas été saisie.

« L’avis des Affaires étrangères du 1er avril 2019 n’est pas susceptible de dissiper les doutes les plus légitimes sur l’indépendance du tribunal arbitral. Si l’on voulait s’en tenir à la voie qui a été choisie au départ (qui me semble fausse), il ne resterait dans le fond qu’une chose à faire: admettre que l’on est prêt à subir la juridiction de la Cour européenne de justice comme prix d’accès marché. Il serait cependant plus honnête dans ce cas de revenir au modèle «pur» de CJUE de l’ère Burkhalter / Rossier.

L’effet Brexit

« Jusqu’à maintenant, le Conseil fédéral a agi comme si sa stratégie d’accord institutionnel n’avait rien à voir avec le Brexit. Cette attitude a toujours été fausse, et elle est aujourd’hui devenue absolument intenable. (…) Le gouvernement doit aussi revoir sa copie parce que l’UE de 2021 n’est plus l’UE de 2012. Comme chacun sait, le conseiller fédéral Didier Burkhalter, conduit par le secrétaire d’État Yves Rossier, a entamé sa course vers l’UE en décembre 2012. Elle a mené dans une impasse, et le moment est venu de descendre de cheval.

(…) « Dans l’ensemble, les partisans de l’Accord institutionnel se sont mis sur la défensive lorsque l’Accord de commerce et de coopération (TCA) entre le Royaume-Uni et l’Union Européenne a été rendu public. (…) Les nouvelles critiques non partisanes venant de l’économie argumentent différemment de l’UDC. C’est ce qui les rend dangereuses aux yeux des défenseurs de l’accord.

« Les efforts pour instrumentaliser les problèmes à la frontière entre le Royaume-Uni et l’UE, au bénéfice du Conseil fédéral et de son accord institutionnel, deviennent cependant embarrassants. La situation dans le sud de l’Angleterre n’est pas bonne, mais les blocages ne sont pas aussi graves que le gouvernement de Londres le prévoyait. Les entreprises, les transitaires et les fonctionnaires n’ont tout simplement pas été en mesure de s’adapter aux nouvelles règles en si peu de temps (5). L’UE a également intérêt à ne pas surcharger inutilement le trafic frontalier. Et les sentiments de vengeance de certains cercles bruxellois contre les «Britanniques infidèles» se calmeront avec le temps.

(…) « Le fait que l’accord euro-britannique se débrouille sans la CJUE, avec un véritable tribunal arbitral paritaire, est maintenant présenté comme une évidence par les adeptes de l’InstA. N’est-ce pas tout simplement la conséquence «logique» de la sortie des Britanniques du marché intérieur européen ? Cette affirmation s’avère pourtant erronée. Ce n’est en aucun cas une question de logique. Ce succès est le résultat de négociations difficiles au cours desquelles Boris Johnson, sous pression permanente des Européens, a montré sa volonté de quitter la table des négociations et de se contenter d’un no deal.

« On peut aisément imaginer quelles jubilations les supporters suisses de l’InstA auraient exprimé si l’UE l’avait emporté. (…) Leur ingéniosité pour faire apparaître le tribunal arbitral comme une institution indépendante, à l’aide de toutes sortes d’artifices sémantiques, n’ont jamais été convaincants. Ils ne le sont toujours pas.

(…) « La circulation des marchandises entre le Royaume-Uni et l’UE est importante. Mais ce n’est pas la seule liberté qui est en jeu. Le fait que le deal euro-britannique a exclu la libre circulation des personnes est un grand succès du point de vue britannique, ce que les partisans de l’InstA ne mentionnent guère en Suisse. Cette liberté fondamentale a principalement une justification politique dans l’UE.  Elle est en revanche assez controversée parmi les principaux économistes. Il est douteux qu’elle soit nécessaire au fonctionnement d’un marché intérieur.

« Soit les partisans de l’InstA ignorent également l’absence d’accord sur les services financiers, soit ils la décrivent comme une défaite pour les Britanniques. En réalité, la situation est loin d’être aussi claire. Pieter Cleppe, le responsable belge du groupe de réflexion bruxellois Open Europe, a récemment souligné que seuls 25% des revenus de la City de Londres dépendaient de l’UE, et que la place financière britannique ne devait pas sa réputation à l’accès au marché intérieur européen. Ce que l’on appelle le passeport européen pour les prestataires de services financiers n’est donc pas considéré comme vital à Londres. Au contraire, certains signes indiquent que les Britanniques sont heureux de s’être soustraits aux efforts de l’UE pour affaiblir la City, sous l’influence de la France et l’Allemagne.

Le siècle d’humiliation

« Les accords que les puissances impériales occidentales ont imposés à la Chine, après sa défaite dans la guerre dite de l’opium en 1842, sont généralement qualifiés de traités inégaux. En plus de l’ouverture du marché chinois, un élément essentiel était le droit des vainqueurs de faire fonctionner des tribunaux extraterritoriaux. Les plus connus étaient la Cour suprême britannique pour la Chine et la Cour des États-Unis pour la Chine, toutes deux à Shanghai.

« Ces traités ont conditionné ce que les Chinois surnommèrent plus tard le «siècle d’humiliation». Les tribunaux extraterritoriaux avaient tendance à élargir leurs compétences pour inclure des affaires mixtes impliquant des Occidentaux et des Chinois. Il y eut des développements parallèles dans l’Empire ottoman.

« Bien que le droit des traités internationaux emprunte souvent au droit privé, il n’y a pas de théorie générale des contrats inégaux. L’impérialisme a empêché ce genre de doctrine d’émerger. La notion de contrats inégaux est donc généralement réservée à l’identification de ces exemples historiques. Il existe cependant certaines approches de théorie générale.

(…) « L’accord institutionnel comporte des éléments allant clairement dans le sens d’un traité inégal. Depuis une vingtaine d’années, il existe un réseau d’accords bilatéraux entre la Suisse et l’UE qui sont gérés par des commissions mixtes. En cas de conflit, vous vous asseyez et vous essayez de trouver une solution négociée. Il n’est pas contesté des deux côtés que cette coopération est très réussie.

« L’UE tente néanmoins de modifier l’équilibre qui a jusqu’ici caractérisé les relations bilatérales en faveur des deux parties. Jusqu’à il y a quelques années, elle le faisait avec réticence. Depuis le référendum sur le Brexit, en 2016, elle a néanmoins eu recours à des moyens auxquels la «communauté juridique» n’était pas habituée: l’annulation de l’équivalence boursière en 2019 était discriminatoire. (…) Quelles que fussent les chances de succès, elle aurait dû être contesté à l’Organisation mondiale du commerce (OMC).  

« Les menaces constantes, et les désavantages politiques liés à la non-signature de l’InstA ne sont pas acceptables. Un point culminant a été atteint avec un tweet du président du Conseil de l’UE, Charles Michel, le 25 septembre dernier. Il annonçait que la Suisse (et la Grande-Bretagne) seraient exclues du marché intérieur. Deux jours plus tard, la présidente de la Commission Ursula von der Leyen demandait au Conseil fédéral de signer l’accord «rapidement», et de veiller à sa ratification.

« L’UE demande que les « accords d’accès au marché » les plus importants, actuels et futurs, soient reconsidérés au moyen d’un accord-cadre. L’accord de libre-échange de 1972 sera également soumis à ce régime à l’avenir. Afin d’appuyer sa demande, l’UE a suspendu la conclusion de nouveaux accords bilatéraux, et refuse parfois de mettre à jour les accords existants.

« La conception de l’InstA est tout sauf équilibrée. Ceux qui font des affaires avec l’UE, ou souhaitent rester en affaires, ne peuvent éviter une adoption juridique dynamique. Les éléments inégaux, en revanche, sont d’une part la compétence de la Cour européenne de justice, qui en tant que tribunal manque d’impartialité. Ce problème pour la Suisse n’est que mal camouflé par l’implication d’un tribunal arbitral pro forma. Il y a d’autre part la compétence de contrôle de facto de la Commission européenne, qui peut saisir son propre tribunal à tout moment.

(…) « La super guillotine prévoit qu’en cas de résiliation de l’InstA, non seulement les accords bilatéraux I, mais aussi les futurs accords bilatéraux, en particulier l’accord de libre-échange modernisé de 1972, devraient expirer. Il s’agit là encore d’un règlement extrêmement unilatéral, dont l’effet est bâillonnant. C’est dire si l’InstA pourrait certainement fournir du matériel pour approfondir la question de savoir s’il existe une théorie générale des contrats inégaux. »

ANNEXE

Carl Baudenbacher sur EULawLive, fin janvier, avec cette conclusion: 

“Par rapport à l’accord euro-britannique de commerce et de coopération (TCA), les adeptes suisses de l’Accord institutionnel avec l’UE (InstA) font valoir que la Suisse a un accès plus large au marché européen que les Britanniques. Il est “logique”, disent-ils, qu’ils doivent accepter la Cour européenne de justice. Ce n’est guère convaincant. Les républiques d’Europe de l’Est ont un accès très restreint au marché unique, mais l’UE voulait quand même imposer aux Britanniques le mécanisme ukrainien.

“Il y a actuellement beaucoup d’incantations en Suisse, selon lesquelles il est nécessaire d’accepter la perte de souveraineté qui accompagne le mécanisme ukrainien si l’on veut maintenir à un niveau modeste les coûts de transaction dans certains secteurs d’exportation. Le publiciste Beat Kappeler a comparé cela à l’histoire d’Esaü dans l’Ancien Testament, qui avait troqué ses droits contre un plat de lentilles.

“Il semble néanmoins que le Conseil fédéral ait l’intention d’honorer l’InstA, pour autant qu’il obtienne quelques concessions cosmétiques de la part de l’UE sur trois questions secondaires. Ils transmettrait ensuite la patate chaude au Parlement et, en fin de compte, au peuple et aux cantons dans le cadre du référendum obligatoire. Apparemment, les Sept (ou une majorité d’entre eux) pensent qu’ils pourraient ainsi sauver la face par rapport à leurs interlocuteurs européens. Tout cela semble un peu naïf: pour Bruxelles, peu importe qui, en Suisse, aura finalement eu raison de l’InstA. Personne ne peut blâmer l’UE de cette situation confuse – si ce n’est qu’elle s’est trop appuyée sur Département fédéral des affaires étrangères. Sous la conduite du DFAE, la Suisse s’est enlisée dans un véritable bourbier politique. Entre bons voisins, le pays devrait néanmoins pouvoir retrouver une issue. Quoi qu’il en soit, la politique consistant à fourvoyer les gens avec des campagnes délibérément trompeuses doit cesser.”

 

————-

(1) https://www.eda.admin.ch/dam/dea/fr/documents/abkommen/InstA-Wichtigste-in-Kuerze_fr.pdf

(…) « Chaque partie peut saisir le comité mixte concerné par un différend. Si celui-ci ne trouve pas de solution dans un délai de trois mois, chaque partie peut demander la constitution d’un tribunal arbitral paritaire. Celui-ci est composé, en nombre égal, d’arbitres nommés par la Suisse et par l’UE. Si le différend soulève une question concernant l’interprétation ou l’application du droit de l’UE, dont la clarification est nécessaire pour régler le différend, le tribunal arbitral saisit la CJUE. Sur la base de cette interprétation, le tribunal arbitral règle le différend. La décision du tribunal arbitral lie les parties. Si une partie décide toutefois de ne pas mettre en œuvre la décision, ou si les mesures requises sont considérées comme non conformes à la décision par l’autre partie, celle-ci peut prendre des mesures de compensation. Elles doivent cependant être proportionnées. Si les opinions divergent à ce propos, un tribunal arbitral peut examiner la proportionnalité de ces mesures sur demande de la partie affectée par les mesures de compensation. Une telle procédure de règlement des différends pourrait durer plusieurs années. » (trad: DFAE)

(2) https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/documentation/communiques.msg-id-14007.html

Il s’agit d’un épisode de 2004, dans le cadre de l’Accord bilatéral I sur le transport aérien, le seul à avoir reconnu dès le départ la juridiction la Cour européenne de justice.

(3) https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2020/02/02/acces-au-marche-europeen-3-les-derisoires-privileges-de-larm/

https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2020/01/22/ce-que-veut-dire-acces-au-marche-europeen-2-quatre-accords-en-faveur-de-lue/

Carl Baudenbacher mentionne ici la réalité sur laquelle nous tentons depuis des années d’attirer l’attention (sans jamais être contredit avec des faits) : dans le cadre de la voie bilatérale d’intégration, le seul élément significatif d’accès « privilégié » au marché européen est l’Accord de reconnaissance mutuelle des normes techniques (ARM, Bilatérales I). Il ne change rien à la possibilité d’exporter vers l’UE, mais augmente légèrement les coûts. Dans des proportions qui paraissent effectivement insignifiantes si l’on songe par exemple que l’augmentation du coût des exportations suisses vers l’UE pour des raisons monétaires a été de plus 30% pendant la même période.

(4) Pour mémoire, la première partie de la négociation a été menée sous l’ère Burkhalter/Rossier à Berne, jusqu’à la fin de 2017. La seconde sous l’ère Cassis/Balzaretti. Le conseiller fédéral Ignazio Cassis ayant parlé avant son élection de « reset » des discussions avec Bruxelles.

Le Conseil fédéral affirme que l’accord-cadre a été réalisé sur mesure pour la Suisse. Il s’agit en réalité d’un produit prêt à l’emploi qui a été développé pour les trois pays candidats à l’adhésion que sont l’Ukraine, la Géorgie et la Moldavie. Ce que l’on appelle le « modèle ukrainien », tenant compte des retards historiques dans le développement démocratique et économique de ces Etats. Transposé ensuite par l’UE dans le cas du Royaume-Uni et de la Suisse.

(5) A noter que l’image des files de camions au sud de l’Angleterre est en général mal interprétée en Suisse. Le Royaume-Uni a quitté l’Union douanière européenne, d’où la réintroduction chaotique de contrôles aux frontières. La Suisse, elle, n’a jamais fait partie de l’Union douanière. Les contrôles de marchandises aux frontières n’ont donc jamais disparu. Les partisans du Brexit ont parfois utilisé l’argument selon lequel l’exemple suisse montrait que les contrôles aux frontières n’étaient pas synonymes d’encombrements durables.