Suisse et programmes européens de recherche : le drôle de drame

Toute mauvaise nouvelle sur le statut d’association de la Suisse à Horizon Europe (2021-2027) ces prochains mois ne sera pas forcément une mesure de rétorsion par rapport à l’Accord institutionnel en suspens. Le recul permet de mieux s’en rendre compte.

Cet article est une suite et actualisation de celui du 28 avril 2020 : « Ce que vaut l’Accord sur la recherche ». https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2020/04/28/acces-au-marche-europeen-4-ce-que-vaut-laccord-sur-la-recherche/

Divers commentaires et analyses l’ont précisé, reprécisé ou laissé entendre ces dernières semaines : la participation de la Suisse aux programmes de recherche Horizon Europe (2021-2027), en tant qu’Etat associé, ne sera pas possible sans ratification de l’Accord institutionnel en suspens avec l’Union Européenne.  

Répétitif et en général efficace dans les débats de politique européenne en Suisse, ce genre de chantage ne manque pas de crédibilité a priori : l’UE n’avait-elle pas exercé de retentissantes rétorsions après le vote de février 2014 contre la libre circulation du travail ? Suspension de l’accord d’association à Horizon 2020, qui n’était pas encore finalisé. Et de la participation à Erasmus+, qui n’a pourtant rien à voir avec les Accords bilatéraux I.

Sept ans plus tard, les difficultés d’approbation de l’Accord institutionnel avec l’Union prennent le relais de la libre circulation. Elles surgissent de nouveau au moment où les deux parties devraient discuter d’un éventuel statut d’associé de la Suisse au nouveau programme cadre de recherche Horizon Europe (2021-2027). C’est dire si la chronologie des événements présente de troublantes similitudes.

Comme à l’époque de la mise en place d’Horizon 2020, l’UE devrait aussi hisser treize Etats de sa périphérie au même niveau d’association que la Suisse s’agissant cette fois d’Horizon Europe (2027) (1). Dont Israël, la Turquie, la Tunisie, l’Albanie ou encore la Géorgie. Bien que ces partenaires n’aient ni accord historique et général sur la recherche, ni libre circulation du travail avec l’UE, ni subordination institutionnelle d’aucune sorte.

Plusieurs éléments nouveaux sont pourtant venus perturber entre-temps ce laborieux agencement. En premier lieu, des Etats plus éloignés et à haut potentiel de recherche subventionnée ont insisté à Bruxelles pour obtenir eux aussi le statut d’associé : Japon, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, Corée et Singapour. L’Union est entrée en matière. L’association de ces nouveaux candidats fait aujourd’hui partie de la politique de partenariats de l’UE par rapport à Horizon Europe (2027).

De son côté, le Brexit ne s’est pas contenté de venir perturber la politique européenne de recherche. Il l’a passablement bouleversée. Importante référence dans le monde sur le plan académique, et en matière de recherche à financement public (sciences physiques, humaines et technologies), deuxième contributeur aux programmes cadres européens (après l’Allemagne et devant la France), le Royaume-Uni n’est-il pas une locomotive dans la R&D? Sa future association aux programmes européens devrait apparaître comme une évidence. Ce n’est pourtant pas du tout le cas.  

Avant même d’être appliqué, le référendum de juin 2016 a d’ailleurs déjà eu pour effet psychologique de réduire les participations britanniques de quelque 30% (2). Ce choc a forcément fait évoluer la perception et la réalité du dossier recherche européenne dans son ensemble. La crise sanitaire de 2020 est encore venue compliquer les choses en absorbant des budgets initialement dédiés à la recherche.

Dilution indésirable

Nouvelles candidatures importantes, Brexit, volonté de voir au moins les Britanniques sanctionnés d’une manière ou d’une autre sur le plan de la recherche : ces paramètres ont fini par converger sur un scepticisme déjà ancien, fragilisant le principe même d’association. Répandu en France et dans les pays latins, mais également dans les Etats baltes et le groupe de Visegrad. Pourquoi des Etats non membres peuvent-ils participer et bénéficier pleinement de programmes de recherche communs, destinés à favoriser la prospérité et le rayonnement de l’Union ?

Que reste-t-il au juste de l’avantage d’être membre dans cette affaire ? Davantage que la recherche fondamentale, c’est la captation de subventions publiques par les entreprises qui est remise en cause. Bien qu’elle ne représente qu’une petite partie de l’ensemble. L’idée que des technologies issues de programmes publics puissent bénéficier à des économies nationales hors de l’Union est de plus en plus perçue comme dilutive et contre-productive.

Retards exaspérants

Après avoir fixé en septembre le budget global d’Horizon Europe (2027), trois mois seulement avant le lancement opérationnel des programmes, c’est dans cette ambiance que la Commission européenne, le Parlement et le Conseil des ministres européens de la recherche doivent encore se mettre d’accord sur une politique de partenariat hors UE. D’ici la fin de l’année. Avec, en principe, une confirmation et un contenu clarifié du statut d’associé.

L’accès à la pleine diversité des programmes pourrait cependant être restreint. La possibilité de coordonner des projets également. De longues discussions devront ensuite avoir lieu avec chaque candidat. Sur le montant de sa contribution forfaitaire en particulier, qui devra encore être ratifié par son parlement.

Même si ce processus commençait aujourd’hui, il ne serait guère envisageable que les Etats potentiellement associables (Suisse comprise) puissent rejoindre Horizon Europe avec moins de six mois de retard. Voire une année. Mais ce ne sera certainement pas le cas. Parce que tout semble bloqué tant que le l’Union et le Royaume-Uni n’auront pas finalisé un accord en quelque sorte pilote sur la recherche.

Or aucun début de finalisation sectorielle de ce genre n’est envisageable tant que les deux parties ne seront pas fixées sur un deal ou un no deal global de principe. En cas de no deal, il s’agira même d’aborder toute la question en table rase. Le Royaume-Uni se retrouverait alors sur le même plan que les nouveaux candidats de la zone OCDE. Voire peut-être, in fine, à un même niveau que la Suisse et ses treize « équivalents », revu à la baisse. L’UE ayant finalement imposé à tous un compromis entre le statut actuel d’associé et celui de simple Etat tiers (3).  

Visibilité décourageante

C’est dire si la perspective d’une association à Horizon Europe dans le courant de l’année prochaine a pris la forme d’un banc de brouillard pour la vingtaine de candidats impatients. Les anciens associés d’Horizon 2020, dont la Suisse, avaient déjà connu cela en 2014. Mais pas dans de telles proportions. Transis par l’imprévisibilité d’une Union Européenne de plus en plus ombrageuse, ils s’efforcent de ne pas faire de remous. Certaines délégations, dont celle d’Israël et de la Turquie, se sont prudemment réunies en septembre à Bruxelles pour faire une sage apologie des participations associatives aux programmes européens de recherche (4).

Quant aux nouveaux candidats, ils semblent passablement déroutés. Certains ont apparemment abandonné tout espoir et volonté d’être sérieusement associés à ce cycle de recherche. Se résignant simplement à le traverser en tant qu’Etats tiers, finançant comme auparavant leurs participations au cas par cas. (5)  

C’est dans cet environnement un peu étrange que la Suisse s’apprête à affronter les menaces prévisibles sur son statut d’association au cas où l’Accord institutionnel avec l’Union ne serait pas promptement signé par le Conseil fédéral. Puis ratifié dans la foulée en vote populaire. Les intimidations, on le voit, mériteront d’être quelque peu relativisées.

Le double agenda

Toute mauvaise nouvelle s’agissant de la pleine association de la Suisse ne pourra guère être forcément interprétée comme une rétorsion. En attendant, Berne ne donne pas l’impression d’être pressée de communiquer sur la situation. Comme si une syllabe de trop reviendrait à mettre de l’huile sur le feu.

Le Secrétariat d’Etat à la formation, à la recherche et à l’innovation à Berne (SEFRI) se contente de confirmer avec optimisme « qu’il est actuellement prévu que les négociations entre l’Union européenne et la Suisse sur l’association dans le domaine de la recherche et de l’innovation commencent à la fin de l’année, ou au début de l’année prochaine ».  

Il est probable cependant que les discussions ne s’engagent pas avant que l’Accord institutionnel soit approuvé en référendum. Ce qui pourrait bien les reporter au second semestre. La coïncidence sera peut-être parfaite avec les retards pris du côté européen.

D’ici-là, c’est aussi sur le fond que les chantages habituels pourraient revêtir une résonnance assez différente des années précédentes. Par rapport à la politique européenne de recherche et d’innovation elle-même. N’a-t-elle pas beaucoup évolué depuis 2014 ?

ANNEXE I

Politique de puissance et instrumentalisation de la diplomatie scientifique

Même si la problématique des Etats tiers dans les programmes publics de la recherche en Europe reste plus ou moins stable sur le plan conceptuel, il faut bien se rendre compte que l’esprit de la politique européenne a considérablement évolué depuis 2014.

L’Union Européenne est devenue beaucoup plus méfiante et protectionniste vis-à-vis de l’extérieur. Le dépit d’avoir été gravement distancée par l’Amérique et l’Asie dans la révolution numérique, le dramatique décrochage techno-industriel face à l’Asie et aux Etats-Unis, génèrent aujourd’hui davantage de ressentiments que d’émulation.

A défaut de pouvoir prétendre à un leadership technologique significatif, l’Europe semble se rabattre sur ce qu’elle peut et veut encore maîtriser : la « régulation des technologies », selon l’expression désormais consacrée. Sur son territoire et dans son aire d’influence. « L’Europe peut devenir leader en créant une technologie démocratiquement soutenable », proclamait le président Macron il y a dix-huit mois lors d’une intervention remarquée (devant un parterre d’industriels des technologies). La Chine n’a pas nos référentiels en termes de libertés individuelles et de droits de l’homme. Face à un modèle piloté par de grands acteurs privés, les Etats-Unis ne peuvent plus garantir le respect de la vie privée, ni une politique sur le changement climatique. » Déjà perceptible dans Horizon 2020, cette tendance au repli de la politique d’innovation sur une certaine zone de confort s’est encore accentuée. 

L’ambition d’excellence porte en premier lieu sur des domaines à vocation de plus en plus domestique. En juin dernier, la Commission présentait solennellement les nouvelles grandes missions du programme Horizon Europe : changement climatique, adaptation des villes au phénomène, cancer, protection des océans et santé des sols. L’ancien commissaire à la recherche Carlos Moeda, qui présidait la commission d’experts, décrivait sans rire ce résultat comme quelque chose « qui allait introduire la science dans les conversations des gens de la rue »(6).      

Sous l’impulsion de la France principalement, le grand projet européen de paix a aussi cédé sa place ces dernières années à une vaste rhétorique de puissance et d’épuration. Avec une déclinaison importante sur la souveraineté technologique (7). Dernier épisode en date, un principe de restriction dans les participations à Horizon Europe susceptibles de bénéficier aux majors techno-industriels de Chine et des Etats-Unis, GAFAM en particulier (8).

Même partiellement contrôlées par des actionnaires ou partenaires asiatiques ou américains, les entreprises européennes (ou des Etats associés dans la recherche subventionnée) devront être exclus des programmes jugés stratégiques. Le périmètre de ces programmes sensibles ayant en même temps tendance à s’élargir. Il s’agit d’une politique assumée d’éloignement ou d’affaiblissement de concurrents jugés « déloyaux ». Un maître-mot de plus en plus disqualifiants dans les argumentaires européens (et utilisé depuis longtemps dans les tensions avec la Suisse, puis la Grande-Bretagne).  

Il est assez prévisible dans ces conditions que la méfiance s’étende progressivement à des Etats adeptes d’une certaine neutralité économique par rapport aux autres grandes puissances. Recherchant en ce sens à diversifier leurs relations économiques et partenariats technologiques dans le monde. Sans autre focalisation sur l’Union Européenne que ce qui relève de la simple proximité. Dans quel mesure ces « neutres » sont-ils vraiment fiables en tant qu’associés ? Dans l’ordre d’importance, on pense évidemment au Royaume-Uni, à la Suisse ou à Israël. Sans parler des nouveaux candidats, qui ne tiennent peut-être pas non plus à devoir choisir un camp.

Sur le site de l’UE, dans le compte-rendu de la réunion d’anciens associés d’Horizon 2020 mentionné plus haut, un texte de background précise à ce sujet : « La diplomatie scientifique est un outil de plus en plus important pour renforcer la coopération avec les pays tiers. »

En fait de coopération, Suisses et Britanniques font une douloureuse expérience d’Etats très développés et contigus de l’Union Européenne franco-allemande. La « coopération » est ici subordonnée à l’adoption unilatérale de pans entiers du droit européen. Interprétable de surcroît par une Cour européenne de justice dont la mission est de défendre les intérêts de l’Union face à ceux des Etats membres (a fortiori des Etats non membres). Les Britanniques paraissent toutefois beaucoup plus à l’aise que les Suisses s’agissant de refuser cet abus de rapport de force, digne à leurs yeux « de l’époque coloniale et de ses protectorats ». Selon les termes des brexiters, de Boris Johnson et de son gouvernement.          

 

ANNEXE II

Les Britanniques plus critiques sur la recherche subventionnée en Europe

Le monde académique semble vivre en Suisse dans la hantise d’une relégation parmi les simples Etats tiers par rapport à Horizon Europe. Le climat est toutefois assez différent du côté de la Grande-Bretagne.

Les grandes institutions corporatives, genre association des universités (Universities UK, 140 membres) ou Royal Society, souhaitent et recommandent un accord le plus pragmatique possible avec l’UE. D’association si possible, au sens large, mais pas à n’importe quel prix. L’association au sens strict, comme en Suisse, relevant d’un financement forfaitaire préalable, ne soulève en fait aucun engouement.

Les chercheurs suisses s’avèrent peut-être excellents dans la captation de subventions européennes, et la Suisse s’y retrouve en général en termes de retour sur investissement. Les Britanniques sont en revanche convaincus que ce ne sera pas forcément une bonne affaire pour eux.

Un accord d’association ne prévoyant pas la rétrocession du financement annuel excédentaire semble hors de question. De nombreuses personnalités du monde académique et de la recherche en conviennent très ouvertement. La perspective de devoir renoncer dans ce cas à un statut privilégié ne suscite pas du tout la même aversion qu’en Suisse (9).      

Il n’est apparemment pas nécessaire d’être un fervent brexiter dans le royaume profond pour estimer que les Britanniques pourraient aussi fort bien se passer de programmes européens dans la recherche subventionnée. Le référendum de 2016 a fonctionné comme un déclencheur, mais la réduction de 30% des participations britanniques depuis lors a certainement des causes plus profondes. Comme aux Etats-Unis (bien avant Trump), les programmes européens sont jugés beaucoup trop conceptuels, bureaucratiques et coûteux. Avec des orientations de moins en moins lisibles dans le monde.

Sur le plan académique, en matière de recherche et de techno-industrie, la place britannique est depuis longtemps la plus connectée d’Europe à l’échelle planétaire. Avec un avantage linguistique énorme, bien que peu mesurable. Londres a d’ailleurs préparé un programme rendant la Grande-Bretagne encore plus attractive pour les chercheurs du monde entier. Déjà considérable, l’immigration bénéficiera de nouvelles facilités.

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(1) Principales caractéristiques des Etats associés : ils financent leur participation en mode forfaitaire, selon un calcul se rapportant à leur produit intérieur (PIB). En échange, leurs hautes écoles et entreprises peuvent entrer pleinement dans la compétition pour obtenir des subventions de l’UE.

Si ces subventions n’atteignent pas le niveau de contribution, aucune rétrocession n’est prévue. Les Etats associés peuvent aussi coordonner des projets impliquant plusieurs nationalités.

Les Etats tiers non associés – plus de cent – financent au contraire eux-mêmes leurs participations au cas par cas. Ils n’ont pas accès à certains domaines de subventionnement.

Etats associés à Horizon 2020 et membres de l’Espace économique européen EEE): Norvège et Islande.

Autres Etats tiers associés jusqu’à la fin de l’année: Suisse, Israël, Turquie, Ukraine, Serbie, Tunisie, Géorgie, Arménie, Moldavie, Macédonie, Albanie, Bosnie-Herzégovine, Montenegro, Iles Féroë.  

(2) Le même genre d’effet s’était produit en Suisse en 2014 après le vote populaire contre la libre circulation (voir « Ce que vaut l’Accord sur la recherche »). La pleine association a été réduite de manière notoirement chaotique à une association partielle.

(3) https://www.consilium.europa.eu/media/38902/st07942-en19.pdf Cette base juridique d’Horizon Europe parue en mars 2019 suggère qu’un Etat pourra aussi être associé sans que ses entités soient éligibles en tant que coordinatrices de projets (art.2, al.15a). Il en ressort qu’un rejet de l’accord institutionnel pourrait priver les chercheurs suisses de coordinations de projets, mais sans que Bruxelles refuse le statut d’associé au sens du financement forfaitaire. Il se pourrait tout aussi bien que l’accord institutionnel soit accepté, mais les coordinations de projet refusées pour d’autres raisons. Individuellement ou collectivement.   

Il pourrait en particulier s’avérer ces prochains mois que le terme et le grade d’associé sera préservé, mais avec un contenu resserré. De manière à mieux différencier les avantages des membres de l’UE et ceux des Etats tiers associés. L’accès à tous les piliers et domaines de recherche ne serait plus assuré.

En tout état de cause, si le principe d’association repose par définition sur un financement forfaitaire calculé par rapport au produit intérieur de l’Etat associé, il peut aussi y avoir des degrés et singularités d’association. Les Etats associés le sont sur la base d’accords individuels. Qu’il reste, comme nous l’avons vu, à discuter et à fixer entièrement s’agissant d’Horizon Europe. L’Accord bilatéral sur la recherche n’offre aucune garantie quant au résultat.  

C’est peut-être dans ces entre-deux d’association partielle que pourraient se situer plus précisément les enjeux pour la Suisse par rapport à l’accord institutionnel. Ce qui s’avérerait assez nouveau dans la mesure où les milieux politiques et de la recherche ont habitué depuis vingt ans l’opinion publique à une seule alternative : dire oui à Bruxelles sur ceci et cela, qui n’a apparemment rien à voir, et encore ceci pour que la Suisse puisse conserver son précieux statut d’associée complète dans les programmes européens. Elle risquait sinon se retrouver parmi les « simples » Etats tiers : accès restreint et financement des participations au cas par cas, par Berne directement.

(4) Le site de la Commission en a fait une brève recension : https://ec.europa.eu/research/iscp/index.cfm?pg=associated

(5) https://cutt.ly/egUTWrR Le site sciencebusiness.net (groupe Springer Science+Business Media, deuxième éditeur scientifique dans le monde), suit l’actualité des programmes européens de recherche dans une section dédiée « Horizon Europe ». De manière attentive et synthétique.

(6) https://cutt.ly/EgUTdH1

(7) https://cutt.ly/DgUTg49

(8) https://cutt.ly/RgUTxW7

(9) https://cutt.ly/cgUTc7T

https://cutt.ly/NgUTbC3

 

20 idées fausses sur le bilatéralisme Suisse-UE

La libre circulation du travail et les accords sectoriels avec l’UE relèvent d’une véritable idéologie en Suisse. Avec ses mythes fondateurs et ses clichés épuisés.  

Le vote populaire du 27 septembre prochain sur l’initiative de limitation donne évidemment l’occasion d’en faire une sorte de revue. Loin d’être exhaustive. La quasi-totalité des arguments des opposants sont erronés et ne reposent sur à peu près rien.

(Ces idées fausses renvoient en général à un article de blog. Lorsque des données particulières ne figurent pas dans les articles, la source est directement mentionnée.)         

IMMIGRATION EUROPEENNE

La fin de l’Accord de libre circulation des personnes provoquera des pénuries de talents, de spécialistes et de main d’œuvre en Suisse.

FAUX. La Suisse n’a nullement besoin d’accord contraignant avec l’UE pour accueillir tous les citoyens européens dont son économie et ses services publics ont vraiment besoin (y compris dans le secteur de la santé). La politique migratoire ne serait pas non plus fixée par l’UDC seule. Ne compte-t-elle pas actuellement pour 25% seulement au Conseil national, et moins de 15% au Conseil des Etats?

La Suisse aurait en revanche la possibilité de restreindre l’immigration européenne et le travail frontalier dans certains secteurs. Pour favoriser de facto les résidents, mais aussi des spécialistes en provenance du reste du monde. Cette diversification des provenances correspondrait beaucoup mieux à l’ouverture élevée et croissante de la Suisse, sur le plan économique en particulier (plus de 50% des exportations vont aujourd’hui en dehors de l’UE).

Il s’agit en ce sens de mettre fin à la préférence nationale européenne en Suisse par rapport aux ressortissants du reste du monde. Ce qui faciliterait aussi l’intégration des non-Européens déjà résidents, qui ne trouvent pas de travail ou sont empêchés de travailler (les citoyens européens étant servis en premier). Regroupements familiaux et requérants d’asile déboutés en particulier, que l’on ne peut renvoyer pour des raisons humanitaires, et qui se retrouvent trop souvent à l’aide sociale.

https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2020/08/08/a-propos-de-plafonds-et-de-contingents-migratoires/

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La fin de l’accord de libre circulation entraînera la fin des mesures d’accompagnement.

FAUX. Destinées à protéger les niveaux salariaux, ces mesures sont liées historiquement à l’accord, mais la situation a évolué : c’est l’immigration européenne et le travail frontalier eux-mêmes qui les rendent nécessaires. Il s’agit d’un acquis que le Parlement n’annulera certainement pas (la gauche lancerait d’ailleurs à coup sûr un référendum).

https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2019/09/11/genealogie-de-la-libre-circulation-des-personnes/

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Le chômage est en Suisse l’un des plus bas d’Europe, malgré le libre accès des Européens au marché du travail.

FAUX. Ce genre de comparaison n’est possible qu’en se référant aux taux de chômage calculés selon les critères du Bureau international du travail (demandeurs d’emplois disponibles tout de suite, pas forcément inscrits aux offices régionaux de placement). Or ce taux de chômage BIT était déjà de plus de 4% avant la crise sanitaire. Ce qui relègue la Suisse dans le peloton européen du chômage: dixième position seulement en décembre 2019. Loin derrière l’Autriche et l’Allemagne, et des Etats comme la République tchèque, la Pologne ou la Hongrie. Le chômage est donc un vrai problème en Suisse, en particulier dans les cantons frontaliers.

https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2020/06/13/immigration-europeenne-croissance-chomage-ce-que-disent-les-chiffres/

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La fin de l’accord sera un retour au régime migratoire de quotas annuels globaux d’avant 2002.

FAUX. Plus de 160 Etats dans le monde, dont les plus développés et les plus attractifs, régulent leur politique migratoire de manière autonome. Y compris les Etats membres de l’UE s’agissant d’immigration extra-communautaire (600 000 personnes l’an dernier en Pologne par exemple, à peu près autant en Allemagne). Le parlement voudra évidemment s’inspirer des meilleures pratiques plutôt que de revenir au régime d’avant 2002.

https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2019/10/30/les-peripeties-du-pragmatisme-migratoire/

ACCORDS BILATERAUX I

La résiliation de la libre circulation entraînera la fin des Accords bilatéraux I. Donc la fin irrévocable de l’accès privilégié au marché européen.

FAUX. Sur les sept Accords bilatéraux I, quatre sont des accords de voisinage, forcément privilégiés par rapport à l’Australie ou les Etats-Unis: libre circulation, transports terrestres et marchés publics, qui bénéficient quasi exclusivement à l’UE. L’accord sur les transports aériens bénéficie principalement à Swiss, filiale de Lufthansa. L’accord sur la recherche n’est officiellement pas un accord d’accès au marché.

Les deux seuls accords commerciaux d’accès réciproque aux marchés portent sur la reconnaissance mutuelle des normes techniques (ARM) et l’agriculture. Ils bénéficient bien davantage à l’UE qu’à la Suisse. La reconnaissance mutuelle dans l’industrie des machines et des équipements médicaux a en plus été accordée par l’UE à d’autres Etats non membres, sans libre circulation des personnes: Canada et Etats-Unis en particulier, le traité n’étant pas encore appliqué dans le cas des USA.

https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2020/01/22/ce-que-veut-dire-acces-au-marche-europeen-2-quatre-accords-en-faveur-de-lue/

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La Suisse ne parviendra pas à reconduire ni renégocier ces accords avec l’Union. Ce sera aussi la fin de tout nouvel accord de voisinage, commercial  ou institutionnel possible.

FAUX. Le Brexit a mis fin à la libre circulation des personnes en Grande-Bretagne, ce que l’Union Européenne a tout de suite accepté. Cela n’empêche pas l’UE de proposer depuis quatre ans au Royaume-Uni de négocier des accords sectoriels, de voisinage et institutionnel. (Les deux principaux obstacles sont l’accord sur la pêche – dont Londres ne veut pas – et le refus des Britanniques que la Cour de Justice de l’UE soit l’ultime instance de règlement des différends.)

https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2020/05/30/la-suisse-aimant-et-repoussoir-des-britanniques/

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Même si l’accord sur la reconnaissance mutuelle des normes techniques (ARM) avec l’UE est le seul véritable « accès privilégié » au marché européen, les exportateurs pourront difficilement s’en passer.

FAUX. La fin (peu probable) de l’ARM n’empêcherait pas d’exporter. Elle augmenterait simplement les coûts d’homologation dans certains cas. Cette augmentation représenterait 0,5% à 1,5% d’un quart seulement de la valeur des exportations suisses de biens en Europe (pour autant que les homologations déjà existantes soient annulées, ce qui est vraiment très peu probable).

Ces « grandeurs » sont à mettre en relation avec les chocs monétaires que les exportateurs suisses affrontent depuis trente ans (mark puis euro). L’affaiblissement de l’euro par rapport au franc n’a-t-il pas renchéri les exportations suisses en Europe de près d’un tiers en vingt ans ? Sous-estimer le sens de l’anticipation et les capacités d’adaptation des exportateurs suisses a souvent été une erreur.

La Chine et les Etats-Unis n’ont pas d’accord commercial avec l’Union Européenne. Ils y exportent pourtant 3,5 et 2,5 fois plus de biens que la Suisse (Eurostat 2018). Dont une majorité d’équipements électroniques, électriques, mécaniques ou encore de transport requérant en général des homologations. Y compris dans le domaine des machines et équipements médicaux.   

https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2020/02/02/acces-au-marche-europeen-3-les-derisoires-privileges-de-larm/

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La fin des accords bilatéraux I serait quand même périlleuse pour l’industrie suisse d’exportation

FAUX. Le commerce de biens avec l’UE repose à près de 100% sur les accords multilatéraux de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), actuellement défendus par l’UE (théoriquement du moins), et sur l’accord commercial de 1972.

(Voir les articles I à IV de la série « Accès au marché européen”).      

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L’Europe est quand même un marché clé pour l’industrie suisse d’exportation.

FAUX. Ou alors tout dépend de ce que l’on appelle un marché clé. Depuis 1992, la part des exportations suisses dans l’UE est passée de plus de 66% à moins de 52%. (47,4% en 2019 sans la Grande-Bretagne, dont la sortie du périmètre de l’UE est effective depuis le 1er janvier 2020.) Et bien que l’élargissement de l’UE ait été de 50 millions de personnes dans les années 2000. Le Royaume-Uni a connu la même trajectoire (45% aujourd’hui). Alors que des pays comme les Pays-Bas, la Belgique ou l’Autriche sont à plus de 70% de dépendance européenne. L’Allemagne, la France ou la Suède à près de 60% (Eurostat 2018). Vu sous cet angle, l’Europe n’est plus depuis au moins vingt ans le marché clé de l’industrie suisse d’exportation.

Sous pression monétaire, et portée par les niveaux salariaux élevés en Suisse, l’industrie s’est de plus en plus concentrée sur des spécialités à faibles volumes et marges élevées, dont le marché est tout de suite global. Plutôt que d’affronter la concurrence sur les prix avec des produits plus ou moins standards sur le marché européen (largement dominé par l’Allemagne et ses satellites d’Europe de l’Est).

Malgré les performances de l’Europe du nord, l’Union connaît en plus un sérieux déclin dans le monde sur le plan technologique et industriel. Ses taux de croissance sont chroniquement faibles. Or les taux de croissance des régions de destination sont décisifs pour l’industrie suisse d’exportation.

https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2019/12/02/le-grand-avenir-de-la-neutralite-economique/

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Sans libre circulation du travail, Accords bilatéraux I ni voie bilatérale d’intégration, l’Union Européenne va considérer la Suisse comme une concurrente plutôt qu’une partenaire.

FAUX. Ou en tout cas guère davantage qu’aujourd’hui. Le pragmatisme finit en général par rattraper les idéologies. La Suisse est le quatrième client de l’Union dans le monde, avec une balance commerciale largement bénéficiaire pour les Européens. Dans les +/- 20 milliards de francs d’excédents d’exportation que l’UE enregistre chaque année avec la Suisse, une part importante (malheureusement non chiffrée) sont des composants. Intégrés ensuite dans des produits ou systèmes (ré)exportés par la Suisse dans le monde. Les clients de l’industrie suisse dans le monde sont en ce sens de précieux éléments de diversification pour l’industrie européenne.

(Idem)

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L’Europe est le marché naturel de la Suisse, il est normal qu’elle s’y intègre progressivement plutôt que de s’isoler. 

FAUX. Dans une phase historique marquée par la rivalité et le protectionnisme croissant des grands marchés et grandes puissances (Etats-Unis, Union Européenne, Chine, Russie), il est important que la Suisse n’apparaisse pas dans le monde comme un partenaire ou client privilégié et subordonné de l’UE (ne pas se lier aux concurrents de ses propres clients). Or l’intégration bilatérale, c’est l’application progressive du droit européen en Suisse.

La Suisse devrait mieux se profiler comme un leader de la neutralité économique et de l’égalité des nations. Par les actes, pas seulement en théorie (en distillant sagement la nostalgie du multilatéralisme). Revendiquer le droit, pour plus de 160 puissances secondaires et petits Etats, de commercer avec tout le monde sur une base d’égalité de traitement. Plutôt que de s’enfermer dans une zone d’influence économique. La question est d’une grande actualité en Asie, en Afrique et en Amérique. La Suisse n’est pas isolée dans le monde.  

(Idem)

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Ces accords bilatéraux « d’accès au marché européen » ont été « durement » négociés par la Suisse.

FAUX. Ou alors le résultat n’est guère compréhensible : les Bilatérales I sont essentiellement à exclusivement des accords d’accès au marché suisse. Négociés comme transitoires à une époque où l’adhésion de la Suisse à l’Union était l’objectif du Conseil fédéral et d’une grande partie du Parlement. La clause guillotine devant rendre la libre circulation du travail irréversible, principe de base de l’intégration.

Ces accords ont surtout été négociés par rapport à un objectif de politique économique constant dans cette phase très néo-libérale: briser les résistances du marché intérieur et favoriser les importations pour faire baisser les prix et les salaires. Ce qui devait augmenter la compétitivité de l’industrie d’exportation (sur le marché européen en particulier). C’est peu dire que la Suisse n’a plus besoin aujourd’hui de ce genre d’accord pour importer tout ce qu’elle veut.  

Cet objectif de réduction de l’ « îlot de cherté » a d’ailleurs largement échoué sur le fond : le différentiel de prix est resté de l’ordre de 20% à 40% (plus élevé encore sur le plan des salaires). Les mesures de protection des salaires imposées par la gauche (accompagnement) ont d’ailleurs largement contribué à éviter cette déflation.

Elles ont surtout incité les technologies, le luxe et l’industrie en général à ne pas trop s’enfermer dans le marché européen. Et à se hisser parmi les plus grands gagnants de la globalisation d’après-Guerre froide (en phase de correction actuellement, mais forcément limitée). On peut dire en ce sens que ces mesures d’accompagnement sont constitutives du succès économique (et social) de la Suisse depuis 2002 (c’est bien pour cela qu’elles survivront sans problème à la voie bilatérale).

https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2019/09/11/genealogie-de-la-libre-circulation-des-personnes/

https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2019/09/13/genealogie-de-la-voie-bilaterale/

DIMENSION POLITIQUE

Accepter l’initiative exposerait la Suisse à des représailles, des complications rédhibitoitres, et à une instabilité insurmontable par apport à l’Union Européenne.

FAUX. Rien ne serait insurmontable. Les relations passeraient par une phase d’agitation (surtout verbale), puis d’arrangements ponctuels suivis d’une normalisation progressive mais rapide (beaucoup plus simple que dans le cas du Royaume-Uni).

Continuer sur la voie bilatérale serait en revanche synonyme de tensions, d’instabilité et d’impuissance continuelles. La Suisse s’obstinant à relever contre son gré de la politique d’élargissement de l’Union, plutôt que de la Politique européenne de voisinage (PEV). Et les Suisses continueraient d’apparaître aux yeux des Européens comme des adeptes du double jeu (dedans et dehors), passagers clandestins de l’Europe, bénéficiant du beurre et de l’argent du beurre, profiteurs minables méritant de bonnes corrections.

https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2020/03/10/voie-bilaterale-les-suisses-nauront-jamais-la-paix/

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L’accord sur la recherche est vital pour la place scientifique et technologique suisse.

FAUX. Cet accord ne porte que sur une part très minoritaire des financements publics de la recherche. Ils concernent essentiellement les écoles polytechniques et les universités, soucieuses de ne pas être « corrompues » par des fonds privés. Ces financements viennent indirectement, et plus ou moins intégralement de la Confédération. En cas de représailles, celle-ci pourrait aussi financer directement les participations suisses aux programmes publics européens de recherche (comme en 2014-2016). En fait, les financements couverts par cet accord ne représentent pas 1% des investissements annuels dans la recherche et développement en Suisse.

Treize Etats relevant de la Politique européenne de voisinage ont en plus le même statut d’associé que la Suisse dans les programmes européens de recherche. Dont Israël, la Turquie, l’Albanie, la Moldavie ou la Géorgie. Sans libre circulation des personnes ni Accords bilatéraux I.  

Les chercheurs Suisses sont très forts dans la captation de subventions publiques en Europe. Ils ne doivent cependant pas perdre de vue que les pôles de recherche les plus concurrentiels et les plus performants se trouvent aux Etats-Unis et en Asie.

https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2020/04/28/acces-au-marche-europeen-4-ce-que-vaut-laccord-sur-la-recherche/

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La fin de la libre circulation des personnes signifierait le retour du contrôle systématique des personnes aux frontières. 

FAUX. Des opposants à l’initiative de limitation jouent sur les mots, sur les traités et surtout sur la peur. La libre circulation des personnes que combat l’initiative est une question migratoire. Le contrôle des personnes aux frontières relève de l’Accord de Schengen, qui n’est pas en cause en l’occurrence. Bien que certains fonctionnaires français bien intentionnés à Bruxelles aient apparemment laissé entendre que l’UE pourrait dénoncer en guise de représailles l’appartenance de la Suisse à l’espace Schengen (accord typique de voisinage). De même que l’ambassadeur de France à Berne, sans le dire clairement non plus, dans un entretien d’anthologie avec Darius Rochebin.

https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2020/06/06/ambassadeur-de-france-en-suisse-un-peu-consternant-tout-de-meme/

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Ce n’est pas le moment, en pleine crise sanitaire et économique, de provoquer une nouvelle crise avec l’UE. 

FAUX. Ou alors ce ne sera jamais le moment. Les opposants à l’initiative peuvent-ils nous dire quand ce sera le moment ? La réalité est que la Suisse s’est mise dans une position qui ne lui permet plus de dire non à quoi que ce soit venant de l’Union Européenne. Il s’agit de sortir de cette dynamique morbide, et le plus tôt sera le mieux. Les Britanniques ont dû rompre de gros câbles. La Suisse n’a encore qu’un bout de ficelle à couper.

Bien des Européens, y compris dans l’administration bruxelloise, ne seraient d’ailleurs ni surpris ni déçus que les Suisses clarifient eux-mêmes un processus d’intégration d’une complexité et d’une lenteur à leurs yeux décourageantes et peu crédibles. Même le récent président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker a reconnu l’an dernier (chez le même Darius Rochebin) qu’il ne croyait plus à l’adhésion de la Suisse.

https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2020/03/10/voie-bilaterale-les-suisses-nauront-jamais-la-paix/

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Les partisans de l’initiative de résiliation n’ont pas de plan B.

FAUX. Ils veulent simplement que la Suisse soit considérée à Bruxelles comme un Etat tiers à part entière. Avec des accords spécifiques de voisinage, et des accords commerciaux résiliables, sans clause guillotine ni dimension idéologique. Et sans subordination contrainte du droit suisse au droit européen.

Sans libre circulation des personnes surtout, qui met le marché du travail sur le même plan que les marchés des capitaux, des biens et des services. Sans possibilité pour la Suisse de le réguler. N’est-ce pas difficile de comprendre que l’on puisse être de gauche et accepter cela?

Ce sont en réalité les opposants qui n’ont pas de plan B, et manquent en plus singulièrement d’ambition. Le vrai problème politique de cette initiative ne serait-il pas que le Parlement et le Conseil fédéral devraient l’appliquer alors qu’ils l’auraient combattue ? Et qu’ils ne croient pas qu’il puisse y avoir un plan B, consistant à dire non à Bruxelles? Cet exercice d’équilibrisme n’a vraiment réussi ni en 1992, ni en 2014. Mais le système politique suisse a des ressources insoupçonnées quand il le faut.

https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2020/02/09/25-bonnes-raisons-de-dire-oui-le-17-mai-prochain/

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Les rapports de force entre l’Europe et la Suisse ne valent pas la peine qu’on s’oppose à l’UE.

FAUX. L’humanisme n’est-il pas un combat permanent contre la loi des plus forts ?

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La centralité géographique de la Suisse en Europe empêche les Européens d’envisager que la Suisse ne soit pas intégrée progressivement en vue d’une adhésion, même tardive.

JUSTE. Y renoncer définitivement, et sans rétorsions particulières, témoignera de la capacité de l’Union Européenne franco-allemande à ne pas être une puissance impériale triviale et décevante sur le plan des valeurs politiques. Le souverainisme des Suisses a une vaste légitimité à l’échelle du monde et de l’histoire.

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INSTRUMENTALISATION DE L’HISTOIRE

https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2019/09/11/genealogie-de-la-libre-circulation-des-personnes/

https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2019/09/13/genealogie-de-la-voie-bilaterale/

(+ DIVERS)

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Avant l’accord de libre accès des indépendants et salariés européens au marché suisse du travail (libre circulation en 2002), les plafonds d’immigration et de travail frontalier entravaient la croissance économique (contingents) .

FAUX. Dans les années 1980, 1990 et jusqu’en 2001 (fin du système), les quotas fixés par la Confédération n’étaient jamais atteints.

https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2020/08/08/a-propos-de-plafonds-et-de-contingents-migratoires/

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Ce sont les Accords bilatéraux I, dont la libre circulation du travail, qui ont permis à la Suisse de sortir du marasme économique des années 1990 (prétendument provoqué par la non-adhésion à l’Espace économique européen en 1993).

FAUX. Spécifique à la Suisse, la profonde crise économique a été provoquée par un crash immobilier et une crise bancaire. Elle a commencé en 1990-1991, deux ans avant le vote sur l’EEE. Vigoureuse, la reprise a eu lieu en 1997, cinq ans avant l’application progressive des accords avec l’Union (2002).

Les sept Accords bilatéraux I, dont la libre circulation du travail, ont ensuite favorisé la croissance économique.

FAUX. La progression annuelle moyenne du produit intérieur (PIB) a effectivement été de 0.66% seulement pendant les années de crise économique en Suisse (1991-1996). Mais la croissance moyenne a ensuite été de… 2.44% entre 1997 et 2001, avant l’application progressive des Accords bilatéraux I.

Elle est toutefois retombée à 2.02%  dans la période transitoire de 2002 à 2006. Une fois l’application complète des Bilatérales I réalisée en 2007, et jusqu’en 2018, la croissance moyenne du PIB s’est clairement et durablement affaiblie: 1.4%. C’est néanmoins durant cette période que l’immigration a été de loin la plus élevée : solde migratoire annuel moyen de 73 000 personnes environ, dont 50 000 Européens.

(Article en préparation)

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Des études d’ensemble montrent les effets positifs des Accords bilatéraux I et de la voie bilatérale d’intégration sur la croissance économique depuis 2002.

FAUX. Aussi surprenant que cela puisse paraître, aucun suivi global de ce genre n’a été réalisé. Ni par l’administration fédérale, ni par les économistes bancaires ou académiques. Alors que l’on aurait pu s’attendre à un rapport annuel, bisannuel, ou rien que quinquennal sur un thème aussi sensible. Et plus l’on cherche à établir des corrélations à partir des données disponibles, plus l’on se rend compte de l’inconsistance abyssale de ces accords pour l’économie.

Suite au vote populaire du 9 février 2014, le Secrétariat à l’économie (SECO) a finalement mandaté dans l’urgence BAK Economics à Bâle et Ecoplan à Berne. Mais pas pour rattraper le temps perdu. Pour faire au contraire une projection à… vingt ans (2035).

Projection de la croissance du produit intérieur (PIB) dans le cas où les accords bilatéraux seraient résiliés. Basée sur des paramètres standards importés de commerce international. Alors que l’on admet en général que les prévisions économiques à plus de deux ans n’ont pas de sens. Et que l’immigration européenne en Suisse depuis treize ans a accusé un différentiel moyen de 500% par rapport aux prévisions.

Imposées et totalement irréalistes, les hypothèses de base sur lesquelles ont alors mouliné les deux modèles macro-économiques ésotériques, hors de portée de la critique? L’immigration annuelle nette diminue d’un quart, les accords sectoriels ne sont remplacés par rien (même les accords de voisinage), et l’économie ne réagit pas (le parlement et le gouvernement non plus). Un scénario catastrophe de jeu vidéo.

Publiés en 2015, les résultats ont été sans surprise à la hauteur des attentes. La croissance annuelle du PIB dans vingt ans serait, sans Accords bilatéraux I, inférieure de 0,25 à 0,35 point de base. C’est-à-dire de 1,65% à 1,75% au lieux de 2% par exemple. Pas même de quoi s’alarmer connaissant la volatilité des taux de croissance annuels sur longue période.

Mais c’est surtout le manque à gagner cumulé sur vingt ans qui était destiné à faire peur : 430 à 630 milliards de francs, soit en gros un PIB annuel ! A noter que c’est en premier lieu, et de loin, l’assèchement hypothétique du marché du travail qui est en cause. Les accords sur la reconnaissance mutuelle des normes techniques et le transport aérien suivent loin derrière. Les quatre autres accords sont négligeables.   

Invraisemblables, ces chiffres n’ont pas eu de retentissement particulier à l’époque. Ils sont néanmoins brandis depuis quelques semaines par les opposants à l’initiative, jusqu’au plus haut niveau fédéral (sans parler d’economiesuisse).

https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2020/05/16/suisse-ue-la-science-economique-au-service-de-la-peur/

 

A propos de plafonds et de contingents migratoires

La fin de la libre circulation des personnes avec l’Union Européenne (vote populaire du 27 septembre prochain) n’impliquera pas forcément de quotas permanents. Les pesanteurs administratives ne seront pas non plus une fatalité. Les politiques autonomes d’immigration sont en fait quelque chose de très banal dans le monde.   

Comment régulera-t-on l’immigration européenne en Suisse sans libre circulation des indépendants et salariés avec l’Union Européenne ? Le champ des possibles est très large, avec une certitude de départ : ce n’est pas le Parti populaire suisse (UDC) qui décidera. Ou en tout cas pas tout seul. Ne représente-t-il pas 25% seulement du Conseil national, et moins de 15% du Conseil des Etats ?

L’UDC étant en général perçue comme conservatrice et réactionnaire par le reste du monde, les opposants à son initiative ont pris l’habitude depuis longtemps de proclamer que la fin de la libre circulation équivaudrait à une régression. Un retour malheureux à l’ancien système de contingentement de l’immigration européenne en Suisse. Soit la réintroduction des quotas annuels de nouveaux permis de travail. Ce qui empêcherait l’économie et les collectivités publiques de s’approvisionner de manière optimale sur l’immense marché européen. Le rétablissement des demandes de permis par les entreprises équivaudrait en plus à un alourdissement pénalisant des procédures administratives.

Avant d’évoquer à quel point ce scénario pessimiste ne serait nullement une fatalité,  il faut préciser que les fameux quotas d’immigration d’avant la libre circulation (2002) n’étaient tout simplement jamais atteints. Plafonné annuellement par la Confédération, l’octroi autorisé de permis de travail était toujours supérieur aux demandes des entreprises (sauf en 1987 et 1988). Dans les années 1990-2002, les contingents disponibles étaient de 17 000 nouveaux permis (frontaliers compris) (1). Il y en avait chaque fois 2000 à 4000 de trop. Même en pleine reprise, après la crise profonde des années 1990 à 1996 en Suisse (due au départ à un crash immobilier). Il est donc difficile de dire, comme on l’a tellement entendu, que le système des quotas bridait la croissance économique.

Pour avoir été moi-même employeur à Genève dans les années 2000, recrutant occasionnellement des frontaliers dans l’ancien régime (jusqu’en 2002), je n’ai pas souvenir non plus de dédales administratifs. Il s’agissait plutôt de formalités assez simples, dans tous les sens du terme. Contact avec l’Office régional de placement, consultation de ses listes de demandeurs d’emploi correspondant au profil recherché. Eventuels entretiens, avec ou sans suite. Puis confirmation de la demande de permis de travail pour un non-résident, accordée dans un délai de plus ou moins dix jours.

Des quotas existent d’ailleurs toujours s’agissant des non Européens recherchés sur le marché suisse du travail (ou candidats à l’intégration). Or le problème de ces “extra-communautaires” accueillis ou déboutés en Suisse, quels que soient leurs motivations et niveaux de qualification, renvoie peu à une éventuelle lourdeur des procédures à suivre par les entreprises ou personnes elles-mêmes. Les difficultés viennent clairement du fait qu’ils sont pénalisés, les Européens non plafonnés étant servis en premier sur le marché du travail et de la domiciliation. On en vient même à subvenir aux besoins de candidats à l’asile déboutés, que l’on ne peut pas renvoyer et qui n”obtiennent pas de permis de travail.     

Comment les quotas sont devenus un détail

C’est dire si la fin du libre accès des Européens au marché suisse du travail ne sera pas forcément un problème en soi pour l’industrie et la fonction publique. Le sujet a d’ailleurs pratiquement disparu des argumentaires de la Fédération des entreprises suisses pour le maintien de la libre circulation. Les propos lourdement anxiogènes d’economiesuisse se réfèrent surtout à des effets politiques collatéraux par rapport à Bruxelles (exagérément redoutés eux aussi) : renégociation des Accords Bilatéraux I en particulier, sans parallélisme ni clause guillotine (ce qui serait une fort bonne chose en réalité, ces accords remontant à plus de vingt ans). Il est même question d’une résiliation unilatérale de l’accord de Schengen par les Européens, avec réintroduction des contrôles d’identité systématiques aux frontières (l’ambassadeur de France en Suisse ayant agité ce spectre lors d’un entretien avec Darius Rochebin https://cutt.ly/gdH3bno ).

Certains soumissionnistes s’emportent encore davantage en évoquant le risque de fermeture pure et simple des frontières… la superpuissance européenne décidant de boycotter son quatrième meilleur client, parce qu’il met les ressortissants européens sur le même plan non discriminatoire que les immigrés extra-européens.

Si cette option apocalyptique de café du commerce avait une quelconque vraisemblance, il serait temps que la Suisse se pose quelques questions sur la fréquentabilité de son principal partenaire commercial. La remarque vaut d’ailleurs pour l’ensemble des conservateurs de la voie bilatérale des années 1990 avec l’UE, sujets à de véritables phobies de l’encerclement et de l’étranglement. Ne donnent-ils pas continuellement une image épouvantable de cette Union Européenne à laquelle il est devenu inutile de résister? Suffisante, susceptible, impatiente, vindicative, ombrageuse et maussade…       

L’initiative ne parle pas de contingents

A noter que l’initiative de limitation « Pour une immigration modérée » ne parle pas de plafonds, ni de quotas, ni de contingents (2). C’est bien le parlement qui décidera comment réguler l’immigration européenne. Le texte ne demande pas non plus de soumettre cette immigration à des surcharges administratives quand ce n’est pas nécessaire.

L’initiative rend simplement possible d’introduire souverainement et rapidement des restrictions générales, ou plus ou moins sectorielles, lorsque des circonstances le requièrent. Sans devoir demander l’autorisation à l’Union Européenne. C’est-à-dire sans entrer dans de longues négociations globales dominées par des rapports de force et menaces de rétorsions. Aujourd’hui déjà, la Suisse n’a pas besoin de demander aux cent soixante Etats non membres de l’Union l’autorisation de restreindre l’immigration de leurs ressortissants (3).

L’initiative rend simplement possible d’introduire souverainement et rapidement des restrictions migratoires lorsque des circonstances le requièrent. Sans devoir demander l’autorisation à l’Union Européenne.

Après le 9 février 2014, les longs et nombreux débats au Parlement (et en commissions) ont aussi donné l’occasion de s’intéresser un peu à ce qui se passait dans le monde. Les systèmes de gestion (autonome) de l’immigration y sont très variés. Les restrictions s’apparentent toutes à du contingentement global ou sectoriel, parfois ciblé géographiquement par Etats de provenance Mais les quotas ne sont pas forcément permanents. Les régimes migratoires très libéraux ne sont pas incompatibles avec des restrictions souveraines plus ou moins partielles et temporaires. C’est probablement ce pragmatisme-là que la Suisse mettra un jour en place par rapport à l’immigration européenne.

Pas une simple clause de sauvegarde

Le texte de l’initiative semble toutefois très clair sur le fait qu’il ne s’agira pas de conserver la libre circulation du travail avec l’Union, en y ajoutant simplement des mécanismes de sauvegarde (4). Le principe européen de libre circulation a en effet bien d’autres implications que les simple soldes migratoires. Il met la libre circulation du travail sur le même plan que celle des capitaux, des biens et des services (on se demande d’ailleurs comment il est possible d’être de gauche et d’accepter cela).

Comme le montre la pratique en Europe, et l’Accord institutionnel actuellement en suspens en Suisse, la libre circulation du travail dans, et avec l’Union, implique aussi des reprises automatiques de droit européen lié à la citoyenneté européenne (droit du travail, droit social, droit fiscal, etc). Il ne s’agit donc pas seulement d’immigration au sens démographique ou économique du terme (5).

La voie bilatérale d’intégration prive progressivement les Suisses de la capacité à s’inspirer plus ou moins librement du droit européen plutôt que de se le voir imposer purement et simplement. La différence peut sembler dérisoire sur le moment, mais s’avère considérable dans la durée. Toute l’histoire, et l’existence même de la Suisse en témoignent.  

La libre circulation du travail n’a de sens que par rapport à une future, mais relativement proche équivalence des citoyennetés européenne et suisse en Suisse. La résiliation de cette libre circulation des indépendants et salariés mettra fin à l’absurdité d’une voie bilatérale d’intégration qui, dans l’esprit des années 1990, devait mener progressivement à l’adhésion. Un non-sens aujourd’hui. Comme le parallélisme des Accords bilatéraux I, avec leur clause guillotine, qui avait été imposée au dernier moment par l’Union Européenne pour rendre irréversible la libre circulation. Cette situation ne devra-t-elle pas être clarifiée dans tous les cas un jour ou l’autre ? Y compris par une éventuelle adhésion, qui subsistera comme seule alternative lorsque la voie bilatérale d’intégration, médiane et transitoire, aura (enfin) été abandonnée ?    

ANNEXE

De 2014 à 2020

L’initiative populaire précédente de l’UDC (acceptée le 9 février 2014) ne mentionnait pas la fin de la libre circulation en tant que principe et accord bilatéral. Elle évoquait en revanche plafonds et contingents d’immigration. Ce qui revenait au même, en laissant toutefois la porte ouverte à certains compromis avec l’Union.

D’un genre assez classique par exemple : gardons le principe de libre circulation du travail pour l’instant, pour ne pas trop compliquer, mais commençons par le vider de sa substance. C’est d’ailleurs ce qui s’est très timidement produit en phase d’application parlementaire du texte constitutionnel amené par l’initiative : pas de contingents, mais quelques complications administratives dans certains secteurs sensibles pour donner le change par rapport à l’opinion publique. L’UE a détesté, mais elle pouvait supporter cela.   

C’est probablement la manière brutale et méprisante avec laquelle l’Union a d’abord réagi, avec un Parlement fédéral tétanisé, qui a incité le Parti populaire à changer les formulations de sa deuxième initiative (27 septembre 2020). Le Brexit a aussi mis fin entre-temps à la libre circulation des Européens au Royaume-Uni, sans réaction particulière et spécifique de l’UE à ce sujet. Et sans que cela n’empêche les Européens de proposer aux Britanniques une approche institutionnelle du genre de celle qu’ils veulent aussi obtenir des Suisses. Les Suisses pourraient ainsi se retrouver à la même enseigne que les Britanniques, mais avec les contraintes évolutives de la libre circulation des personnes et du travail en plus.

Il s’agit bien dans ces conditions d’en finir formellement avec la libre circulation des personnes, au sens de l’accord bilatéral de 1999 (libre circulation du travail). Le terme figure cette fois à deux reprises dans le texte de l’initiative, dont une en titre de l’article constitutionnel à approuver ou à rejeter. D’éventuels plafonds ou contingents ne sont en revanche plus mentionnés. L’initiative est à ce titre une incitation à envisager toutes les formes de régulation migratoire autonome. Pour se focaliser ensuite sur une solution suisse, inspirée ou non des meilleures pratiques.

Il en existe un grand nombre dans le monde. Les multinationales suisses, et étrangères en Suisse sont bien placées pour le savoir. A peu près tous les Etats, membres ou non de l’OCDE, ont une politique migratoire autonome destinée à protéger et/ou optimiser leur marché du travail. Les membres de l’Union Européenne eux-mêmes régulent souverainement leur immigration extra-européenne. La première destination des immigrés économiques en Europe étant… la Pologne (2019) (https://cutt.ly/ydH2FvW) .    

Le cas de la Suisse et de son marché du travail, le plus attractif d’Europe, situé en son centre et complètement ouvert sur un bassin de population de 446 millions d’Européens, apparaît sous bien des angles comme une absurde anomalie.                       

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(1) Reportés aux chiffres actuels de l’immigration européenne en Suisse, les quotas seraient censés avoisiner les 45 000 nouveaux permis par an (ordre de grandeur). Frontaliers et regroupements familiaux compris, et pour autant que le Parlement ne cherche pas à réduire les nouveaux actifs européens sur le marché du travail.

(2) Texte constitutionnel de l’initiative « Pour une immigration modérée » (vote populaire le 27 septembre 2020) :

« La Constitution est modifiée comme suit:

Art. 121b Immigration sans libre circulation des personnes

1 La Suisse règle de manière autonome l’immigration des étrangers.

2 Aucun nouveau traité international ne sera conclu et aucune autre nouvelle obligation de droit international ne sera contractée qui accorderaient un régime de libre circulation des personnes à des ressortissants étrangers.

3 Les traités internationaux et les autres obligations de droit international existants ne pourront pas être modifiés ni étendus de manière contraire aux al. 1 et 2. »

A noter aussi que le texte de l’initiative populaire du 9 février 2014, qui a donné l’article 121a de la Constitution (non appliqué par le Parlement), ne parlait pas de libre circulation des personnes. Il prévoyait en revanche « des plafonds et contingents annuels » portant sur l’ensemble de l’immigration :

Art. 121a Gestion de l’immigration                                                                                
1 La Suisse gère de manière autonome l’immigration des étrangers.

2 Le nombre des autorisations délivrées pour le séjour des étrangers en Suisse est limité par des plafonds et des contingents annuels. Les plafonds valent pour toutes les autorisations délivrées en vertu du droit des étrangers, domaine de l’asile inclus. Le droit au séjour durable, au regroupement familial et aux prestations sociales peut être limité.

3 Les plafonds et les contingents annuels pour les étrangers exerçant une activité lucrative doivent être fixés en fonction des intérêts économiques globaux de la Suisse et dans le respect du principe de la préférence nationale; ils doivent inclure les frontaliers. Les critères déterminants pour l’octroi d’autorisations de séjour sont en particulier la demande d’un employeur, la capacité d’intégration et une source de revenus suffisante et autonome.

4 Aucun traité international contraire au présent article ne sera conclu.

5 La loi règle les modalités.

(3) C’est d’ailleurs le cas d’à peu près tous les Etats du monde. Aucun Etat voisin des Etats-Unis, de la Chine ni de la Russie n’a à notre connaissance d’accord de libre circulation du travail avec ces grandes puissances (l’Accord de libre-échange nord-américain des années 1990 est très restrictif à ce sujet). Les géants ont plus ou moins tendance à considérer, selon les vieilles mentalités d’empire, que les Etats les plus proches sont privilégiés par la proximité elle-même, et leur sont donc redevables. Mais pas au point de leur demander de renoncer à leur politique migratoire. Surtout si leur marché du travail est exceptionnellement attractif, comme en Suisse. Seule l’Union Européenne se permet cet abus de pouvoir. 

(4) L’Accord de libre circulation des personnes de 1999 comporte lui-même une clause de sauvegarde (art.14 al.2). Très restrictive néanmoins, dans l’esprit de ce qui existe également en droit européen. Il faut que de graves événements soient invoqués par l’une ou l’autre des parties pour que le comité mixte Suisse-UE se réunisse et décide éventuellement de mesures conservatoires sur l’immigration européenne en Suisse. Ces mesures ne peuvent toutefois être que partielles, ciblées et de courte durée.

Après l’acceptation de la première initiative de l’UDC contre la libre circulation des personnes (2014), la délégation suisse à Bruxelles avait évoqué la possibilité d’une interprétation plus large ce cette clause, incluant des quotas d’immigration. La proposition avait été sèchement refusée, toute limitation quantitative étant contraire à l’esprit et à la lettre de la libre circulation du travail en Europe, et de ses regroupements familiaux. A noter aussi que des clauses de sauvegarde particulières et transitoires étaient prévues pendant l’application progressive de la libre circulation dès 2002, puis à l’occasion d’élargissements ultérieurs de l’Union. Certaines ont été appliquées.

(5) Comme le rappelait le président Macron en interview, « la libre circulation des personnes est un élément constitutif de la citoyenneté européenne » (Le Temps, 21 juin 2017, sous le titre « L’Europe n’est pas un supermarché, c’est un destin commun.» N’a-t-elle d’ailleurs pas été négociée et acceptée par les Suisses à une époque (les années 1990) où l’adhésion pure et simple à l’Union était encore l’objectif officiel ?

Suisse – UE : quelle communauté de destin au juste?

Petite exégèse de l’appel des ambassadeurs de France et d’Allemagne à Berne, paru le 1er mai dans Le Temps et le Tages-Anzeiger (désolé du retard). (Frédéric Journès et Norbert Riedel à la frontière franco-germano-suisse sur le Rhin, photo Stefan Bohrer).

Cet appel n’est évidemment pas passé inaperçu, même s’il n’a guère suscité de réactions. Il faudrait être indigne pour s’emparer d’un bâton aussi énorme… Paru le 1er mai dans Le Temps et le Tages-Anzeiger, il était pourtant cosigné de deux diplomates importants pour la Suisse : Frédéric Journès, ambassadeur de France à Berne, et Norbert Riedel, ambassadeur d’Allemagne. Intitulé « La France, l’Allemagne, la Suisse et l’Europe partagent une communauté de destin », le texte dressait un inventaire détaillé des collaborations entre les trois Etats.

Des avions français et allemands ont rapatrié des Suisses, des avions suisses ont rapatrié des Français et des Allemands. Des hôpitaux français, allemands et suisses ont accueilli des patients d’Alsace. La Suisse a été associée à la sécurisation européenne des transports de matériel de protection de la santé. Tout s’est bien passé avec le personnel frontalier, etc.

C’est ce qui s’appelle de la coopération internationale. Un pragmatisme spontané, en quelque sorte naturel, accentué par d’importants effets de voisinage. Si l’on veut en rajouter sur le plan de l’éthique et de la morale, on peut aussi parler de solidarité. Rien que de très normal dans un monde civilisé. Des Etats ont ainsi collaboré sur tous les continents.

Les deux ambassadeurs saisissent néanmoins l’occasion d’en tirer des enseignements liés aux relations politiques difficiles (pour ne pas dire pénibles) que la Suisse doit entretenir avec l’Union Européenne. Ce challenger géostratégique ambitieux et ombrageux, dominé et contrôlé par la France et l’Allemagne précisément.

L’aplomb est confondant au moment où tout le monde se plaint de récupération idéologique des événements. Les auteurs y ajoutent une tonalité flottante, entre condescendance et paternalisme. La sommation finale commence par les préalables identitaires d’usage (intégrale des derniers paragraphes) :

« Cette période extraordinaire nous rappelle aussi qu’au-delà de nos différences nous sommes tous des Européens.

Bien dit. Et des êtres humains. Ou peut-être faut-il comprendre que nous ne sommes ni des Africains, ni des Américains, ni des Asiatiques (par ordre alphabétique) ? Et qu’il est important que nous nous sentions davantage Européens ? Les voies de l’identitarisme sont souvent impénétrables. Attention de ne pas surinterpréter.

 « La réponse européenne à cette crise, n’en déplaise à ceux qui la critiquent, est sans précédent. Jamais l’Union n’avait mobilisé des fonds aussi gigantesques en quelques semaines seulement.

Les mots sont-ils bien choisis ? Mobiliser des fonds sans précédent, est-ce une vertu en soi ? L’Union ne s’est d’ailleurs pas contentée de mobiliser des fonds. Elle a surtout annoncé une vaste opération de création monétaire par endettement public. La planche à billets pour le dire autrement. Une réaction inspirée des Etats-Unis après la crise financière de 2008. Cette politique est effectivement controversée à l’intérieur de l’Union, comme dans le reste du monde. Elle oppose en particulier la France et l’Allemagne.

La Suisse, dieu merci, n’a pas à prendre position. Sa banque centrale est néanmoins contrainte de créer des francs pour acheter des valeurs pléthoriques en euros. Elle soutient ainsi activement l’Union, sans attendre qu’on l’en remercie. Parce qu’il ne s’agit pas de charité. Le but est de répondre à la demande extérieure en francs pour ne pas pénaliser l’industrie suisse d’exportation. On ne choisit pas toujours ses communautés de destin.

 « Jamais les Etats membres n’avaient à ce point accepté d’aller au-delà de leurs habitudes.

C’est possible. Les Suisses non plus, ni bien d’autres Etats.

Jamais non plus nous n’avions senti aussi vivement l’importance de nos valeurs communes, en particulier le respect de la liberté individuelle et de l’Etat de droit. La France et l’Allemagne se retrouvent ici avec nos amis suisses dans la conviction que l’urgence ne peut en aucun cas justifier le renoncement aux libertés qui ont assuré notre identité démocratique.

Ah, les valeurs. Une évidence en effet, bien que l’urgence des valeurs identitaires de liberté paraisse tout de même assez modeste en comparaison d’autres menaces (sanitaires, sociales, économiques).

« Qu’en sera-t-il de notre relation demain? Chacun, bien sûr, restera lui-même; mais le séisme que nous vivons va bousculer certains présupposés qui entravaient, depuis trente ans, notre chemin commun. Jusqu’à cet hiver, l’alpha et l’oméga de nos relations, c’était le choix de 1992: le postulat que nous n’avions pas de vision partagée de notre avenir.

Nous y voilà. Mais quel postulat, Messieurs ? En quoi n’avons-nous pas de vision partagée de l’avenir ? Et pourquoi continuez-vous de parler de 1992 comme d’une trahison ? Voulez-vous dire que nous appartenons à deux civilisations différentes ? Certainement pas. Notre vision générale est la même depuis longtemps. Elle diffère sur certains points tout à fait contingents. Nous ne voulons pas adhérer à une machinerie institutionnelle borgne, ésotérique et instable, reposant elle-même sur un dialogue franco-allemand erratique. Nous n’avons pas tout à fait la même culture politique, ni même économique. Ce sont des détails pour vous, par pour nous.

Il faudrait peut-être aussi que la France, l’Allemagne et leur Union Européenne renoncent pour nous convaincre à leur indécrottable suprémacisme des « valeurs », légitimant de plus en plus la russophobie ordinaire, la sinophobie, l’américanophobie. Et la xénophobie en définitive, seule la pauvre Afrique n’étant pas encore considérée comme une vraie menace. En Suisse, nous souhaitons avoir de bonnes relations avec tout le monde.

Nous croyons moins aux politiques de puissance, qui finissent toujours mal, qu’à l’égalité des nations et à l’avenir du multilatérisme universel inclusif. Sans parler du droit élémentaire des petits Etats à la neutralité face aux grands. Surtout à une époque dérivant vers de nouvelles confrontations régressives de super-puissances. Nous pensons qu’il s’agit d’une mauvaise phase, dont nous ne tenons rigueur à personne…

« Ce mantra vient de s’enfoncer dans le passé, comme la division de notre continent s’est enfoncée dans le passé entre 1989 et 1991. Du jour au lendemain, il n’y a plus aucune différence, dans nos esprits, entre la Suisse et les Etats membres de l’Union: notre communauté de destin s’est imposée comme une évidence.

Ah voilà. Mais vous en êtes sûrs ? Comment dire… A mantra, mantra et demi. Et merci d’en parler à notre place. Non, excusez-moi… Pourriez-vous quand même préciser ce que vous entendez par communauté de destin ? Evidente de surcroît ? Ce vocable pompier est-il bien nécessaire, d’ailleurs ? Quel est au juste ce destin de l’Europe qui a l’air de vous tenir tant à cœur ? Dominer le monde, comme ce fut le cas avant que les Etats-Unis s’en chargent?

Peser simplement sur le cours de l’histoire ? Il y a des organisations internationales pour cela. Il y a même des conclaves très sélectifs de puissants, genre G20 ou G7. La France, l’Allemagne et l’Italie en sont membres de droit. L’UE également en tant que telle. Que voulez-vous de plus ? Que l’Europe et ses valeurs rayonnent davantage, qu’elles inspirent l’univers, qu’elles fassent envie tout autour de la terre ? Mais c’est déjà le cas ! Pourquoi auriez-vous tant besoin que nous nous y associons formellement ?

Vous avez vu la France, cette vitrine imposée du destin européen dans le monde ? Vous avez vu son président pontifier en continu dans les dorures élyséennes ? Vous avez vu ses prédécesseurs ? Le mépris qu’ils ont répandu ? Le climat de haine et d’émeute qu’ils récoltent ? Sans parler du reste. Revenez plus tard pour la communauté de destin.

Notre première communauté de destin avec l’Union Européenne, pour le moment, c’est de souhaiter bien du succès à ses citoyens. Le plus sincèrement, parce que les Suisses n’ont aucun intérêt à ce que l’Union trébuche. Qu’ils avancent dans leur projet, qu’ils regagnent l’estime d’eux-mêmes. Qu’ils cessent de nous considérer comme des concurrents déloyaux, un point noir dans leur harmonie, de nous chercher des noises, de vouloir nous entraîner dans leurs divisions. Parce que des divisions, nous en avons nous-mêmes bien assez. Depuis que la Suisse existe, la plus redoutable pourvoyeuse en clivages internes a toujours été sa politique européenne. Moins elle en a, mieux elle se porte. Le vaste monde lui convient beaucoup mieux.

Accès au marché européen (3) : les dérisoires privilèges de l’ARM

Accord de reconnaissance mutuelle des normes techniques (ARM). Formellement invalidé si la libre circulation des personnes était rejetée le 17 mai prochain (clause guillotine). Ce traité est au cœur de l’alarmisme des exportateurs suisses. Ce ne sont pourtant pas les exportations qui sont en cause, mais seulement 0,5% à 1% des coûts d’un quart des exportations. Les Européens auraient d’ailleurs tort de laisser tomber cet accord: il leur bénéficie bien davantage qu’aux Suisses. Et ils ont conclu entre-temps des ARM avec d’autres Etats tiers, sans libre circulation ni accord institutionnel en contrepartie.

Les Accords de reconnaissance mutuelle des normes techniques (ARM) permettent aux entreprises d’homologuer dans des offices agréés de leur propre pays une grande diversité de produits d’exportation, selon les normes des Etats de destination (machines, alimentaire, composés biochimiques, etc.). Ces accords conviennent d’un certain nombre d’autres procédures de facilitation des homologations dans le commerce international. Il ne s’agit pas à proprement parler de réduction de la concurrence réglementaire, ni de level playing field.

S’agissant de la Suisse et de l’Union Européenne, la situation de départ est assez particulière. Depuis les années 1990, la quasi-totalité des normes techniques sur le marché suisse sont alignées unilatéralement sur les normes européennes (Loi fédérale sur les entraves techniques au commerce de 1995). En 2010 est venu s’ajouter l’adoption par la Suisse du principe européen dit “du Cassis de Dijon” dans l’alimentaire. Sans réciprocité aucune, ce qui ne favorise donc que les importations. 

Les entreprises suisses exportatrices conçoivent de surcroît, développent et produisent en général à partir de systèmes d’homologation propres aux marchés nationaux de destination (Etats-Unis, Chine, Union Européenne, etc). Il s’agit donc simplement de réduire avec les ARM certains coûts et délais administratifs dans les procédures d’homologation.

L’Union Européenne et la Suisse appliquent depuis 2002 un ARM d’avant garde à l’époque, à large portée relative, couvrant depuis 2007 une vingtaine de segments industriels. Des mises à jours ont ensuite été ajoutées. Seul accord significatif d’accès au marché européen avec l’agriculture, cet ARM est au cœur de la problématique des Bilatérales I. Par effet de parallélisme juridique (clause guillotine), sa validité formelle cesserait le jour où le libre accès des Européens au marché suisse du travail (libre circulation) serait dénoncé par la Suisse.

L’ARM représente donc à lui seul (ou à fort peu de chose près) ce que la Confédération et les organisations économiques appellent en substance ” l’accès privilégié au marché européen dépendant de la libre circulation des personnes et des Accords bilatéraux I ” (qui apparaissent dès lors comme une sorte de contrepartie). L’Accord sur l’agriculture n’a pratiquement jamais été évoqué dans ce contexte. Les marchés publics, les transports terrestres et aériens paraissent quant à eux hors sujet par rapport à cette problématique d’accès au marché européen (lire l’article précédent). Depuis le vote populaire du 9 février 2014, les menaces et chantages de Bruxelles ne portent d’ailleurs que sur l’ARM et la recherche (qui n’est pas un marché).  

Ce que vaut l’ARM 

Dans quelle mesure la fin de l’ARM augmenterait-elle les coûts de commercialisation en Europe et en Suisse dans la vingtaine de compartiments industriels concernés ? Souvent difficiles à isoler dans une comptabilité analytique, ces coûts non récurrents font l’objet d’une fourchette générale d’estimation allant de 0.5% à 1%.

Aucune évaluation empirique plus précise des gains de compétitivité que représentent cet ARM depuis bientôt vingt ans n’a jamais été réalisée à ma connaissance (par questionnaire chiffré dans les entreprises par exemple). Ni par l’Office fédéral de la statistique, ni par le Secrétariat fédéral à l’économie (Seco), ni par les organisations économiques, ni par les grands cabinets de conseil. Une seule estimation intuitive a été formulée, dans La Vie Economique, périodique du Seco : l’ARM permettrait de dégager 250 à 500 millions de francs de réductions de coûts chaque année dans l’industrie d’exportation. C’était en 2008 (*).

Ces 250 à 500 millions de francs de coûts d’homologation

représentent à peine plus de 0.2% à 0.4% de la valeur

des exportations suisses en Europe

Cette évaluation sommaire, à grand écart mais néanmoins réaliste a toujours servi de référence par la suite s’agissant d’illustrer l’importance de l’enjeu (**). 250 à 500 millions ne représentaient pourtant que 0.2% à 0.4% de la valeur des exportations suisses vers l’Europe à l’époque. Et ces exportations n’ont augmenté que d’un petit 3% depuis 2008.

Si l’on prend aujourd’hui les 500 millions de l’évaluation haute des gains estimés de l’ARM, le supplément d’accès au marché européen dû aux Bilatérales I ne représente toujours que 0.37% des exportations suisses en Europe (2018). Alors disons 0.5% pour arrondir. C’est en gros ce dont on parle lorsque l’on évoque « l’accès privilégié au marché européen », dont l’économie serait privée si les citoyens suisses dénonçaient l’Accord de libre circulation des personnes. C’est pour cet Eldorado-là qu’il est devenu inenvisageable que les Suisses reprennent le contrôle de leur politique migratoire.

Perte absorbable de moins de 0.5%

Au-delà de ces chiffres bruts, les effets commerciaux réels d’une décapitation de l’ARM par la clause guillotine sont évidemment difficiles à prévoir. Face à la concurrence européenne, une perte de compétitivité de 0.5% sur les prix peut couler une offre de 30 millions de francs dans l’industrie des machines.

On peut donc imaginer que les entreprises, pour assurer leurs ventes, consentiraient très classiquement à prendre ce 0.5% à 1% sur leurs marges. Ce ne serait pas la première fois. D’autant plus que toute l’industrie suisse s’est concentrée depuis trois décennies sur des spécialités destinées à des marchés de marge (haute valeur ajoutée) plutôt que de masse. Avec le succès que l’on sait.

La Suisse, avec sa micro-démographie, est aujourd’hui la vingtième économie d’exportation de biens dans le monde en chiffres absolus (OMC 2018, et la douzième dans les services). En Europe, elle n’est devancée que par l’Allemagne, les Pays-Bas, la France, l’Italie, le Royaume-Uni, la Belgique et l’Espagne. Hors Espace économique européen, où se dirigent environ 52% de ses exportations (en tenant compte du Brexit), elle ne bénéficie pourtant que de trois ARM (avec le Canada, la Turquie et provisoirement le Royaume-Uni). En cas de dénonciation du traité ARM par l’Union Européenne, un microscope serait nécessaire pour en discerner les effets dans les chiffres de l’économie nationale en Suisse.

Les limites du masochisme européen

La bon questionnement porte ensuite sur l’intérêt que les Européens auraient à lâcher cet ARM sachant qu’ils en sont là encore, et de loin, les premiers bénéficiaires (voir aussi l’article précédent). On peut lire sur le site du Seco que « l’accord couvre plus d’un quart de la valeur de toutes les exportations suisses vers l’Union (125 milliards de francs en 2019, ndlr), et plus du tiers des importations en provenance de l’UE (142 milliards) ».

La réduction des coûts d’homologation induite par l’ARM concerne donc plus de 47 milliards de francs de produits européens, et moins de 32 milliards de produits suisses. La différence est tout de même de 15 milliards en faveur de l’Europe. Au-delà des intimidations, rétorsions épidermiques et menaces de guerre économique, et en admettant que l’ARM ait l’importance que lui accorde ses thuriféraires, il faudrait vraiment que Bruxelles ait perdu tout sens des réalités pour nuire à ce point aux entreprises européennes et à leurs salariés. Au nom d’une politique globale d’intégration et d’alignement dont l’esprit et la lettre remontent aux années 1990.

L’égalité de traitement comme alternative

Cette politique de rupture serait d’autant moins assumable par l’UE que Bruxelles a entre-temps finalisé des accords de reconnaissance mutuelle avec plusieurs Etats développés. Sans libre circulation des personnes, ni parallélisme, ni accord institutionnel. Des ARM de portées plus ou moins comparables à ce qui a été conclu avec la Suisse en 1999. C’est d’abord le cas dans le domaine pharmaceutique (40% environ des exportations suisses en Europe). L’année même où l’Union finalisait ses Accords bilatéraux I avec la Suisse, un ARM pharma entrait en vigueur avec l’Australie. Puis en 2003 avec le Canada, en 2004 avec le Japon, en 2013 avec Israël et en 2017 avec les Etats-Unis.

Des ARM sur les medtechs ont été conclus

entre l’UE et le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande.

Sans libre circulation des personnes ni accord institutionnel 

Dans les autres domaines, des ARM existent entre l’UE et les mêmes Etats tiers, auxquels l’on peut ajouter la Nouvelle-Zélande. Leur portée est en général moindre qu’avec la Suisse, surtout dans des segments industriels secondaires (genre explosifs à usage civil). Elle est en revanche beaucoup plus similaire dans les compartiments-clés de la croissance, le plus souvent liés à des technologies très recherchées. Dans les machines, des ARM ont été conclus entre l’Union Européenne et l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Canada. A noter que la Suisse importe autant de machines de l’UE qu’elle en exporte vers l’UE: pour 9 milliards de francs environ (2019) selon la nomenclature de l’Administration fédérale des douanes (AFD).    

Comment dédramatiser les medtechs

C’est le cas également sur le terrain actuellement très sensible en Suisse des équipements médicaux (Australie, Nouvelle-Zélande, Canada). La Commission Européenne ne s’en est-elle pas emparés il y a deux ans pour déstabiliser les Suisses en remettant en cause l’homologation des medtechs si l’Accord institutionnel n’était pas rapidement ratifié (medical devices)? La pénalisation des medtechs se heurterait pourtant très vite à la plus élémentaire égalité de traitement, principe fondamental du droit international. A noter que la Suisse a importé pour 5 milliards de francs de medtechs de l’UE en 2019, et qu’elle en a exporté pour 8.8 milliards (AFD).

Il n’est pas inutile dans ces conditions d’examiner aussi le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement. Le fameux TTIP avec les Etats-Unis, actuellement en suspens pour cause de désaccords en Europe sur la sécurité des investissements et les produits agricoles. Or il se trouve que ce partenariat ouvre une ère nouvelle dans les ARM. La notion même d’équipement médical, par exemple, a été diluée dans une rubrique plus générale « devices ».

Il n’est plus question d’ailleurs de Mutual Recognition Agreement dans cet accord commercial de nouvelle génération, mais de Regulatory Cooperation. Il n’est plus question non plus de machinery, mais de engineering products, terme sensiblement plus englobant et évolutif (mises à jour automatiques) .

Hyper normative depuis les années 1980, l’Union Européenne cherche à faire évoluer sa politique d’obstacles techniques au commerce de manière à se protéger encore mieux, sans toutefois s’isoler davantage. Ses contre-performances technologiques et industrielles depuis trois décennies par rapport à l’Amérique et à l’Asie l’obligent à revoir une bonne partie de ses dogmes. On l’observe aussi sur le pan des principes de concurrence par exemple (réhabilitation des méga-fusions à portée globale).

En voie d’obsolescence

Plutôt que de s’accrocher à des accords rigides du siècle dernier, la Suisse devrait peut-être mieux tenir compte de ce genre d’évolution et de potentialité dans sa politique européenne. L’ARM de 1999 est probablement obsolète. Il devra certainement être revu en profondeur. En attendant, plutôt que de créer un vide juridique pour cause d’autonomisation volontaire ou forcée des Accords bilatéraux I, l’Union Européenne et la Suisse auraient de toute évidence un grand intérêt politique à leur accorder un sursis sine die pour maintenir la continuité administrative des affaires.

Les négociateurs européens ont d’ailleurs eux-mêmes fait savoir il y a deux ans qu’ils avaient l’intention de rediscuter l’ARM lorsque, et seulement si l’Accord institutionnel était ratifié en Suisse. S’il fallait maintenir le libre accès des Européens au marché suisse du travail, et accepter en plus le carcan institutionnel pour pouvoir bénéficier de cette dérisoire faveur, on peut déjà dire que ce serait encore une fois très, très cher payé.

L’acceptation de la deuxième initiative de l’UDC contre la libre circulation des personnes le 17 mai prochain permettrait de lancer le processus de révision une fois passées les colères de Bruxelles. Au moment où le Royaume-Uni reprend à zéro ses relations avec l’UE, c’est d’ailleurs le statut de l’ensemble des relations économiques avec l’UE qui mériteraient d”être formellement reconsidérées. Pour les faire également évoluer vers un vrai partenariat commercial. Plutôt qu’une intégration-association adossée à une libre circulation mettant les personnes sur le même plan que les capitaux, les marchandises et les services. Une vieille doctrine néo-libérale avant l’heure, euro-nationaliste de surcroît, héritée des années 1950. 

(Article à paraître prochainement: l’Accord sur la recherche)

(*) ANNEXE I

La boîte noire de L’ARM

Nécessité impérative de ne pas toucher à la libre circulation des personnes (et de ratifier plus tard l’Accord institutionnel), pour sauvegarder les Accord bilatéraux I. C’est-à-dire l’accès “privilégié” au marché européen grâce à l’ARM. Ce supplément d’accès sanctuarisé dont la substance semble pourtant s’éloigner au fur et à mesure que l’on tente de s’en rapprocher.

On pourrait se dire que cet axe central de la politique européenne de la Suisse depuis plus de vingt ans aurait dû générer des mesures précises et régulières de ses effets sur les flux commerciaux vers l’UE. Ce n’est pas du tout ce qui s’est produit. La seule tentative allant dans ce sens est à notre connaissance l’article paru dans La Vie Economique (Seco) de novembre 2008 sur « L’Accord relatif à la reconnaissance mutuelle en matière d’évaluation de la conformité ».

Empreint de considérations juridiques et de généralités macro-économiques, ce texte évoque en une seule phrase les effets de l’ARM sur les exportations. En se contentant en fait de renvoyer à un mémoire de master de l’Université de Genève paru peu de temps auparavant : Mathieu Loridan, Les Approches bilatérales de réduction des OTC entre la Suisse et la CE, Département d’économie politique, octobre 2008. « Cette étude montre, écrit le SECO, que la croissance du commerce des marchandises couvert par l’ARM est plus élevée que pour les autres depuis 2002. »

Destinée exceptionnelle

La destinée de cette étude est exceptionnelle pour un mémoire de master. Nous nous la sommes procurée dix ans plus tard auprès de l’auteur, aujourd’hui analyste marché à l’International Trade Center de Genève. Elle met en œuvre des méthodes économétriques sophistiquées à partir de données commerciales dans quinze seulement des vingt segments couverts par l’ARM. Mais il s’agit surtout d’établir des corrélations entre importations en provenance de l’UE et importations issues d’Etats tiers (pays en développement en particulier, principal centre d’intérêt du candidat au master).

Conformément à un choix méthodologique explicité, il n’y a aucune donnée ni analyse portant sur les exportations suisses dans cette étude. L’auteur se contente d’écrire, en une phrase également, intuitivement et humblement: “Il est à penser qu’il y aurait un accroissement des exportations suisses vers les pays de l’UE suite à la facilitation du processus d’évaluation de la conformité des produits” (p. 16).

Instrumentalisation abusive

Nul n’en doute d’ailleurs, mais l’instrumentalisation abusive de cet article à des fins de légitimation scientifique donne une idée des bases factuelles sur lesquelles peuvent reposer les âpres débats sur la politique européenne de la Suisse. Une référence à Mathieu Loridan sera encore mentionnée en 2016 dans l’étude d’Ecoplan sur les gains des Bilatérales I, commandée par le Seco. On le retrouve également, bien interprété cette fois (à propos d’importations), dans les recherches de BAK Basel et du KOF (2015).

Des chiffres permettant d’établir une sensibilité des exportations par rapport à l’ARM existent pourtant sous forme désagrégée. Le KOF a encodé 5000 produits sur 22 ans à partir de données de l’Administration fédérale des douanes. La corrélation positive n’a d’ailleurs jamais fait de doute. C’est l’ampleur de l’accélération des exportations dans les segments concernées qui est plus difficile à quantifier de manière convaincante.

Fétichisme incantatoire

Dans le cadre d’une véritable étude d’impact, il s’agirait au minimum d’établir la courbe des exportations vers l’UE depuis les années 1990 dans les vingt domaines industriels concernés. Objectif: visualiser ce qu’il se passe à partir de juin 2002, lors de l’application de l’accord (la finalité étant de quantifier l’amplification des ventes). De mettre ensuite cette courbe en rapport avec l’évolution des exportations dans les secteurs non concernés. De la mettre également en relation avec les importations européennes concernées en provenance d’Etats non bénéficiaires d’ARM. Puis de corréler les courbes à l’évolution du produit intérieur de l’UE, la croissance des marchés de destination ayant une influence directe sur les exportations. De pondérer enfin avec l’évolution des taux de change. Le résultat final risquerait d’être fort peu significatif.

Cette mise en perspective ne devrait pas oublier non plus les élargissements du périmètre de l’Union après la Guerre froide. Ils ont eu lieu à l’époque où les Bilatérales I étaient appliquées (2002 à 2007), augmentant la démographie du marché européen de plus de 20%. Dix nouveaux Etats, et non des moindres sur le plan industriel, rejoignaient l’UE en janvier 2004. Deux autres en 2007, et le dernier en 2013 (Croatie).

En phase de rattrapage économique accéléré, la plupart de ces nouveaux Etats-membres étaient déjà très demandeurs en matériaux spéciaux et équipements industriels importés (machines, instruments, systèmes, etc.). Dans quelle mesure cet élargissement a-t-il influencé la courbe des exportations suisses, avant et après l’entrée en vigueur de l’ARM ? Avant et après l’application de l’ensemble des bilatérales II d’ailleurs? Voilà le genre de question qui pourrait faire avancer la perception de la  politique européenne de la Suisse au-delà du fétichisme incantatoire sur l’accès “privilégié” au marché européen.

(**) ANNEXE II

BAK Basel et Ecoplan: l’ARM se dégonfle

Avant et après le vote du 9 février 2014 contre la libre circulation des personnes, nous avions déjà publié des articles en français et en allemand sur “l’inconsistance” économique des Bilatérales I. Dans le cadre des longues discussions politiques pour désamorcer cette décision populaire dans sa phase d’application, le Seco a ensuite mandaté les instituts BAK Basel et Ecoplan à Berne pour réaliser deux recherches montrant au contraire l’importance économique vitale (le mot est faible) de ces Accords bilatéraux menacés par le parallélisme avec la libre circulation (clause guillotine). Bien qu’ayant participé à l’élaboration de ces recherches, comme le mentionne Ecoplan dans son impressum, le Seco a lui-même présenté un rapport de synthèse extraordinairement alarmiste en 2016. 

Contrairement à ce que suggérerait le sens commun, ces recherches ne portent pas d’abord sur les effets économiques passés des Accords bilatéraux I pendant treize ans. Pour extrapoler ensuite les conséquences de leurs extinction possible dès 2018 par exemple (date d’extinction envisagée des Bilatérales I). Elles se concentrent sur le long terme, soit l’année… 2035. En multipliant les hypothèses et scénarios intermédiaires en général pessimistes au-delà du possible.

Dans cette fiction économique anxiogène, tous les risques directs et les plus indirects s’accumulent, s’amplifient et se réalisent en même temps. “D’éventuels effets non quantifiables devraient également avoir un impact négatif sur l’économie”, précise Ecoplan pour être sûr de n’avoir rien oublié.   

La possibilité que tout ou partie des accords soient quand même maintenus, ou remplacés par des accords ou arrangements de substitution avec l’UE est exclue. Rien d’autre ne se passe sur le plan économique et politique pendant dix-sept ans. Une éventuelle “réaction” d’ajustement de l’économie et de la politique, comme après le 6 décembre 1992, n’est pas non plus envisagée (ni envisageable dans ce contexte méthodologique d’ailleurs).

A noter que ces deux études recourent à des modèles de simulation macro-économique internationale, bien ésotériques et exclusivement orientés produit intérieur brut. Ils sont alimentés par des données apparemment fournies en grande partie par le Seco. Ecoplan mentionne que les deux répondants de ses modèles mathématiques sont basés à l’Ecole des mines du Colorado et à l’Univserité d’Oldenbourg (D).

L’apocalypse du long terme

Il s’agit donc “simplement” de quantifier à l’horizon 2035 ce qu’une croissance annuelle moyenne de 1,2% du PIB (valeur 2015) avec Accords bilatéraux I donnerait sans Accords bilatéraux I. Le résultat est sans surprise à la hauteur des espérances: effrayant. Le PIB progresserait de 20% en dix-sept ans ans avec les accords, et de 13% à 15% seulement sans accords. Soit une différence en points de base de 5% à 7% (4.9% à 7.1% plus précisément).

L’effet négatif cumulé pendant ces dix-sept ans ans a ensuite été rétro-projeté par interpolation linéaire. Il serait donc globalement progressif et régulier (ce qui est assez difficile à saisir intuitivement), représentant un manque gagner cumulé de 460 à 630 milliards de francs. De l’ordre des PIB annuels de la Suisse en 2007 et 2015.

Les conclusions reviennent donc à dire que si les Suisses rejetaient la libre circulation des personnes, ils perdraient l’équivalent d’un PIB annuel d’ici 2035! “Chaque citoyen perdrait 36 000 francs”, se sont sentis obligés d’ajouter BAK Basel et le Seco. Présentés à Berne avec solennité, ces résultats étaient censés frapper les esprits pendant plusieurs années. Il furent en fait bien trop extravagants pour être retenus par les médias et l’opinion public.  

Où est passé l’ARM?       

Le scénario de BAK Basel (-7%) est plus sévère que celui d’Ecoplan (-5%), parce qu’il tient davantage compte d’effets négatifs “systémiques” en cas d’extinction des Bilatérales I. Se priver de l’ensemble des accords aurait bien davantage d’effets négatifs que la simple somme des accords. Sur le plan de l’innovation en général, de la compétitivité, de la sécurité et de l’attractivité juridique. Ou encore de l’attractivité… géographique. Ces effets systémiques graduels et auto-générateurs de nuisances représenteraient plus de 20% de l’effet dépressif jusqu’en 2035.

Les deux recherches s’accordent toutefois sur un point, que le SECO a semble-t-il préféré ne pas trop thématiser. L’effet négatif de loin le plus important viendrait de la fin de la libre circulation des personnes elle-même: près de 40% de l’effet total sur le PIB (BAK, soit 260 milliards de francs). Pour un recul de l’immigration nette de l’ordre de 25% (ce qui ne correspond soit dit en passant qu’au recul entre l’avant crise de 2008 et l’après crise, changement qui ne donne pas rétrospectivement l’impression d’avoir été synonyme de fin de monde).

Après la libre circulation et les effets systémiques intangibles, objets de tous les fantasmes de prospérité et de déchéance, le troisième impact en importance viendrait des transports aériens (19%). C’est-à-dire des supposées difficultés faites par l’Union Européenne au leader européen Lufthansa et à sa filiale Swiss. Beaucoup moins sujets à spéculations s’agissant de leurs effets négatifs, les quatre autres accords bilatéraux suivent de très loin. Dont l’ARM. Pris séparément, ils sont même de l’ordre de l’insignifiant.

Curieusement, l’ARM et la Recherche, tellement chers à l’industrie d’exportation, à Economiesuisse et aux hautes écoles, ne sont même pas séparés dans l’inventaire du BAK. Comme s’il eût été trop douloureux de faire ressortir leur inconsistance. Ils ne représentent à eux deux que 7% des terribles dégâts économiques supposés en cas d’extinction des Bilatérales I. Soit 44 milliards de francs de PIB cumulés sur dix-sept ans. 2,6 milliards par an, ce qui paraît en plus complètement invraisemblable. Très éloigné en tout cas des estimations pourtant alarmistes du Seco jusque-là.

En d’autres termes, l’ARM et la recherche compteraient relativement peu dans l’ensemble des dommages dus à l’extinction des Bilatérales I, tant ces ravages seraient immenses par ailleurs. Il n’est pas certain que les principaux intéressés aient beaucoup apprécié la démonstration.

Ecoplan (2015): Volkswirtschaftliche Auswirkungen eines Wegfalls der Bilateralen I – Analyse mit einem Mehrländergleichgewichtsmodell. https://cutt.ly/qrY2gH9

BAK Basel Economics (2015): Die mittel- und langfristigen Auswirkungen eines Wegfalls der Bilateralen I auf die Schweizerische Volkswirtschaft. https://cutt.ly/VrYb0OA

KOF Konjunkturforschungsstelle der ETH Zürich (2015): Der bilaterale Weg – eine ökonomische Bestandsaufnahme. KOF Studien Nr. 58 https://cutt.ly/prY2b0O

Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco, 2015): Conséquence économique d’une extinction des Accords bilatéraux. https://cutt.ly/VrUmO2k

La science a dit, les scientifiques ont dit, le Seco a dit…

Il en est un peu de la politique européenne en Suisse comme de la politique climatique: le public et les politiciens sont invités à se laisser guider par la science et les scientifiques. Pour celles et ceux qui se sentent (légitimement) attirés par les modèles mathématiques et l’ésotérisme, le Seco tient à jour une liste de publications savantes sur l’importance économique des bilatérales I: https://cutt.ly/5rUbcCZ .

 

 

 

 

           

 

 

 

               

     

 

 

 

 

         

 

 

 

 

 

Accès au marché européen (2) : quatre accords (très) en faveur de l’UE

Les six accords menacés par la fin de la libre circulation des personnes avec l’Union Européenne fonctionnent tous en faveur des Européens. Parfois lourdement. L’UE accorde en plus des avantages comparables à des Etats tiers. Sans libre circulation ni cadre institutionnel. Ce qui relativise énormément le danger pour la Suisse au- delà des intimidations et rétorsions continuelles de Bruxelles. Commençons par les quatre accords les moins sensibles. Ceux qui n’avaient pas du tout été menacés après le 9 février 2014.  

Reconnaissance mutuelle des normes techniques (ARM).

Marchés publics.

Agriculture.

Transports terrestres.

Transports aériens.

Recherche.

Soit, dans l’ordre officiel, les six Accords bilatéraux I formellement remis en cause par une éventuelle dénonciation du libre accès des Européens au marché suisse du travail (fin de la libre circulation, vote populaire du 17 mai prochain). Ces accords garderaient pourtant tout leur sens s’ils n’étaient pas liés par un principe de parallélisme (clause guillotine). Ils deviendraient, pour autant que les Européens en aient encore envie, de simples accords bilatéraux. Comme il en existe plus de cent (dont les Accords bilatéraux II). Avec, selon les cas, des possibilités d’actualisations à convenir, plus ou moins automatiques.      

Or, au-delà des considérations idéologiques, des menaces et chantages dont l’UE est devenue coutumière (à l’égard du Royaume-Uni également), et après une période de transition, on ne voit guère les raisons pour lesquelles les Européens renonceraient à ces six accords. Depuis vingt ans qu’ils sont appliqués, ils leur sont globalement bien plus favorables qu’aux Suisses.

A noter d’ailleurs qu’il est difficile de comprendre pourquoi ni la Confédération, ni de grandes organisations économiques comme Economiesuisse ou Swissmem, qui ne manquent pas de moyens, n’ont pas pris la peine de chiffrer ni d’étudier dans le détail, en continu, pendant deux décennies, les effets pratiques de ces accords sur la Suisse. Elles n’ont pas cherché non plus à collecter des données disponibles en Europe, ce qui aurait peut-être favorisé de meilleures évaluations des rapports de force économiques et politique réels dans le cadre des Bilatérales I. A défaut, les Suisses se retrouvent transis de peur sur une voie bilatérale devenue instable et sans horizon.

A défaut de savoir ce qu’il y a à gagner et à perdre,

les Suisses se retrouvent transis de peur sur une voie bilatérale

devenue instable et sans horizon.

Un projet de recherche indépendant avait été initié par mes soins en 2017 (Bilatinvestigation). Il avait échoué de justesse à trouver les financements diversifiés nécessaires. On peut s’attendre à ce que l’UDC ait fait entretemps ses propres enquêtes en vue de sa deuxième initiative contre la libre circulation des personnes. Il s’agit de démontrer que le chantage à l’asphyxie économique du pays repose largement sur des évaluations erronées ou biaisées. En vérifiant ou infirmant objectivement, point par point, sur le plan juridique puis factuel, deux hypothèses générales : (1) que les Accords bilatéraux I sont en premier lieu et de loin, sur le plan des faits, des accords d’accès au marché suisse pour les Européens. (2) Que d’importants avantages obtenus par les Suisses ont été accordés entretemps par les Européens à d’autres Etats. Sans libre circulation des personnes ni accord institutionnel.

Il est possible en attendant de s’en faire une idée peut-être superficielle, mais néanmoins significative. Sur les six objets en question, trois sont de simples accords de voisinage. Ils n’auraient certainement jamais été envisagés entre l’UE et la Nouvelle Zélande par exemple. L’hyper-proximité les rend en revanche évidents et nécessaires, tant pour l’UE que pour la Suisse.   

Accord sur les transports terrestres

Il a permis aux 40 tonnes européens d’accéder au réseau routier suisse sans autre contrepartie qu’une taxe également imposée aux camions suisses. Les entreprises suisses de transport ne peuvent pas pratiquer de cabotage en Europe, ce qui les prive de compétitivité sur les grandes distances (risque de retours à vide). Cet accord a réalisé dans les faits l’accès des grands transporteurs européens au marché suisse, et leur transit à travers les Alpes. La réciproque est dérisoire. Les Suisses ont construit d’impressionnantes infrastructures transalpines de ferroutage par leurs propres moyens. Les Européens se sont juste engagés à développer des terminaux performants en Allemagne et en France, ce qui n’est toujours pas fait (la Suisse a même dû participer à des financements en Italie). 

Accord sur le transport aérien

« A l’inverse de l’Accord sur les transports terrestres, celui sur le transport aérien autorise le cabotage. C’est même son but. On voit peut-être mal des compagnies aériennes européennes opérer d’un aéroport à l’autre de la Suisse, mais l’inverse pourrait avoir un sens. Le problème, c’est que Swiss, filiale du groupe allemand Lufthansa, la première concernée a priori, n’a pas une seule ligne reliant deux aéroports de l’Union. La filiale d’EasyJet basée en Suisse ne compte pas plus de 1% de ses vols en cabotage » (De l’inconsistance des Bilatérales I, L’Agefi, 12 juin 2015). Dans les faits, la reprise de Swiss par le leader européen Lufthansa, en 2008, a fait de cet accord un cas tout à fait radical et singulier de libre accès au marché suisse. Quant à l’importante filiale suisse d’EasyJet, ne sert-elle pas principalement à convoyer un important tourisme à haut pouvoir d’achat dans les villes européennes?

Accord sur les marchés publics 

Il permet à des entreprises européennes de soumissionner en Suisse auprès des « petites » collectivités et entreprises publiques (communes en particulier). Les grands appels d’offres transfrontaliers relèvent de leur côté des règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Dans les faits, cet accord avec l’UE porte presque exclusivement sur des activités de proximité liées à la construction (pour une valeur de moins de 6,5 millions de francs par adjudication). Il concerne donc l’ensemble de la Suisse, mais seulement les régions frontalières d’Allemagne, de France, d’Italie et d’Autriche. Dans les faits également, les offres transfrontalières des entreprises suisses sont pratiquement inexistantes. Elles seraient tout simplement beaucoup trop chères. L’accord sur les marchés publics est donc devenu en réalité un accord d’accès aux petits marchés publics suisses.

Accord sur les produits agricoles

Comme les trois autres, cet accord s’ajoute à d’autres dispositions déjà existantes allant dans le sens du libre-échange (OMC en particulier). Ce n’est pas qu’un accord de voisinage, bien que les principaux partenaires agro-alimentaires de la Suisse en Europe soient l’Italie (1,418 milliard de francs d’excédent d’importation en 2018), l’Allemagne (858 millions) et la France (481 millions). Les effets économiques de cet accord, douanier principalement, sont plus aisément mesurables que dans d’autres domaines.  

Il s’agit encore une fois d’accès au marché suisse en premier lieu, puisque les importations de produits européens dépassent d’un peu plus de 4 milliards les exportations de produits suisses.

Depuis 2000, les importations agro-alimentaires européennes en Suisse sont passées de quelque 6 milliards à 10 milliards de francs (+166%). Les exportations de la Suisse vers l’Europe de 2.5 milliards à 5,5 milliards (+220%). Depuis l’application de l’accord en 2002, la Suisse a continué d’apparaître comme un client net important de l’Europe dans l’agro-alimentaire, mais elle a pu réduire quelque peu son déficit commercial.

Cette progression spectaculaire des exportations suisses est toutefois due essentiellement au tabac et à d’autres produits dits « d’agrément », qui ne sont pas concernés par l’accord. Dont le chocolat et le café transformé: la Suisse figure avec l’Allemagne dans le Top 5 des exportateurs de café dans le monde!…Elle en vend pour près de 2,5 milliards de francs (trois fois plus que le chocolat).

Dans le segment-clé du fromage en revanche, pour lequel l’accord semble avoir été taillé sur mesure avec de grandes attentes, les exportations suisses en Europe n’ont progressé que de 57 millions de francs de 2000 à 2018 (+14%). Autant dire une paille par rapport aux 135 milliards d’exportations suisses globales vers Europe. Les importations de fromages européens ont en revanche progressé près de trois fois plus. De 158 millions précisément (+60%).

Sur le terrain modeste et controversé de la viande, également très concerné par l’accord sur les produits agricoles, les exportations ont cette fois progressé bien davantage que les importations: +350% à 70 millions de francs, alors que les importations n’ont augmenté que de 50% (sans compter les importants achats transfrontaliers non déclarés). Il faut dire toutefois que les Suisse importent encore six fois plus de viande d’Europe qu’ils n’en exportent.     

A noter encore que cet Accord sur les produits agricoles de 1999, dans le cadre des Bilatérales I, a aussi été pionnier aux yeux des Européens dans la reconnaissance des appellations d’origine contrôlées. L’Union est une véritable puissance en la matière, mais ni l’Amérique ni l’Asie n’y sont très sensibles. Elle compte 1300 AOC environ. La Suisse n’en compte qu’une trentaine. Les deux principales appellations, Gruyère et Emmenthal, considérées unilatéralement par les Européens comme des noms communs et génériques, ont cependant été exclus de l’accord à leur demande.

Nécessaire rééquilibrage

Très déséquilibrés dans les faits en faveur de l’UE (comme l’accès réciproque aux marchés du travail d’ailleurs), ces quatre accords commerciaux deviendraient-ils caducs en cas de dénonciation par la Suisse de l’Accord de libre circulation des personnes? En principe oui, sauf entente entre partenaires pour annuler l’annulation automatique. Le reste relève d’hypothèses. Ce qui n’empêche pas d’en formuler, ni d’esquisser quelques scénarios.

Au-delà des rétorsions européennes et menaces de guerre commerciale, la pratique de ces accords serait sans doute difficile à faire disparaître du jour au lendemain. Très bénéficiaires, les industriels européens (italiens, allemands et français surtout) exerceraient à coup sûr des pressions pour que l’UE en maintienne la continuité pratique, sur la base d’arrangements plus ou moins tacites et provisoires avec la Suisse.

Toutes choses égales par ailleurs, on peut imaginer dans un second temps des négociations incidentes ou comparables à celles qui vont bientôt avoir lieu entre l’UE et le Royaume-Uni. C’est-à-dire sans libre circulation des personnes. La Suisse pourrait alors proposer de reconduire ces quatre traités. Mais sans parallélisme non plus cette fois, les négociations étant enfin débarrassées de toute idéologie européiste et intégratoire. Cette offre serait simplement valable en échange d’une continuité dans les deux autres accords actuellement constitutifs des Bilatérales I : reconnaissance mutuelle des normes techniques, et pleine association aux programmes de recherche. Deux domaines dans lesquels les Bilatérales I bénéficient aussi en premier lieu à l’UE. C’est dire si cette contrepartie proposée par la Suisse, augmentée d’une immigration européenne quasi-unilatérale qui n’aurait pas cessé avec la fin de la libre circulation, paraîtrait encore très généreuse. 

(Deux articles à paraître prochainement sur le thème de l’accès au marché européen : Accord sur la reconnaissance mutuelle et Accord sur la recherche).

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Ce que veut dire « accès au marché européen » (1) : une voie royale vers le marché suisse

Impossible d’en finir avec le libre accès des Européens au marché suisse du travail (libre circulation des personnes). Parce que cette « folie » reviendrait à priver aussitôt les exportateurs suisses « d’accès au marché européen ». Répétée en boucle depuis des années, cette subordination a fini par verrouiller toute discussion possible sur la politique européenne en Suisse. Elle repose pourtant sur de lourds abus de langage. (Photo: Container-Terminal Basel)

Reprendre le contrôle de l’immigration européenne, comme l’ont fait les Britanniques ? Rétablir l’égalité de traitement migratoire avec les ressortissants d’Etats non européens ? L’impossibilité de réaliser cet élémentaire ajustement dans la politique européenne de la Suisse a un seul motif : la clause juridique dite « guillotine », qui invalidera automatiquement les autres Accords bilatéraux I le jour où l’on renoncera à la libre circulation.

Or les organisations économiques, le parlement et le gouvernement proclament depuis des années que ces six autres traités subordonnés sont des éléments cruciaux d’accès au marché européen pour les entreprises suisses. Ce qui est objectivement faux, comme nous le verrons bientôt (à propos des accords de reconnaissance mutuelle ARM en particulier).

Le vrai problème, c’est que ni la Confédération ni les organisations économiques n’ont voulu jusqu’ici, ou n’ont été capables de monitorer précisément et de manière exhaustive les avantages économiques tangibles de ce paquet d’accords. Censées aller de soi, les vertus économiques de la voie bilatérale sont scandées depuis vingt-cinq ans ans comme un mantra à la gloire de « l’accès au grand marché ». Dont l’alternative serait ni plus ni moins une sorte d’étranglement économique. La politique européenne de la Suisse repose depuis trois décennies sur une rhétorique de la peur et une véritable phobie de l’étranglement.

Premier malentendu : bien avant d’être des accords d’accès au marché européen pour les Suisses, les Accords bilatéraux I appliqués depuis vingt ans offrent surtout des facilités d’accès au marché suisse pour les Européens.

Comme nous le (re)verrons ultérieurement, c’est de toute évidence le cas des transports terrestres, des marchés publics et de l’agriculture, sans parler de l’accès au marché du travail (et de sa désopilante réciprocité). C’est un tout petit peu moins évident s’agissant des transports aériens ou des obstacles techniques. Et impossible à déterminer s’agissant d’un accord d’association formalisant la participation à des programmes de recherche.

Ce constat provisoire, qui n’a jamais été approfondi faute de données disponibles, relativise sérieusement le dogme de l’intangibilité. Pourquoi les Européens, qui ne sont pas des idiots, ne voudraient-ils pas renouveler les Accords bilatéraux I sans libre circulation ? Une fois menaces et chantages épuisés ?

Sur une base juridique très légèrement modifiée en réalité : abandon du principe de parallélisme, avatar idéologique de l’époque à laquelle l’adhésion pure et simple à l’UE était l’objectif officiel de la politique européenne de la Suisse (jusqu’en 2005). Les Bilatérales I redevenant alors aujourd’hui de simples accords commerciaux, de voisinage ou d’association. Comme les Bilatérales II et une centaine d’autres traités.

Balance commerciale de plus en plus déficitaire  

Tout le commerce extérieur avec l’Union Européenne est en fait dominé par la problématique de l’accès des Européens au marché suisse. Il suffit pour s’en convaincre d’examiner l’évolution de la balance commerciale chroniquement déficitaire : les Européens exportent bien davantage de marchandises vers la Suisse que la Suisse n’en exporte vers l’Union. Pour 17 milliards de francs de plus en 2019, soit 13,5%%.

Cette balance commerciale s’est détériorée depuis trente ans. Et elle est devenue plus négative encore depuis l’application des Accords bilatéraux I à partir de 2002. A noter que l’on ne parle pas des services, dont la balance est positive, mais qui ne sont qu’indirectement concernés par ces accords.

Le déficit commercial global avec l’UE s’était déjà creusé de 28% entre 1990 et 2001 (phase de crise économique consécutive à la crise immobilière et financière). Il s’est encore aggravé de 37% entre 2002 et 2011 (période homogène du point de vue méthodologique). Puis de 67% entre 2012 et 2018 (autre période homogène).

Il est vrai toutefois que ces chiffres sont influencés par des produits spéculatifs: oeuvres d’art, monnaies, or et argent en barre, qui sont entrés dans la statistique générale de l’Administation fédérale des douanes (AFD). Si l’on n’en tient pas compte, la balance s’est au contraire améliorée de 4,5 milliards à -17 milliards de francs (2019). Elle a cependant bénéficié sur le plan comptable des importants élargissements du périmètre de l’Union dans les années 2000 : treize adhésions tardives d’Etats en transition, très demandeurs en machines et équipements. Ils ont aussi augmenté la démographie de l’UE de quelque 20%.

Le Département fédéral de l’Economie a beau alléguer que « le déficit commercial avec l’UE n’est pas un signe de faiblesse » (titre d’un article d’analyse macroéconomique alambiqué du mensuel La Vie économique de juillet 2018). Comme s’il s’agissait d’un non-sujet. Il peut bien y ajouter des graphiques confus sur la balance commerciale (ne tenant pas compte des changements méthodologiques et ne distinguant pas les biens et les services). L’ampleur et l’évolution de ce déficit en disent long sur l’importance relative et abusive accordée à la notion d’« accès privilégié au marché européen ».

C’est surtout d’accès au marché suisse dont il devrait être question. On ne peut plus faire aujourd’hui comme si cette réalité ne comptait pas, comme à l’époque où l’adhésion en était la finalité officielle. Les Suisses sont d’importants clients nets de l’Union Européenne. Ils doivent sans doute apprendre à se comporter comme tels. N’est-ce pas plutôt à eux qu’à leurs interlocuteurs d’avoir des états d’âme ? En fin de cycle néolibéral, répondre à des menaces protectionnistes par des menaces protectionnistes ne manque ni de pertinence ni de légitimité.

La Suisse a aujourd’hui les moyens de résister aux intimidations continuelles de l’Union Européenne et de la guerre commerciale qui s’annonce. L’enclavement géographique n’est plus depuis longtemps synonyme d’encerclement économique ni de reddition sans condition. Cette nouvelle configuration n’est pas encore un thème dans les médias et le public, mais l’archéo-soumissionnisme semble avoir été sérieusement ébranlé du côté des partis politiques depuis décembre 2017 (annonce par Bruxelles du non-renouvellement de l’équivalence boursière).

Après trois décennies de béni-oui-ouisme rampant, dire non à l’UE redevient envisageable. Après les syndicats et la gauche, une partie de plus en plus importante de l’économie comprend que c’est aussi et surtout dans son intérêt à long terme. Les représailles et les chantages récurrents et humiliants de Bruxelles ne sont évidemment pas pour rien dans cette prise de conscience. Comme l’a montré le long épisode de l’Accord cadre, la Suisse n’obtiendra jamais de stabilité dans sa voir bilatérale vers l’intégration.

Quand la Suisse ouvre l’Europe sur le monde

Inspirée surtout par la France, l’attitude méprisante de l’UE est d’autant moins compréhensible que la faiblesse de sa propre balance commerciale globale est un problème chronique qu’elle cherche comme tout le monde à surmonter (22 milliards d’euros de déficit en 2018). Or la Suisse est le troisième débouché des exportations européennes (après les Etats-Unis et la Chine, largement devant le Japon). Cette position est due en grande partie à un effet de proximité très répandu dans le commerce international, mais pas seulement.

Une partie importante, bien que non quantifiée malheureusement, des exportations européennes vers la Suisse sont des composants intégrés dans des produits et systèmes vendus ensuite à l’échelle du monde. Le degré élevé de globalisation des réseaux commerciaux de l’économie suisse offre ainsi un relais significatif à l’industrie d’exportation européenne.

En d’autres termes, la Suisse contribue doublement à améliorer la balance commerciale de l’UE. Et il ne s’agit que d’une des raisons pour lesquelles l’Union européenne, au-delà de la gesticulation et des effets de manche, ne devrait avoir aucune raison (au sens de rationalité) d’ouvrir une guerre commerciale avec la Suisse. Surtout s’il n’y a plus d’enjeu politique d’intégration, la libre circulation des personnes ayant été abandonnée.

C’est dire encore une fois s’il sera intéressant de voir comment le Royaume-Uni et l’UE normaliseront leurs relations économiques. Au-delà de la propension immédiate des technocrates européens (et de leur désespérant négociateur en chef français Michel Barnier) à punir et humilier les Britanniques.

 (A suivre : Comment chacun des sept Accords bilatéraux I bénéficient en premier lieu à l’Union Européenne. Et parfois lourdement.)

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ANNEXE

Effets difficilement compréhensibles des Accords bilatéraux I sur les exportations vers l’Europe.

Extrait du blog de 2013 à 2015 “Economie et migrations” sur le site de L’Agefi

Les six accords sectoriels bilatéraux avec l’Union Européenne (sans la libre circulation) sont appliqués depuis 2002. Ils sont censés représenter un accès supplémentaire important aux marchés européens de biens et de services (c’est ce que disent l’administration fédérale et les organisations économiques). C’est-à-dire favoriser les exportations suisses vers l’UE de manière significative, voire spectaculaire. C’est pour cela que la Suisse ne doit prendre aucun risque d’activation de la clause guillotine de la part de l’UE.

Si c’était le cas, une progression supplémentaire des exportations devrait apparaître dans les chiffres du commerce extérieur depuis que les accords sont appliqués. Or, la progression annuelle moyenne des exportations vers l’UE est plus basse sur la période 2003-2012 (dix ans après les accords) que sur la période 1992-2001 (dix ans avant les accords). Le comble, c’est que le périmètre de l’Union a encore été élargi de manière significative après les accords. En 2003, les trois pays baltes, la Pologne, la République thèque, la Slovaquie, la Hongrie, la Slovénie, Chypre et Malte ont adhéré à l’UE. En 2007, ce fut le tour de la Roumanie et de la  Bulgarie (la courbe des exportations semble d’ailleurs refléter ces nouvelles adhésions).

Si l’on compare la progression des exportations de 1992 à 2001, puis de 2003 à 2012 à périmètre constant, c’est-à-dire dans la seule Europe des Douze, on constate qu’elle a été de 40% sur dix ans précédant l’application des accords, et de 32% seulement sur les dix années suivantes. A noter que la seconde période a été marquée par deux crises financières et économiques, mais que la première l’a été par une survalorisation chronique du franc pénalisant lourdement les exportations. Si les avantages que l’industrie suisse d’exportation retire des accords bilatéraux I étaient si importants, la courbe de progression des ventes suisses vers l’Union Européenne ne devrait-elle pas refléter une différence? On ne la voit nulle part.

CH / EU / UK : de plus en plus systémique

Cette configuration à trois est entrée dans une nouvelle phase. La Suisse continue de ne pas vouloir en tenir compte. Les Suisses vont donc devoir voter à l’aveugle sur la deuxième initiative de l’UDC contre la libre circulation des personnes. Puis sur l’Accord institutionnel, avant même de connaître ce que les Britanniques auront obtenu des Européens sans libre circulation.   

Les élections de cette semaine en Grande-Bretagne ne laissent plus guère de doutes : le Brexit aura bien lieu. De tardives et longues négociations vont ensuite commencer entre le Royaume-Uni et l’Union Européenne pour cadrer leurs futures relations. Sauf retournement à grand spectacle, on connaît déjà l’une des redlines du Royaume, constitutive du Brexit lui-même : les Britanniques ne veulent plus de libre circulation des personnes au sens de libre accès des Européens à leur marché du travail. Or cette libre circulation est l’élément clé sur lequel reposent les Accords bilatéraux I entre la Suisse et l’UE. C’est-à-dire la voie bilatérale vers l’intégration.

C’est dire s’il sera intéressant pour les Suisses de voir ce que les Britanniques, forts de leurs 67 millions de résidents, vont obtenir de la part de l’Union Européenne sans libre circulation. C’était en fait, et de loin, le premier enjeu pour la Suisse du référendum de juin 2016 sur le Brexit : quel genre de bilatéralisme de voisinage peut-on développer avec l’UE sans sortir du simple registre des accords commerciaux plus ou moins classiques, auquel aspirent les Britanniques ?

Aucun rapport

Il est assez intrigant de constater trois ans plus tard à quel point la politique suisse n’a pas voulu se poser de questions à ce sujet. Qu’ils le veuillent ou non, les Suisses se retrouvent pourtant dans une configuration à trois. Elle est encore plus systémique aujourd’hui qu’avant, et c’est entre Londres et Bruxelles que le plus décisif va se passer. La Suisse ne servira que très accessoirement de référence, puisque tout son dispositif européen repose sur la libre circulation que les Britanniques ne veulent plus.

En fonction de ce qui aboutira entre le Royaume-Uni et l’Union Européenne, dans deux ou trois ans probablement, les Suisses devront en revanche réévaluer les coûts et bénéfices de la libre circulation par rapport à ce que les Britanniques auront finalement convenu avec l’Union. Alors pourquoi n’avoir pas reporté sine die le vote sur la deuxième initiative de l’UDC contre la libre circulation, en principe prévu le 17 mai prochain* ? De manière à pouvoir décider plus tard en connaissance de cause, lorsque les nouvelles relations entre Royaume-Uni et Union Européenne seront connues ? La réponse relève de l’évidence : parce que l’économie suisse estime ne plus pouvoir attendre. Elle a besoin de paix et de stabilité.

L’appel aux illusions

Cette approche d’apaisement immédiat est certainement un appel aux illusions. L’UE aura toujours les moyens de pression nécessaires pour élargir et approfondir la voie bilatérale. L’UDC ne manquera pas non plus d’ardeur pour tenter au contraire d’y mettre fin. Si son initiative est rejetée en mai, elle en lancera certainement une troisième par la suite, lorsque le dossier britannique sera finalisé. Qu’il soit accepté ou non, le vote programmé en mai apparaît donc aujourd’hui comme parfaitement intempestif.

Il en va de même de l’Accord institutionnel. Pourquoi le soumettre l’an prochain aux électeurs (second semestre selon les prévisions), avec où sans modifications, alors que les Britanniques n’auront pas encore négocié leurs accords commerciaux avec l’Union ? Ni leurs relations de voisinage ? Pourquoi prendre le risque de s’engager maintenant dans une nouvelle phase d’intégration européenne, alors que l’on ne sait pas à quelles conditions le Royaume-Uni va obtenir les « simples » accords commerciaux qu’ils ont en tête ? Le genre d’accords dont la Suisse pourrait fort bien s’accommoder également, pour ne pas devoir subir plus longtemps les incessantes exigences supplémentaires de l’UE, assorties de menaces et de chantages ?

Suisse et Royaume-Uni sur le même plan

Ces questions semblent d’autant plus justifiées que les Européens eux-mêmes, du côté de Bruxelles, ont aujourd’hui de sérieux doutes sur le sens de la « voie bilatérale » développée avec la Suisse depuis les années 1990.  Tout ce qui s’est passé depuis le vote populaire du 9 février 2014 (première initiative UDC contre la libre circulation) ne laisse-t-il pas clairement penser que les Suisses ne veulent pas davantage d’intégration ? Berne a en plus formellement retiré sa demande d’adhésion en 2016. L’adhésion n’est plus un objectif en Suisse. Combien de temps la voie qui devait y mener restera-t-elle un objectif en Europe ?

La question devient de plus en plus naturelle du point de vue européen. Il va bien falloir l’aborder un jour ou l’autre. Ne serait-ce pas plus cohérent et plus simple de renoncer à cette voie bilatérale sans issue ? De mettre la Suisse et le Royaume-Uni sur le même plan ? Celui de deux Etats simplement intéressés à entretenir les meilleures relations commerciales et de voisinage possibles ? Sans devoir adhérer aux pratiques protectionnistes et aux idéaux de puissance de l’UE ? Ni à ses “valeurs”confuses et contradictoires ?

Les réticences actuelles de Bruxelles à renégocier, ou clarifier formellement l’Accord institutionnel avec les Suisses reflètent certainement la perte de motivation face à des partenaires eux-mêmes démotivés. Pourquoi l’Union Européenne continuerait-elle de leur accorder un statut spécial, qu’elle n’accorderait pas aux Britanniques, alors que les Suisses n’ont de toute évidence pas davantage envie d’Europe institutionnelle que les Britanniques ? Ni de reprise automatique du droit européen ?

Si l’Union a toujours l’ambition de devenir une superpuissance sui generis, pacifique et innovante, il lui faudra bien un jour envisager d’exister avec un petit Etat indépendant au cœur de sa géographie. Un Etat normalement civilisé, dixième puissance économique du monde tout de même, et troisième destination des exportations européennes après les Etats-Unis et la Chine. Les Etats-Unis n’ont-ils pas dû apprendre eux aussi à vivre avec le Canada, sans libre circulation des personnes ni reprise automatique et significative du droit US? 

* Contrairement à ce qui s’affirme couramment, la date du vote populaire sur la deuxième initiative de l’UDC contre la libre circulation des personnes n’a pas encore été fixée formellement au 17 mai par le Conseil fédéral (dont c’est la compétence). Ce n’est qu’une probabilité pour l’instant. S’il veut que le vote ait lieu à cette date, le gouvernement doit l’annoncer au plus tard quatre mois à l’avance (17 janvier). En attendant, le Parlement vient de se prononcer contre cette initiative. Selon la procédure, le gouvernement devra donc programmer le vote populaire dans les dix mois. A moins que l’Assemblée fédérale n’en décide autrement.

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Le grand avenir de la neutralité économique

Ce qui devait arriver est arrivé : la multipolarité géopolitique issue de la fin de la Guerre froide tourne à l’affrontement des grandes puissances. L’antagonisme n’est heureusement qu’industriel. Dans cet environnement, la neutralité économique apparaît comme la seule attitude raisonnable des petits Etats très exportateurs à l’échelle planétaire. La Suisse devrait mieux en tenir compte dans sa politique européenne.      

Dans les années qui ont suivi la fin de la Guerre froide, un large consensus intellectuel affirmait que le monde allait progressivement passer d’un état de bipolarité géopolitique à une configuration multipolaire. Cinq pôles étaient en général mentionnés. Ils correspondaient en gros aux plus grandes puissances démographiques, politiques et économiques: les Etats-Unis, l’Union Européenne, la Russie, l’Inde et la Chine (l’Inde a disparu de ce panthéon par la suite). Le monde s’étant débarrassé des guerres impériales et totales, la signification de cette nouvelle multipolarité semblait surtout économique.

La période était d’ailleurs dominée par l’idéologie multilatéraliste anglo-américaine. Cette doctrine d’inspiration éco-wilsonienne allait culminer dans l’Organisation mondiale du commerce, créée en 1995. Un idéal pacifiste diffus imprégnait la multipolarisation du multilatéralisme universel. Depuis la Belle Epoque en Europe, au début du XXe, jamais la conviction très libérale que les échanges internationaux rendaient la guerre impossible n’avait semblé aussi naturelle. La menace nucléaire achevait d’en faire une vérité définitive.

Tout s’est passé comme si les courants intellectuels, littéraires et politiques de l’après-Guerre froide avaient oublié que la notion même de superpuissance incluait celle de rivalité. On ne se rendait pas bien compte non plus à quel point l’économie allait devenir un substitut de la guerre dans l’antagonisme des grandes souverainetés. L’idée que les Etats leaders du nouveau et paisible monde multipolaire interdépendant étaient voués à s’affronter était tout simplement absente des débats. Ce genre de prémonition n’a laissé aucune trace intelligible pendant au moins dix ans. Il en a fallu vingt pour se rende compte que le destin de l’Europe et de l’Amérique avait lui-même cessé d’être commun.

L’arme des grands marchés

C’est l’émergence de la Chine et de l’Union Européenne, mâtinée d’un anti-américanisme opérant comme le plus petit dénominateur commun, qui a progressivement réveillé les consciences. Ne parlons pas d’impérialisme, moins encore de néo-impérialisme, des termes surchargés de connotations vaines et contradictoires. Le monde du XXIe siècle naissant se reconnaît plutôt dans la simple collision de quatre hégémonies économiques. Trois au moins manient l’arme de leur vaste et incontournable potentiel de consommation et de production.

La première spécificité des Etats-Unis, de l’Union Européenne et de la Chine n’est pas seulement que leur immense marché intérieur permet de réduire leur dépendance par rapport au monde (ce qui représente un fond de souveraineté considérable). Elle se trouve aussi dans le fait qu’aucune activité globale, en particulier technologique ou de marque, ne peut se passer d’accès à ces larges et intenses bassins de clientèle privée et institutionnelle.

Les grands Etats ont un faible ratio de commerce extérieur par rapport à leur création annuelle de valeur (trade-to-GDP ratio). Pour le dire plus simplement, leur prospérité de long terme dépend peu des exportations et importations (moins de 10% aux Etats-Unis). Elle équivaut en général à la vigueur de leur marché intérieur. Après avoir favorisé le développement de l’économie globale, les Etats-Unis, l’Union Européenne et la Chine sont entrés dans une phase de recentrage sur leur marché intérieur.  

L’accès au marché s’est en ce sens substitué

aux politiques coloniales de la canonnière.

Cette quête autarcique ne sera évidemment jamais complète. Elle passe néanmoins par un regain de protectionnisme revêtant des formes assez diverses : relèvement archaïque des barrières douanières, politiques fiscales dissuasives, taxation et renchérissement des transports, densification des normes écologiques et de qualité, contrôle des fusions, acquisitions et investissements directs, multiplication des aides et financements publics d’intérêt national, etc. Sans parler des listes noires et des embargos. Ils n’avaient jamais vraiment disparu non plus. Ni des contreparties non économiques exigées en échange de nouvelles facilités d’accès aux grands marchés. Elles sont souvent liées à des problématiques nationalistes de voisinage. Comme dans le cas de l’Union Européenne avec la Suisse, des Etats-Unis avec le Mexique, ou de la Chine avec Taiwan. L’accès au marché s’est en ce sens substitué aux politiques coloniales de la canonnière. 

Multilatéralisme universel

A contrario, la mentalité économique des Etats à démographie restreinte relève en général d’un haut degré de mercantilisme au sens classique du terme : la prospérité vient en premier lieu de la capacité à exporter (compétitivité), qui permet ensuite d’importer ce que l’on ne peut pas – ou ne veut pas – produire soi-même. Ce besoin d’ouverture crée des rapports de dépendance rendant en général les questions de souveraineté plus compliquées et plus exigeantes. Même si la sagesse populaire selon laquelle on a toujours besoin d’un plus petit que soi se vérifie souvent, les grands Etats peuvent se passer d’un nabot qui ne leur revient pas. L’inverse est une autre histoire.

Il n’est pas étonnant que les petits Etats défendent en général un multilatéralisme basé sur l’égalité des nations (au sens anglophone d’Etat). Il peut s’agir d’un multilatéralisme régional, genre zone de libre échange ou marché commun, consacrant la relation de dépendance pour l’approfondir (Union Européenne). Ou de multilatéralisme global, à l’image de ce que l’OMC a réalisé. L’objectif de souveraineté des petits Etats est en général d’élargir les partenariats, pour dépendre le moins possible de chacun d’eux. C’est ce à quoi les membres secondaires de l’UE ont renoncé avec l’Union douanière. 

Le multilatéralisme global égalitaire n’avait pas atteint sa pleine maturité que la futurologie des années 1990 aimait déjà thématiser la formation de grandes zones économiques macro-régionales. L’émergence euphorique du Marché unique en Europe, autour de l’axe franco-allemand, attisait les scénarios de long terme sur de futurs partenariats panaméricains, euro-africains et sino-asiatiques de proximité (macro-régionalisme). La notion de confrontation des superpuissances étant absente, celles d’exclusivité et de loyauté de la part de leurs satellites ne l’étaient pas moins. Ce n’était pas encore un problème.  

Fin de l’innocence

Cette innocence toute libérale s’est assez vite dissipée dans ce qu’il faut bien appeler le retour des politiques de puissance, d’obédience et de clientélisme appliquées au domaine industriel. Pour s’en tenir aux plus grands symboles de l’actualité, prenons une compagnie britannique de moyens courriers comme Easyjet. Elle opère essentiellement en Europe. On la verrait mal s’équiper en Boeings juste après le Brexit, et obtenir néanmoins des égalités de traitement avec les compagnies continentales sur l’exploitation des lignes aériennes.

On n’imagine pas les Suisses opter pour des avions de combat américains par rapport à leurs problèmes continuels de voisinage avec l’Union Européenne. L’acquisition idéale serait un Rafale pour apaiser la France, inspiratrice et cheffe de file des suissophobes en Europe. Le groupe chinois de technologies Huawei est ostensiblement discriminé aux Etats-Unis et en Europe. Bruxelles et des Etats membres font tout pour entraver et décourager les grands groupes américains de l’internet. La Chine, qui s’était relativement ouverte, n’a plus du tout la même motivation. Son trade-to-GDP ratio est passé de 60% à 30% en dix ans. Elle préfère investir aujourd’hui dans le monde plutôt que vendre à l’étranger. Il est devenu banal de se plaindre ou de se réjouir partout des tendances de plus en plus protectionnistes, alors que le protectionnisme passait depuis des décennies pour une relique barbare hors-sujet.

Concurrence déloyale

La phase protectionniste dans laquelle la civilisation industrielle s’est engagée n’est évidemment pas favorable aux puissances « moyennes » peu enclines à cultiver la mono-dépendance (ou mono-interdépendance, ce qui revient au même sous cet angle). Les grands ont d’ailleurs peu d’états d’âme par rapport à ces quantités géopolitiques négligeables, fanfaronnant si souvent en tête des classements de performances économiques.

Ne sont-ils pas surtout des profiteurs bénéficiant de coûts de complexité bien moins élevés sur le plan des conditions cadres ? S’ils développent en plus des relations privilégiées avec de grands rivaux genre Union Européenne, à quoi bon les reconnaître pleinement en tant qu’Etats? Les assimiler à leur protecteur ne semblerait-il pas plus cohérent? On se souvient du drame que provoqua en Suisse la non-invitation au G20 de crise en 2008. Une véritable humiliation pour la quatrième place financière du monde, la dixième puissance économique (l’UE comptant pour une) et le septième exportateur en chiffres absolus (l’Europe comptant pour vingt-huit).

Cette méfiance est précisément celle de l’Europe franco-allemande par rapport au Royaume-Uni, à sa proximité et à ses affinités avec l’économie américaine (voire chinoise ou indienne). Les Britanniques qui ont voulu désimbriquer leur pays de l’Union Européenne savent pourtant ce que neutralité économique veut dire. Leur objectif n’est absolument pas de rejoindre l’Accord de libre échange nord-américain (ALENA). C’est au contraire de pouvoir ajouter au multilatéralisme global de l’OMC des accords bilatéraux ou régionaux diversifiés à l’échelle du monde. Sans apparaître comme de simples affiliés. C’est ce que leur appartenance à l’Union douanière européenne les a empêchés de faire pendant des décennies. Alors que la libre circulation des personnes les contraignait à accorder aux Européens un accès privilégié au marché britannique du travail. 

Communauté de destins

La plupart des économies nationales ouvertes ont un commerce extérieur à dominante macro-régionale. C’est a fortiori le cas des pays de l’Union européenne (c’est d’ailleurs l’une de ses finalités) : leurs exportations se dirigent vers les autres Etats membres. A plus de 70% dans le cas de la Belgique, des Pays-Bas ou de l’Autriche. A près de 60% en Allemagne, en France ou en Suède (Eurostat 2018). Ce n’est en revanche plus le cas du Royaume-Uni depuis des années. Ses exportations intra-européennes sont devenues minoritaires. Elles ne représentent plus que 45% des ventes à l’étranger. Soit une diminution de 10 points de base sur 20 ans (comme en Suisse), alors que le périmètre de l’Union s’est agrandi.

La Suisse connaît également un élargissement continu de son commerce extérieur depuis les années 1990. Les ventes à destination de l’Union européenne seront bientôt minoritaires elles aussi dans les exportations. Elles ne sont plus que de 52%, alors qu’elles dépassaient encore 60% de l’ensemble il y a vingt ans (64% en 2001). Elles se rapprocheront des 45% après la réalisation du Brexit (le Royaume-Uni et la Suisse seront les deux seuls Etats d’Europe à exporter davantage dans le monde que sur le continent).

Cette globalisation croissante a d’abord l’avantage de diversifier les risques conjoncturels géographiques. Elle permet surtout de bénéficier des taux de croissance élevés en Amérique et dans les grandes régions en développement, plutôt que de subir les problèmes structurels chroniques pesant sur l’Europe. Elle a eu lieu jusqu’ici dans un environnement monétaire tendanciellement défavorable, incitant continuellement l’industrie à se concentrer sur des spécialités sophistiquées et à marges élevées, dont le marché ne peut être que mondial.

On comprend dès lors que la politique économique de la Suisse proclame son attachement au multilatéralisme global plutôt que régional. L’OMC et d’autres agences économiques internationales ne sont-elles pas en plus basées à Genève ?  Certaines attitudes découlent naturellement de ce genre de privilège historique.

Bon sens commercial

Le multilatéralisme universel ne progresse plus. Il régresse même par endroits, mais il n’a pas rendu l’âme. La plupart de ses acquis les plus importants vont probablement survivre à la phase protectionniste actuelle. Pour repartir peut-être sur de nouvelles bases, pour un nouveau cycle. Lorsque les ajustements macro-économiques nécessaires auront été réalisés (rééquilibrage partiel des balances commerciales en particulier).

En attendant que le terme redevienne audible, le multilatéralisme en suspension a une signification évidente pour les économies nationales les plus globalisées (et qui veulent le rester) : la neutralité économique. Elle fait partie du plus élémentaire bon sens commercial : ne pas accepter de privilèges qui obligent. Ne pas se lier à des clients en concurrence avec d’autres. Respecter le principe d’égalité de traitement. Sur le plan de la politique économique : appliquer la clause de la nation la plus favorisée. Si le libre accès des Européens au marché suisse du travail est considéré comme une liberté économique, alors l’accorder à tous les autres. En commençant par les Américains, les Chinois, les Indiens… Ou alors s’abstenir.

La neutralité économique n’est pas un absolu.

Juste un principe à faire valoir dans l’intérêt de tous à long terme

La neutralité économique n’empêche nullement de faire partie de zones de libre-échange régionales classiques et non exclusives, comme il en existe plusieurs qui se recoupent en Asie. La neutralité économique n’est pas un absolu. Juste un principe à faire valoir dans l’intérêt de tous à long terme. A part la Suisse et le Royaume-Uni, on pense spontanément à ce que cette valeur d’indépendance peut représenter pour des Etats comme le Japon, la Corée, Taiwan, Israël, Singapour, l’Australie ou la Nouvelle-Zélande. Mais il y en a bien d’autres. Des Etats continuellement soucieux de ne pas apparaître comme des fournisseurs privilégiés ou clients captifs d’une grande puissance hégémonique.

La valse des malentendus

Dans les semaines qui ont précédé et suivi le Brexit, un courant d’opinion peu renseigné avait fait de la Suisse le modèle susceptible d’inspirer le Royaume-Uni pour ses futures relations avec l’Union Européenne. Un article particulièrement enlevé du Financial Times avait coupé court à ces spéculations. La Suisse, fut-il rappelé avec un mépris plutôt paradoxal venant d’un média historiquement européiste, n’est-elle pas au contraire un modèle d’Etat intégré progressivement à l’Union Européenne ?

Passe encore qu’elle ait adhéré aux Accords de Schengen et Dublin, que les Britanniques ont toujours rejetés. Mais la Suisse n’a-t-elle pas aussi accepté la libre circulation des salariés et indépendants, dont le Royaume vient précisément de se débarrasser ? Avec des approfondissements en cours de négociation dans le cadre d’un accord institutionnel, comprenant des reprises automatiques du droit communautaire ? Tout ce dont les Britanniques du Brexit ne veulent plus entendre parler.

Cette image d’une Suisse inféodée à l’Europe de Bruxelles est en fait celle qui circule aujourd’hui dans les milieux économiques des cinq continents. Les Suisses ne donnent guère l’impression d’être en mesure actuellement de préserver leur neutralité économique. Leurs spécificités semblent plutôt vouées à se dissoudre dans l’homogénéité du marché européen. Leur image condamnée à devenir de plus en plus européenne au sens le plus controversé et le plus décevant du terme*. A moins qu’ils acceptent enfin la confrontation avec l’Union, lorsque leurs organisations économiques auront compris où se trouvent les intérêts les plus durables de la place industrielle, de services, de recherche et de développement. Investir dans l’avenir de la Suisse, c’est d’abord investir dans sa neutralité économique. Ce n’est pas d’abord une question d’argent, mais bien de volonté. De volonté populaire plus précisément.  

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*Annexe

Décrochage industriel européen

« Un seul fait suffit pour se convaincre du décrochage industriel de l’Europe: en 2008, sur les 500 premières entreprises mondiales, 171 étaient européennes et 28 chinoises ; dix ans plus tard, 122 sont européennes et 110 chinoises. Dans le secteur numérique, les Américains ont leurs GAFAM ; les Chinois leurs BAT (Baidu, Alibaba, Tencent); les Européens, eux, n’ont pas réussi à faire émerger une seule entreprise de cette envergure.

Face à ce sentiment de déclin, l’Europe, par la voix notamment de la France et de l’Allemagne, a cru trouver dans la politique de concurrence la cause principale de ses maux. À la suite de l’interdiction de la fusion Alstom – Siemens, le contrôle des concentrations a été montré du doigt: trop rigide, trop centré sur le seul intérêt des consommateurs, il empêcherait l’émergence de nouveaux géants sur notre continent.

Or cette explication apparaît peu fondée. Les statistiques ne confirment pas la prétendue intransigeance de la Commission par rapport à ses homologues américains, bien au contraire: sur la période 2014-2018, seules trois opérations ont été interdites par la Commission dans l’Union européenne, alors que le Department of Justice et la Federal Trade Commission ont tenté d’en faire annuler vingt-deux aux États-Unis. Il est certes nécessaire d’améliorer le contrôle des concentrations, par une réelle prise en compte des gains d’efficacité ou une vigilance accrue face aux «acquisitions tueuses» ; mais l’affaiblir serait un contresens. »

Emmanuel Combe, Paul-Adrien Hyppolite et Antoine Michon, extrait de « Renforçons enfin la défense commerciale de l’Europe face aux États-Unis et à la Chine! » Figaro Vox, 5 décembre 2019. Les trois auteurs viennent de publier une étude en trois volumes : L’Europe face aux nationalismes économiques américain et chinois (Fondapol, « think tank libéral, progressiste et européen »).

 

La réunification allemande, cette occasion manquée

Le drame de la réunification allemande pour l’Europe, c’est que la taille relative de la grande Allemagne a rendu le fédéralisme européen résolument impossible sur le modèle égalitaire américain, suisse, brésilien et argentin. Avec des Etats membres à parité dans une Chambre haute aux mêmes prérogatives que la Chambre basse. 

Les trente ans de la chute du Mur célébrés ces jours-ci ont ouvert une période de cogitation sur le sens rétrospectif et actualisé de la réunification allemande (qui eut lieu un an plus tard). Sauvetage, rattrapage, annexion, bradage, contamination, tous les maîtres-mots de cet événement historique ont été et seront encore thématisés, jaugés, essorés, confrontés ou retournés. Avec pas mal d’éclat et de profondeur dans bien des cas. La réunification allemande fut un tournant, elle est un beau sujet.

Large focale et profondeur de champ permettent en plus d’explorer de nouvelles hypothèses. Celle-ci au hasard : la réunification allemande n’aurait-elle pas surtout rendu le fédéralisme européen durablement impossible ? Le vrai fédéralisme, égalitaire et participatif. Sur le modèle des Etats-Unis, de la Suisse, du Brésil et de l’Argentine, seuls Etats au monde à être dotés d’une Chambre haute aux mêmes prérogatives que la Chambre basse. Et dans laquelle chaque membre a le même poids. Que ce soit la Californie ou le Wyoming, le canton de Zurich ou celui d’Uri. On peut discuter à l’infini des vertus et perversions de cette formule. Son succès et sa pérennité paraissent peu contestables sur le plan factuel et historique.

C’est bien cela, ou quelque chose d’approchant qui inspirait le projet initial d’Etats-Unis d’Europe après la Seconde Guerre mondiale. La grande difficulté allait être de convaincre la France de partager sa souveraineté paritairement avec le Luxembourg. Rien ne paraissait pourtant impossible. Les Français ne sont-ils pas des gens intelligents et pragmatiques ?… S’agissant des Allemands, vaincus, humiliés et pénitents, on n’en était pas encore à leur demander leur avis. Mais la partition de l’Allemagne en 1949 a tout d’un coup rendu l’utopie un peu plus accessible. Une petite Allemagne au même niveau que le Luxembourg ? Le scénario semblait tout de même mieux emmanché qu’avec une grande.

Paix, puissance et prospérité. Les trois « P » de l’idéal européiste étaient à l’époque portés par l’intangibilité des frontières et l’égalité juridique des nations, principes de droit international à leur apogée dans les années 1980: les nations sont ce qu’elles sont. Ce que l’histoire en a fait. La nouvelle modernité, c’est de régler les conflits en trouvant des arrangements entre Etats existants. Sans plus chercher à en modifier les contours selon des critères linguistiques, culturels ou historiques. Une sorte de fin de l’histoire. De réalisation des idéaux du XXe siècle, incarnés par l’emblématique président américain Woodrow Wilson (1913-1921). Quoi de plus noble, de plus raisonnable que cette élévation politique ?

Au lieu de cela, l’Union est devenue une simple Europe franco-allemande élargie.

Qui s’intitule “association d’Etats sui generis” pour tenter d’oublier

qu’elle n’est pas viable sous cette forme à long terme.

En faisant le choix de la réunification avec l’aval de la France (les autres n’ont même pas été consultés), l’Allemagne est au contraire redevenue une nation au sens francophone et nationaliste du terme (par opposition au sens anglophone et neutre d’Etat). Y renoncer eût été, sous cet angle, la plus belle occasion de consacrer l’intangibilité des frontières par l’exemple. L’Allemagne orientale serait devenue un membre de l’Union Européenne. Elle se serait développée comme les autres Etats d’Europe centrale. Et même certainement mieux (on connaît les Allemands).

En fait d’exemple, c’est un peu le contraire qui s’est produit au nom de l’unité du peuple allemand. Une vraie régression. Les Etats yougoslaves se sont ensuite précipités dans la brèche, en commençant par la Slovénie (indépendance proclamée en juin 1991). On se serait cru en plein XIXe. Quant à la Communauté européenne, elle a surtout perdu sa dernière chance d’évoluer vers le fédéralisme égalitaire dont elle avait de toute évidence besoin.

Au lieu de cela, l’Europe est progressivement devenue la risée du monde : une « association d’Etats sui generis » selon la terminologie officielle. Ni une fédération, ni une confédération, ni une simple zone de libre-échange ni rien de tout cela. Quelque chose de bien plus créatif, à l’image du génie européen : une Europe franco-allemande élargie, euro-centrée et déséquilibrée. Gouvernée par les présidents de la République et les chanceliers par téléphone, sommets franco-allemands et Conseils européens faussement consensuels. Quantités négligeables, les autres Etats se contentent de commissaires. Une fois par génération quand tout va bien, l’un ou l’autre de ces technocrates se permet de tenir tête à Paris et Berlin (la danoise Margrethe Vestager actuellement). On comprend que les Britanniques, qui avaient pourtant connu bien d’autres humiliations depuis la décolonisation, aient fini par trouver celle-là insupportable.

Il est heureusement possible à probable que la farce ne dure pas éternellement. L’histoire ne s’est pas arrêtée. La nostalgie des rapports de force n’est pas non plus une fatalité. Ce sont les avatars de l’après-guerre qui devraient un jour connaître une fin en Europe. Les gens ne comprendront plus très bien à quoi sert la réconciliation franco-allemande s’il n’y a plus rien à réconcilier. Il faudra probablement un choc ou une succession de séismes pour que les Européens découvrent que le fédéralisme égalitaire était fait pour eux. Ou mieux encore : qu’ils aient l’impression de l’avoir inventé. Ce jour-là, une nouvelle partition de l’Allemagne semblera peut-être aussi naturelle et peu problématique que celle de la Tchécoslovaquie en 1993. Il n’est même pas impossible que les Suisses se mettent alors à envisager différemment leur adhésion à une Union Européenne respectueuse et digne de ce nom.

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