La vague de communication cette semaine à Berne a confirmé que le gouvernement et son Secrétariat à la recherche opéraient sur deux tableaux : l’objectif d’association à Horizon Europe, et la possibilité qu’il ne soit pas réalisé (ou jamais complètement). Il s’agit dans les deux cas de sortir de la crise par le haut.
Une information relativement détaillée sur les conditions de participation au programme Horizon Europe, des questions-réponses à destination des intéressés (1), un communiqué mercredi (2), une conférence de presse jeudi… Quelques jours après la visite officielle d’Ignazio Cassis à Londres, le Conseil fédéral et son Secrétariat d’Etat à la formation, à la recherche et à l’innovation (Sefri) ont livré le résultat de longs mois d’ajustements minutieux à la non-association forcée de la Suisse pour raisons politiques supérieures. La phase de transition est spécialement difficile à gérer.
Rien de vraiment nouveau cependant sur le fond : comme en 2014-2016, lorsque Bruxelles avait déjà pris la recherche en otage, non-association ne veut pas dire non-participation aux programmes européens. Deux tiers en gros de ce qui aurait été normalement réalisé le sera grâce à un financement direct de Berne au lieu de passer par le pot commun européen (auquel la Suisse contribuait au prorata de son PIB). Les bourses personnelles seront assurées par le Fonds national suisse (de la recherche scientifique).
Hors programme Horizon, de nouvelles coopérations particulières non politisées seront envisageables avec des Etats membres ou des entités d’Etats membres, ou encore l’Agence spatiale européenne (dont la Suisse est membre fondatrice). Des ouvertures avec certains Etats tiers significatifs (USA, Japon, Israël) ont été convenues, dont le Royaume-Uni, deuxième puissance de recherche en Europe après l’Allemagne (avant la France et la Suisse). Des mesures d’accompagnement sont prévues, d’autres seront possibles, etc. Ces financements publics, a priori supérieurs à la « normale », bien que représentant encore et toujours moins de 2% de l’ensemble des investissements dans la recherche et développement en Suisse, n’auront probablement jamais été aussi élevés.
Répondant à une question, Philipp Langer, chef de l’unité internationale au Sefri, a précisé que l’effet de la non-association sur la mobilité des chercheurs, des équipes et des institutions depuis un an (ou trois si l’on compte la période préalable d’incertitude) n’était pas mesurable à ce stade. « Nous n’avons enregistré aucun cas clair de départ ni de délocalisation. Seule une entreprise de technologie a ouvert une filiale à Vienne », pour bénéficier pleinement des programmes européens (3). Il sera en revanche possible et sensé de chiffrer dans quelques mois les participations suisses finalisées dans Horizon depuis 2021, en les rapportant aux années précédentes.
Dans l’après transitoire
Les milieux des hautes écoles en Suisse romande ont réagi sans surprise en réitérant que rien ne remplacerait le statut de pleine association, demandant au passage davantage de mesures d’accompagnement (c’est-à-dire de compensations). En insistant sur la phase de transition, les communications de cette semaine ont toutefois donné l’impression que le Conseil fédéral et le Sefri s’installaient dans une gestion de moyen à long terme. Les discussions en vue d’un nouvel accord global Suisse-Union sur de nouvelles bases, combinant verticalité et horizontalité dans les relations structurelles, n’en sont toujours qu’en phase exploratoire. Il n’y a aucun indice d’ « association » possible aux programmes de recherche avant plusieurs années.
Même si cet objectif d’association rapide est encore présenté comme prioritaire, le Sefri travaille de toute évidence dans la perspective d’une non-association durable. C’est bien ce que suggérait le communiqué de mercredi : « Alors que l’association dans les plus brefs délais reste l’objectif déclaré du Conseil fédéral, ce dernier a également adopté diverses mesures servant à élargir et renforcer l’orientation internationale des activités de recherche et d’innovation. Dans ce contexte, le Conseil fédéral entend également accentuer la coopération internationale dans le domaine spatial. » Il n’y a aucune raison de penser que ces diverses mesures d’élargissement seraient abandonnées si tout rentrait dans l’ordre. Surtout si elles s’avéraient fructueuses. Horizon Europe ne redeviendrait certainement pas l’ultime limite de la diplomatie scientifique suisse.
Apparue dans les circonstances particulières que l’on connaît (hésitations et rejet du projet d’Accord institutionnel par la Suisse), cette nouvelle perspective est aussi surdéterminée par des évolutions plus générales du côté de l’Union. L’instrumentalisation politique des accords sur la recherche, présentée comme une nouvelle potentialité de la diplomatie scientifique européenne, a créé un précédent ne pouvant susciter que méfiance parmi les partenaires. Même si les deux Etats sanctionnés obtenaient finalement leur association ces prochaines années, rien ne dit que de nouvelles menaces et de nouveaux chantages ne reviendraient pas par la suite. Ce statut d’associé se présente de plus en plus comme une sorte de bonus sur lequel il ne sera plus raisonnable de compter.
Dilemme doublement réaliste
Le dilemme semble donc doublement positif. Au pire, les efforts d’élargissement, soutenus pendant plusieurs années, viendront compenser le rétrécissement d’Horizon Europe pour la Suisse. Dans le meilleur des cas, les résultats s’ajouteront au tout venant de la recherche européenne subventionnée. Plus la recherche suisse réussira à s’ouvrir davantage sur le monde, moins elle apparaîtra comme une concurrente qu’il s’agit d’isoler (lire plus bas en annexe).
Elément pratiquement absent de la communication fédérale, le fait que la Suisse n’est pas seule dans cette situation. Le Royaume-Uni se démène de la même manière dans des complications qu’il est tout à fait possible de comparer. C’est d’ailleurs ce qu’a fait récemment le journaliste spécialisé David Matthews (présent hier à la conférence de presse du Sefri) sur le site sciencebusiness.net (4).
Parallélisme britannique
Il ressort aussi de ce long article que Londres n’a pas moins de retenue que Berne s’agissant d’évoquer le long terme. Les deux pays élaborent de vraies alternatives à Horizon, même s’ils soulignent que l’association reste leur priorité. « La Suisse envisage des mesures de remplacement si l’association est impossible à long terme. Elles entreront en vigueur en 2024 au plus tôt. » Quant au Royaume-Uni, le ministre des sciences George Freeman a averti à plusieurs reprises Bruxelles qu’il travaillait sur un plan B, même si la priorité restait l’association « Nous ne pouvons pas attendre indéfiniment », a-t-il déclaré dans une lettre du début du mois.
Il y a peu de détails publics à ce stade sur ce que cela impliquerait, mais Freeman a déclaré qu’il viserait à offrir « de nombreux éléments contenus dans Horizon, avec des avantages supplémentaires, grâce à une participation mondiale plus large et un engagement encore plus fort de l’industrie et des PME ».
« Même dans le cadre du plan B, il y aura cependant un paquet comprenant la participation des pays tiers à Horizon Europe, est-il précisé. Nous pouvons donner l’assurance que quoi qu’il arrive, il y aura un mécanisme permettant aux chercheurs et innovateurs britanniques de collaborer avec leurs partenaires européens. »
Diplomatie scientifique et rapports de force
Cette garantie peut sembler audacieuse si l’on se réfère à tout ce qui a été dit et écrit en Europe sur la nouvelle diplomatie scientifique depuis quelques années (5). Ne s’agit-il pas d’en faire un instrument d’inclusion et d’exclusion dans les stratégies extérieures générales de l’Union, en particulier sa politique de voisinage et de zone d’influence ?
En avril 2021, les plus grandes universités du continent, en Allemagne et Europe du Nord en particulier, avaient pourtant lancé un ultime appel à la raison pour que Bruxelles cesse de prendre les chercheurs, enseignants et étudiants en otage pour sa politique de puissance. En vain. Un certain fatalisme s’est substitué à cette rébellion. A quoi bon suivre un dossier pourri que les Européens, sous l’influence de la France en premier lieu, semblent surtout vouloir enterrer pour se protéger de la concurrence des centres d’excellence britanniques et helvétiques ?
Avant le Brexit, la France n’était que la troisième « puissance » dans les programmes européens, après l’Allemagne et le Royaume-Uni (juste avant la Suisse). Elle campe aujourd’hui en deuxième position, et compte bien le rester en faisant le vide derrière elle, dans une Europe de la science plus à l’aise s’agissant d’impressionner l’Amérique et l’Asie par ses budgets publics que sur le plan des performances. Sans parler des intérêts jugés stratégiques, au sens de plus en plus militaire du terme. N’ont-ils pas justifié l’exclusion pure et simple du Royaume-Uni, de la Suisse et d’Israël des programmes communs de recherche spatiale et quantique? C’était avant le 24 février. Des discussions sont aujourd’hui en cours pour revenir en arrière à certaines conditions de réciprocité dans la transparence des données. Le Royaume-Uni a été réintégré dans le spatial, Israël dans le quantique, la Suisse dans ni l’un ni l’autre.
Annexe I
Le trou de 2014-2016
Extrait de: “Accès au marché européen: ce que vaut l’Accord sur la recherche” , 28 avril 2020. (6)
L’Accord d’association à Horizon 2020 n’était pas encore complètement finalisé lorsque le vote populaire contre la libre circulation des personnes du 9 février 2014 a soudainement déstabilisé les Accords bilatéraux I par effet de parallélisme (clause guillotine).
S’en prendre sur le champ aux cinq autres accords n’a apparemment guère été envisagé du côté de Bruxelles (transports aériens, terrestres, marchés publics, agriculture, reconnaissance des normes techniques). On peut comprendre cette réserve: l’application de ces traités depuis les années 2000 s’est avérée très à l’avantage des Européens. L’occasion de réagir s’est en revanche présentée dans la recherche, beaucoup plus équilibrée, avec en plus des négociations en cours. La procédure fut aussitôt suspendue.
La perspective d’une relégation pure et simple de la Suisse parmi les Etats tiers asiatiques et américains semblait en même temps inconcevable. La Commission européenne n’avait-elle pas conclu, ou n’était-elle pas en train de négocier en parallèle des accords de pleine association avec treize Etats périphériques hors UE ? Sans libre accès réciproque aux marchés du travail (libre circulation), ni aucun accord de partenariat comparable à ce qui « imbrique » la Suisse dans l’Union ?
(…) Schématiquement : la pleine participation à la recherche fondamentale était maintenue (peut-être par solidarité académique bien comprise). Les subventions européennes destinées à des projets venant de l’industrie n’étaient en revanche plus garanties, la Confédération s’empressant néanmoins de les compenser au cas par cas.
L’important domaine des « défis sociétaux » était lui aussi précarisé. Il se retrouvait également à la charge d’un Secrétariat d’Etat que les questionnaires du rapport d’impact allaient qualifier plus tard de très performant dans l’octroi de subventions de substitution (santé, alimentation, énergies, climat, environnement, etc).
Dans la pratique et dans bien des cas, les diverses instances européennes de décision ont certainement surréagi. Les conséquences de ne plus pouvoir « participer » aux programmes-cadres européens de recherche avaient été abondamment évoquées lors de la tumultueuse campagne politique qui avait précédé le scrutin de février 2014. Avec une résonnance un peu confuse dans le microcosme académique en Europe. Parfois assez subtiles, les différences entre «participation en tant qu’Etat tiers », «association » et « association partielle » ne furent pas toujours bien comprises dans des milieux scientifiques continentaux, peu réceptifs aux brutales finesses de la politique européenne d’élargissement.
Un lourd climat d’incertitude s’est alors installé, doublé d’une certaine méfiance par rapport à des partenaires suisses perçus tout d’un coup comme peu fiables. Le fait de les pénaliser le plus durement possible n’allait-il pas d’ailleurs les obliger à se mobiliser davantage pour faire rentrer l’opinion publique suisse dans le rang ?
Le nombre de participations suisses validées par les instances européennes s’est tout de suite mis à reculer massivement et de manière désordonnée. En particulier dans les coordinations de projets. A en croire le rapport de 2008 du Sefri, la Commission européenne elle-même a dû parfois intervenir pour soutenir envers et contre tout certaines participations suisses. Ce n’est qu’en 2017 que la situation a commencé de se normaliser. Lorsque le Parlement a décidé de renoncer à la résiliation de la libre circulation malgré la décision populaire. Et que le droit d’accès à une activité économique en Suisse a pu être étendu à la Croatie.
Annexe II
D’où nous parlons
Soyons simple et clair dans l’autocritique : je me suis lourdement trompé – et ce n’est pas la première fois – sur la capacité de l’Union Européenne à prendre des décisions de toute évidence contraires à ses intérêts (à moins qu’il s’agisse d’intérêts incertains à très long terme). C’était précisément dans le domaine de la recherche subventionnée, il y a une année: « Il n’est toutefois guère concevable, ai-je écrit sur ce blog, que la Suisse n’obtienne pas rapidement le statut d’associée accordé à ces dix-huit Etats (hors UE), dont seize n’appliquent pas la libre circulation des personnes et sont hors de l’espace Schengen-Dublin. Sans parler d’autres éléments d’intégration. Dans les milieux de la recherche et de l’innovation en Europe, l’association imminente de la Suisse ne fait aucun doute. Ce n’est même pas un sujet. » (7)
Eh bien l’Union Européenne l’a fait, à titre de pure rétorsion, suite au rejet du projet d’Accord institutionnel (InstA, sans aucun rapport avec la recherche). Elle a également exclu le Royaume-Uni, suite à des problèmes post-brexit portant sur l’Irlande. Ces épisodes ne nous semblent pas rassurants s’agissant de la nouvelle politique de puissance d’une Union de plus en plus franco-allemande et imprévisible. Comme l’a encore révélé la tragédie ukrainienne, dont les effets indirects sur l’Europe pourraient être sans commune mesure avec ce à quoi s’attendent les Etats-Unis.
Notre idéalisme continue de penser qu’il y a un moment où la France et l’Allemagne devront renoncer à leur directoire bicéphale pour une fédération égalitaire sur le plan des Etats, selon les modèles de bicamérisme américain, suisse, brésilien et argentin. Ce qui n’est pas du tout le cas aujourd’hui avec le Conseil européen: aucune décision significative ne se prend sans l’accord simultané de la France et de l’Allemagne, dont la population cumulée ne représente pourtant qu’un tiers de la démographie de l’Union. Une fois cette anomalie disparue, il devrait y avoir d’ailleurs beaucoup moins d’obstacles à une adhésion de la Suisse.
Notes
(1) Informations pour les chercheurs et institutions de recherche :
(2) Communiqué de presse : https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/documentation/communiques/communiques-conseil-federal.msg-id-88644.html
(3) Le cas était connu, il s’agit de ID Quantique, spin off de l’université de Genève créé il y a vingt ans, aujourd’hui contrôlé par un géant coréen des télécoms.
(5) Voir par exemple https://www.iledefrance-meudon.cnrs.fr/fr/cnrsinfo/diplomatie-scientifique-europeenne-histoire-theorie-strategie
(6) Extrait de https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2020/04/28/acces-au-marche-europeen-4-ce-que-vaut-laccord-sur-la-recherche/
Merci de cet article comme toujours extrêmement documenté et intéressant.
Suzette Sandoz
Personne pour dénoncer M. Hansjoerg Wyss, M. le bienpensant ?
Cela fait des années qu’il se présente comme le sauveur de la Terre.
Et qu’a-t-il fait ?
Il a utilisé sa fortune non pas pour sauver la planète, mais pour acheter un club de foot.
Lamentable.
Mais la presse l’aime; on ne lira aucune critique nulle part.
Avec 5 milliards d’euros, vous imaginez le nombre d’arbres qu’on pourrait planter dans le désert du Sahara ?
Félicitations pour votre prestation d’analyse des faits. Simple lecteur avec un passé professionnel médico-scientifique, je reste encore surpris de la bêtise ou l’égarement typiquement politicien du cumul de décisions restrictives de cette/ces commission(s) européenne(s) envers la recherche. J’imagine mieux comprendre pourquoi cette ‘Europe’ n’en est qu’au stade de l’adolescence. Un espoir reste possible avec un futur changement de génération des politiciens en place.
Il serait prioritaire et indispensable que le CF interdise aux directeurs des universités et ceux des EPF (Lausanne et Zurich) de dramatiser publiquement sur le sujet, car ils rajoutent de la pression sur le peuple et sur la politique pour rien. Qu’ils s’occupent de leurs responsabilités académiques directes, et qu’ils annoncent chaque année le nombre exact d’étudiants (des dizaines de milliers) de l’UE qu’ils éduquent aux frais du contribuable suisse !