Quand les Suisses se réveillent

YVES ZUMWALD. Les rapports de l’autorité fédérale de régulation du marché de l’électricité (Elcom), et les déclarations récentes du président de la Confédération sur les risques de pénurie ont marqué les esprits. Entretien de background avec le président exécutif de Swissgrid*. (Paru sur le site de Paris-Match Suisse le 19 nov.)

La directive européenne Clean Energy Package (2019) sera intégrée dans les
législations nationales le 1er janvier 2025. Au moins 70% des capacités d’exportation de courant de chaque pays devront être réservées aux autres Etats membres. Quel problème l’Union Européenne cherche-t-elle au juste à résoudre ?

Les objectifs de réduction des émissions de CO2 sont en train de modifier la géographie de la production d’électricité. En Allemagne par exemple : jusqu’ici, la production avait principalement lieu au sud. Avec les immenses parcs d’éoliennes de plaine, et surtout offshore, elle est en train de se déplacer vers le nord. Elle sera de plus en plus décentralisée sur l’ensemble du continent, avec des connexions plus nombreuses pour fluidifier les transits. Il s’agit toujours de transférer les surplus temporaires entre régions momentanément excédentaires, et d’autres qui sont demandeuses selon les heures, les jours et les saisons. C’est surtout la gestion en temps réel qui est en cause, minute par minute. Elle s’ajoute à la planification des capacités du réseau, avec des exigences de transport plus élevées.

Des Etats historiquement exportateurs comme la France et l’Allemagne vont probablement devenir importateurs nets, avec des échanges toujours plus considérables. Or il y a actuellement des effets de congestion importants dans les réseaux de transport, qui n’ont pas été dimensionnés pour ces changements. La Commission européenne cherche à inciter les membres de l’UE à investir rapidement, non seulement dans la production propre, dans tous les sens du terme, mais aussi dans les infrastructures de transport. Parce que l’on sait que les nouvelles réalisations peuvent prendre beaucoup de temps. Il s’agit de sécuriser l’approvisionnement dans cette longue transition. On ne peut guère reprocher à l’Union de vouloir accorder la priorité à ses Etats membres. A ses yeux, sans accords avec la Suisse, le Portugal ou la Finlande devront pouvoir se servir avant elle dans les surplus européens.    

30% d’exportations éventuellement disponibles pour les Etats tiers…  s’agit-il d’un plancher global, sur un an par exemple, dont le dépassement serait constatable à posteriori ? Ou cette limite sera-t-elle infranchissable ?

Il est important de mentionner que le calcul de type «carnet du lait», 100% moins 70% égal 30%, n’a pas de sens en l’occurrence. Le critère des 70% du Clean Energy Package prévoit que les gestionnaires de réseaux devront mettre à disposition au moins 70% de leur capacité d’interconnexion pour les échanges transfrontaliers. Des mesures de redispatching seront désormais mises en place pour palier à d’éventuelles surcharges des réseaux nationaux.

Les capacités frontalières ne sont pas toujours utilisées selon les échanges planifiés. Prenons un exemple : un producteur français d’électricité vend en Allemagne. Il fixera un chemin direct en utilisant une capacité de réseau entre la France et l’Allemagne. Dans la réalité, une partie du courant cherche un chemin via les pays voisins, y compris la Suisse. Ces flux pèsent sur les capacités frontalières, sans apparaître dans la transaction commerciale prévue. Si ces flux d’électricité deviennent trop importants, ils « bouchent » les lignes frontalières et réduisent ainsi la capacité disponible pour le commerce. De plus, en Suisse, nous devons dans certaines circonstances utiliser de l’énergie de réglage pour maintenir la stabilité du réseau. Il y aura donc de facto moins de 30% à disposition pour la Suisse. 

En ordre de grandeur, que représentent aujourd’hui les importations suisses en provenance d’Europe par rapport aux capacités d’exportation de l’Union ?

La Suisse exporte normalement du courant en été et dépend des importations en hiver. Durant la période hivernale, la nuit, la Suisse importe jusqu’à 40% de ses besoins en électricité. Le rapport entre cela et les capacités d’exportation de l’UE ne dépend pas seulement de l’infrastructure du réseau, mais aussi des capacités de production. Lorsqu’il n’est pas possible de produire suffisamment d’énergie électrique, parce qu’il n’y a pas de vent et que le rayonnement solaire est trop faible par exemple, la question se pose de savoir si un pays voisin exporte encore vers la Suisse, ou s’il couvre d’abord la demande nationale. C’est pourquoi nous devrions pouvoir produire plus d’énergie en Suisse en hiver.  

D’après les contacts que vous avez, quel est l’état d’esprit des opérateurs des Etats limitrophes de la Suisse par rapport à cette directive ?

Nous travaillons très bien avec nos partenaires européens. Dans notre métier comme dans bien d’autres, nous cherchons l’efficacité hors de la politique. Mais si elle intervient, alors nous faisons au mieux avec cette contrainte. La politique européenne a ses raisons.

Et quel est l’état d’esprit de vos interlocuteurs hors Union Européenne ? Au Royaume-Uni par exemple, qui se retrouve sur le même plan que la Suisse ? Bien que l’Accord de commerce et de coopération EU-UK, signé en fin d’année dernière, prévoit l’ouverture de discussions en vue d’éviter des pénuries en Grande-Bretagne.

Le Royaume-Uni n’est pas enclavé comme la Suisse, ni au centre du dispositif de transport continental, en particulier Nord-Sud. La Suisse a quarante-et-une interconnexions avec ses voisins, et c’est un pays de transits. La Grande-Bretagne en a cinq avec l’UE, la Turquie trois. La pression n’est pas du tout la même. Les Britanniques travaillent aussi actuellement sur une connexion sous-marine avec la Norvège. Ils ont surtout un potentiel énorme d’éoliennes offshore que la Suisse n’a pas du tout. Notez que les connexions extérieures de l’UE ont aussi tendance à se développer. Bruxelles les encourage. L’Italie a par exemple un projet avec l’Afrique du Nord, la Grèce avec Israël.

Quelle différence entre l’Accord Suisse-UE sur l’électricité, dont la finalisation a été suspendue par la Commission en 2018, et les accords « techniques » que vous négociez avec les Etats limitrophes ?

Swissgrid ne négocie pas avec des Etats, mais avec des gestionnaires de réseaux de transport. Nous sommes le seul opérateur en Suisse, mais il y en quatre rien qu’en Allemagne. Nous avons d’ailleurs finalisé récemment un accord avec les Italiens, nos premiers partenaires, avec lesquels nous discutons depuis deux ans. Ces contrats de droit privé doivent ensuite être validés par les entités nationales de régulation, puis par l’UE. C’est long, complexe et parfois aléatoire. Les accords techniques ne sont pas une alternative à l’accord suspendu sur l’électricité. Il s’agit d’éléments partiels, qui ne concernent pas la solidarité européenne générale dans l’approvisionnement en cas de pénuries. Ni l’accès aux données européennes centrales permettant de planifier et d’anticiper dans les meilleures conditions. L’UE nous a aussi privés de cet accès en nous excluant du couplage des marchés.

Le Conseil fédéral a annoncé cet été un futur nouveau projet de libéralisation plus avancée du marché de l’électricité en Suisse, dont le principe avait été refusé en vote populaire (2002). Est-ce en vue d’une relance de l’accord avec l’UE ? La structure actuelle du marché suisse n’avait pourtant pas empêché cet accord lorsqu’il a été suspendu en 2018 pour d’autres raisons.

Je ne peux pas répondre à cette question. La politique de l’UE cherche à faire en sorte qu’il n’y ait plus de différences de prix de l’électricité sur le continent. Qu’il n’y ait plus qu’un prix de marché pour les utilisateurs finaux, d’où la libéralisation de ce marché à l’échelle européenne. Je dirais que la directive de 2019, dont nous parlons ici, cherche surtout à faire en sorte que les surcoûts dus à des problèmes de transport ou de production soient payés par les Etats qui ont des insuffisances dans leurs infrastructures. De manière à les inciter à investir.

La Suisse n’est pas vraiment concernée par cet objectif.

Non, mais la situation actuelle montre qu’il est quand même urgent d’investir. Surtout dans la production. Les incertitudes de la politique européenne sont clairement une incitation à augmenter notre autonomie par rapport à l’UE. Je crois d’ailleurs que la prise de conscience a enfin eu lieu. On sait toutefois que si la Suisse n’a qu’un unique transporteur, l’une des difficultés vient de ce qu’elle compte 650 sociétés de distribution et de production! Tout cela ne change rien au fait que nous avons absolument besoin d’un accord rapide sur les questions de transport.

*Swissgrid est le gestionnaire du réseau suisse de transport d’électricité (environ 7000 kilomètres de lignes à très haute tension). Ses actionnaires sont les opérateurs de la distribution et de la production d’électricité, détenus essentiellement par des collectivités publiques (cantons et villes). 

 

François Schaller

Ancien de la Presse et de L’Hebdo à Lausanne. Rédacteur en chef de PME Magazine à Genève dans les années 2000 (groupe Axel Springer), et de L’Agefi dans les années 2010 (Quotidien de l’Agence économique et financière). Pratique depuis 1992 un journalisme engagé sur la politique européenne de la Suisse. Ne pas céder au continuel chantage à l'isolement des soumissionnistes en Suisse: la part "privilégiée" de l'accès au marché européen par voie dite "bilatérale" est dérisoire. C'est tout à fait démontrable avec un peu d'investigation. Des accords commerciaux et de partenariat sur pied d'égalité? Oui. Une subordination générale au droit économique, social et environnemental européen? Non. Les textes fondamentaux: Généalogie de la libre circulation des personnes https://cutt.ly/1eR17bI Généalogie de la voie bilatérale https://cutt.ly/LeR1KgK

11 réponses à “Quand les Suisses se réveillent

  1. Actuellement, la demande en puissance élctrique moyenne du pays est de 7 GW. Elle sera de 8,8 GW au moins en 2050 avec l’augmentation de la consommation pour plus de 10 millions d’habitants et une électrification des véhicules et des chauffages par pompes à chaleur.
    Les « Perspectives énergétiques 2050+ » prévoient aussi une production d’hydroélectricité plus élevée à 38 TWh et une production par les autres sources d’énergie renouvelables de 39 TWh, dont la part principale serait du photovoltaïque (PV), suivi de l’éolien. La puissance-crête à devoir installer en PV serait de près de 38 GWc. Les jours d’été de beau temps sur tout le pays, il est possible que toute cette puissance soit disponible alors que la nuit elle tombe strictement à 0. Comment fera-t-on pour gérer une telle puissance alors qu’actuellement la demande et donc la charge physique du réseau n’arrive pas à 15 GW.
    La question inverse se pose aussi : de nuit et sans vent, ou en hiver, il manquera bien des GW alors que le « ruban » minimal de la demande ne descendra pas en dessous de 5 GW, une puissance actuellement couverte par 2 GW avec des centrales au fil de l’eau et par 3 GW avec nos centrales nucléaires. Quelles sources pourront garantir ces 5 GW ? Il y a donc une contradiction manifeste de vouloir établir autant de sources aléatoires et intermittentes qui pourront et surcharger le réseau et ne pas assurer le ruban de base.

    1. Hydraulique la nuit et solaire le jour + construction de barrages à long terme. Au lieu que la BNS n’investisse en bourse, elle peut acheter des matières premières avec ses montagnes de devises étrangères, et fabriquer les panneaux photovoltaïques chez nous pour exporter dans toute l’Europe ! zéro excuse, il y a plus de solutions que de problèmes.

  2. Blog intéressant qui montre bien qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même.
    On devrait également se poser une autre question: “Est-ce notre mode de vie qui est un problème, ou la quantité de gens qui la pratique”.
    Exemple : en 1960, la Suisse comptait cinq millions d’habitants, elle en comptera bientôt dix millions.
    Cerise sur le gâteau, la consommation actuelle et individuelle est bien plus élevée que dans les années 1960.
    Cela se passe de tout commentairest….

    1. Une chose est sûre : en Suisse la consommation finale d’électricité par tête, la consommation finale d’énergie par tête et les émissions de tous les gaz à effet de serre par tête suivent toutes les trois une courbe fortement descendante depuis 2005.
      .
      Valeurs en watts par tête, de 2005 à 2019, pour l’électricité :
      880 881 868 874 847 872 846 840 837 801 803 792 790 773 762
      .
      Valeurs en watts par tête, de 2005 à 2019, pour l’énergie finale :
      3744 3710 3580 3664 3546 3662 3379 3458 3513 3201 3213 3228 3191 3096 3085
      .
      Émissions de gaz à effet de serre en tonnes d’équivalent CO2 par tête de 2005 à 2019 :
      7.46 7.37 7.05 7.15 6.87 7.01 6.41 6.51 6.55 5.98 5.86 5.83 5.68 5.46 5.39
      .
      Nous sommes certainement sur la bonne voie vers une société à 2000 W par tête et à 1 tCO2éq/tête ; qui dit mieux ?

  3. Avec tout l’argent des Fonds de pension et la puissance financière de la Confédération, il y a aucune excuse pour ne pas devenir indépendant, voire exportateur net, hiver comme été. Le CF fait peur au peuple, pour venir dans quelques années nous expliquer de la nécessité de l’adhésion à l’UE. Trahison passive très bien réfléchie et nous en sommes les victimes. Qu’est-ce qui empêcherait la Suisse de construire des fermes solaires dans les hautes montagnes? où le soleil est intense plus que 270 jours par an.

    1. Avec les chiffres indiqués plus haut (38 GWc), il faudrait installer 200 km2 de modules PV en Suisse. On calcule vite que, dans les 30 ans qui nous séparent de 2050, cela ferait 25’000 m2 à installer chaque jour ouvrable.
      Il y a le but, mais il y a surtout le chemin à parcourir quotidiennement. Depuis 1990, il a fallu 30 ans pour arriver aux 3 GWc de PV actuels…

      1. On ne part pas de zéro, il y a 30% de manquo à combler, donc 1 km2 de panneaux par 10 mille habitants en 25 ans, c’est parfaitement faisable, sur les crêtes ensoleillées et sur les tronçons de chemin de fer très ensoleillés. 850 km2, ce n’est pas impossible.

        1. Aucune des installations PV ou éoliennes actuellement actives n’existeront plus en 2050 puisque leur durée de vie est inférieure à 30 ans. Donc tout est à faire et aussi sera à refaire dans 30 ans.
          On part donc de zéro ! Et 200 km2 représentent bien 25’000 m2 de PV à installer chaque jour ouvrable en Suisse, et cela non stop sur 30 ans, et ainsi de suite sans arrêt pour garantir ces 38 GWc en permanence.
          Que ferait-on avec 850 km2 de PV qui représenteraient une puissance “folle” de 160 GWc et une énergie produite de 140 TWh/an, le double de toutes la production actuelle en Suisse ?

  4. Tout cela pendant que la Chine, que l’Europe et la Suisse subventionnent, construit sauf erreur plus de 130 centrales électriques fonctionnant au charbon.
    Centrales électriques au charbon utilisées pour produire des panneaux photovoltaïque également subventionnés par l’Europe, la Confédération, les cantons et les communes.
    Aïe, le serpent se mord la queue.

  5. Des panneaux solaires sur tous les toits … cela ferait combien de kilomètres carrés ?
    N’est ce pas une solution facile à mettre en oeuvre, plutôt que de trouver la place ou mettre de grandes fermes solaires, avec tous les conciliabules que cela suppose (oppositions, etc) ?

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