Suisse-UE : les limites de la résistance légale

ANDREAS ZIEGLER. Le professeur de droit international à l’Université de Lausanne évalue les différentes voies judiciaires parfois évoquées s’agissant de la crise et des différends entre Suisse et Union Européenne. Les options sont restreintes, risquées et difficiles à pratiquer. Swissgrid s’est pourtant lancée, et Swissmedtech l’envisage sérieusement. C’est ce que l’on appelle « résistance légale » du côté de Zurich et de Berne. Que faut-il en penser ?(D’abord paru sur le site de Paris-Match Suisse)

FS –  La Direction générale de l’énergie à Bruxelles a ordonné aux exploitants de réseaux européens d’électricité d’exclure la Suisse de la plateforme d’échange permettant d’assurer la stabilité des réseaux. Swissgrid, gestionnaire du réseau suisse, contrôlé indirectement par les cantons et grandes communes, a introduit un recours auprès de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE). Il s’agit de faire annuler cette décision. Pourquoi ne pas réagir de cette manière aux autres mesures de rétorsion venant de l’UE depuis 2018 ?

AZ – Il s’agit d’un cas très particulier. Swissgrid tente de faire reconnaître que son éviction dans ces circonstances va à l’encontre de dispositions législatives européennes. Cette plainte de Swissgrid se référe exclusivement au droit européen, elle n’aurait aucun sens autrement. Elle a pour but de faire annuler une décision qui n’aurait pas respecté le droit européen. Saisir ainsi la CJUE est à la portée des Etats tiers, et même des entités ou personnes privées.

Quelles sont les chances d’obtenir gain de cause ?

Elles ne sont pas nulles, mais tout de même assez faibles. Le marché de l’électricité est libéralisé en Europe, ce qui en fait une matière plutôt économique. Or, sur les questions économiques, la Cour européenne a tendance à laisser des marges d’interprétation et de manœuvre assez larges à la Commission.

Peut-on imaginer d’autres recours auprès la CJUE, dans d’autres domaines sensibles actuellement ? Non-association au programme de recherche Horizon Europe par exemple, alors que quinze Etats tiers sont associés ? Non-renouvellement de l’Accord sur la reconnaissance mutuelle des normes techniques (ARM), ou encore non-adhésion à l’Agence de l’UE pour les chemins de fer ? Autant de partenariats mis à jour à plusieurs reprises jusqu’ici, puis menacés par rétorsion à partir de 2018 ?

La problématique des chemins de fer ressemble à celle de l’électricité, mais dans un domaine moins libéralisé. Quoi qu’il en soit, il faudrait encore une fois que la Suisse ou ses opérateurs ferroviaires puissent agir par rapport à une disposition du droit européen qu’ils estimeraient ne pas être respectée. Ce serait forcément technique, avec un résultat qui pourrait aussi indisposer la Suisse en réduisant ses marges de manœuvre dans de futures discussions.

Quant à la recherche, Erasmus+ et l’ARM, il s’agit de partenariats et de coopérations sans éléments juridiques par rapport auxquels il serait possible d’agir par voie judiciaire. Ce qui n’exclut pas qu’un juriste trouve quand même un lien par la suite. Mais il s’agit vraiment de politique. Proclamer que ces mesures de rétorsion, suite à l’abandon du projet d’Accord institutionnel, vont à l’encontre des règles et intérêts de l’UE, n’est guère recevable. Sur le plan du droit international, l’UE peut librement prendre des mesures politiques qui lui pèsent dans l’immédiat, mais qu’elle considère comme positives à plus long terme.

L’European Medtech Association a demandé un avis de droit au cabinet international Sidley, et les conclusions sont claires : la Commission ne peut pas se contenter de notes informelles pour vider un traité international de son contenu (l’ARM en l’occurrence). La manière dont les choses se passent sont aussi contraires à certaines règles de droit international à l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Pourquoi ne pas le faire valoir dans des procédures ordinaires de règlement des différends ?

C’est effectivement envisageable, mais l’OMC ne va se prononcer que sur le respect de ses propres règles. Alors que les ARM n’y sont pas explicitement soumis. Et contrairement à la CJUE, son organisme de règlement des différends ne peut être saisi que par des Etats membres de l’OMC. Il faudrait donc que ce soit la Confédération qui agisse. Sur un plan forcément très technique là encore, comme le fait ressortir le rapport Sidley.

Or, si la Suisse a certainement eu des différends commerciaux dans le passé, elle n’a pratiquement jamais jugé qu’il était opportun de recourir à l’OMC pour les trancher. Engager des poursuites judiciaires dans des conflits diplomatiques n’est apparemment pas dans la mentalité suisse. Même si l’option existe en réserve, comme un possible recours ultime. Là encore, il s’agit de maintenir un climat de confiance, de conserver toutes ses marges de manœuvres dans la discussion.

Les îles Féroé, qui ne font pas partie de l’UE, ont pourtant recouru à l’OMC sur des questions de quotas de pêche. Avec un certain succès pour l’instant.   

Il y a aussi une question de proportionnalité. Lorsque les Iles Féroé se tournent vers l’OMC, tout le monde comprend tout de suite l’importance de l’enjeu pour les Féroïens. C’est moins évident pour l’instant s’agissant de l’industrie medtech en Suisse. Les entreprises suisses devront simplement homologuer leurs produits en Europe plutôt qu’en Suisse, ce qu’elles font déjà largement si l’on en croit leur organisation sectorielle. Il faudra voir comment les choses évolueront par la suite dans l’industrie des machines en général.

La Suisse est un Etat enclavé dans l’UE, sans accès à la mer. Elle a des relations commerciales, mais aussi et surtout des problèmes de voisinage, les deux étant souvent imbriqués (transports terrestres, énergie, etc). Cette situation crée un profond déséquilibre dans les rapports de force. Les Nations Unies ne sont-elles pas là pour intervenir en cas d’abus de position dominante ? Pourquoi la Suisse ne porterait-elle pas devant l’Assemblée générale ou la Cour internationale la manière dont elle est traitée actuellement par l’Union Européenne ?

Soyons clairs : il s’agit à ce stade d’une question purement théorique, pour ne pas dire académique ! Et il y a là encore un problème de proportionnalité. Les Nations Unies sont très complexes et éminemment politiques. L’Assemblée générale est une tribune sans portée juridique. Ce n’est pas non plus l’endroit idéal pour que la Suisse aille se plaindre des mauvais traitements de Bruxelles. Il en faudrait beaucoup plus. Il en est de même de la Cour internationale de justice à La Haye. Elle traite surtout de cas bien plus lourds, de questions de frontières en particulier. Et puis n’oublions pas que l’Union Européenne ne fait pas partie en tant que telle des Nations Unies. La Suisse devrait d’abord s’assurer de la volonté de vingt-sept Etats membres de l’UE de s’en aller discuter devant la Cour. Ce ne serrait guère praticable.

L’UE discrimine la Suisse par rapport à d’autres Etats tiers. Ne sont-ils pas une quinzaine à avoir le statut d’associé dans Horizon Europe ? Ou encore plusieurs à avoir des ARM avec l’UE ? N’y a-t-il pas en droit international un principe d’égalité donnant le droit d’obtenir ce que les autres obtiennent dans des conditions plus ou moins semblables ?

Vous pensez à la clause de la nation la plus favorisée. En tant que principe, ce n’est pas vraiment déterminant, et rarement évoqué. Il s’agit bien d’une clause, c’est-à-dire qu’elle n’est effective que si elle explicitée dans des traités. Ce qui n’est pas le cas dans les accords dont nous parlons ici. L’UE pourra toujours traiter ses partenaires de manière différenciée, en faisant simplement valoir que les conditions cadres ne sont pas tout à fait les mêmes dans chaque cas.

François Schaller

Ancien de la Presse et de L’Hebdo à Lausanne. Rédacteur en chef de PME Magazine à Genève dans les années 2000 (groupe Axel Springer), et de L’Agefi dans les années 2010 (Quotidien de l’Agence économique et financière). Pratique depuis 1992 un journalisme engagé sur la politique européenne de la Suisse. Ne pas céder au continuel chantage à l'isolement des soumissionnistes en Suisse: la part "privilégiée" de l'accès au marché européen par voie dite "bilatérale" est dérisoire. C'est tout à fait démontrable avec un peu d'investigation. Des accords commerciaux et de partenariat sur pied d'égalité? Oui. Une subordination générale au droit économique, social et environnemental européen? Non. Les textes fondamentaux: Généalogie de la libre circulation des personnes https://cutt.ly/1eR17bI Généalogie de la voie bilatérale https://cutt.ly/LeR1KgK

4 réponses à “Suisse-UE : les limites de la résistance légale

  1. Tout le monde tourne autour du pot. La donnée de base dont personne n’en tient compte est que le Conseil fédéral est “adhésioniste” et il prête la joue gauche de la Suisse à l’UE après celle de droite pour recevoir des gifles sans mesures de rétorsion. L’agitation actuelle autour de l’électricité et les risques de pénurie de quelques jours vers la fin de l’hiver, vers 2025, sont connus depuis longtemps, mais négligés à dessein par le CF pour dire au peuple “voyez-vous nous sommes dépendant de nos voisins”, alors qu’on avait amplement le temps de construire depuis 10 ans un réseau de production d’électricité “vert” pour rendre plutôt l’Europe dépendante.

  2. Questions et réponses extrêmement intéressantes, révélatrices de la toile d’araignée que constitue l’Union européenne et incitant à recourir à une diplomatie de très haut niveau pour ne pas céder à la tentation de se laisser prendre au piège.
    Suzette Sandoz

  3. Je donne entièrement raison à Mme Suzette Sandoz. Je passe beaucoup de temps à Bruxelles, en tant que simple touriste, mais, néanmoins observateur des choses européennes, et je remarque que c’est une machine très complexe. Tout ne figure pas dans les textes, les traités ou accords. La connaissance du personnel européen y est presque plus importante. Un jeune expert polonais de l’énergie ne voit certainement pas la Suisse de même manière qu’un spécialiste français du droit humanitaire. Pour comprendre cela, il faut fréquenter les nombreux et excellents restaurants du quartier européen. A ce titre, l’Ambassade suisse est très bien situé puisqu’elle borde la Place du Luxembourg dont les terrasses sont fort fréquentés par le personnel de l’UE. Je note aussi que la Suisse jouit dans le Bénélux d’une excellente image, bien loin de la caricature qu’aiment utiliser certaines personnes.

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