Michael Ambühl et son erreur de 180 degrés

L’ancien secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères et actuelle figure de l’EPF de Zurich suggère que le gouvernement devrait désavouer maintenant l’Accord institutionnel avec l’Union Européenne. Pour mieux sécuriser la libre circulation des personnes le 27 septembre prochain. Un peu de recul convainc toutefois du contraire : n’est-ce pas plutôt l’abandon de la libre circulation qui favorisera en Suisse l’acceptation d’un bon accord institutionnel sur tout le reste ? Cet accord actuellement en suspens ne pose-t-il pas que des problèmes par rapport à la libre circulation ? (photo ETH Zürich)

Dans un article paru lundi dernier dans la Neue Zurcher Zeitung, l’ancien secrétaire d’Etat Michael Ambühl met en garde contre ce qu’il considère comme un risque par rapport au vote populaire du 27 septembre prochain sur la libre circulation des personnes (Initiative de limitation).

Actuel directeur du Département de management, de technologies et d’économie de l’Ecole polytechnique de Zurich, Ambühl compare la situation politique de cet été avec celle de 1992. Il se réfère à l’hypothèse courante selon laquelle le Conseil fédéral, à l’époque, aurait fait capoter le projet d’adhésion à l’Espace économique européen en formulant de manière tragiquement intempestive un objectif d’adhésion complète à l’Union. Et en déposant une demande officielle à Bruxelles, quelques mois avant le vote sur l’EEE (1).

De nombreux Suisses auraient ainsi désavoué l’establishment pour des raisons tactiques : il s’agissait pour eux d’être bien sûrs que le gouvernement et le parlement, une fois l’EEE liquidée, retireraient aussitôt la demande d’adhésion (2).

Qui peut dire aujourd’hui que des citoyens ne voteront pas contre la libre circulation des personnes pour être bien certains que l’Accord institutionnel en suspens finisse sans tarder dans les poubelles de l’histoire ?    

« Pour éviter un tel comportement de vote, écrit Michael Ambühl, le Conseil fédéral devrait déclarer avant le scrutin qu’il n’interprètera pas un résultat positif en septembre (pour la libre circulation, ndlr) comme un feu vert pour le projet d’accord institutionnel. Mais qu’il s’efforcera au contraire de clarifier toutes les questions importantes. »

Et Ambühl de joindre généreusement le geste à la parole : à ses yeux, l’Accord institutionnel doit tout simplement être renégocié. En y enlevant toute référence à la Cour de justice de l’Union Européenne (CJUE) comme instance ultime de recours dans la procédure de règlement des différends. Ce à quoi Bruxelles s’est fermement refusée jusqu’ici.

Une fois l’opinion publique rassurée, une claire majorité en faveur de la libre circulation serait en plus un signe fort de solidarité avec l’Europe. « Cela devrait aider le Conseil fédéral dans ses futures négociations.» Sur le plan intérieur, ce genre de résultat signifierait aussi que la libre circulation a besoin de mesures d’accompagnement efficaces. « Vu sous cet angle, ce serait même un mandat démocratique quasi direct donné au Conseil fédéral pour qu’il travaille en faveur d’une protection salariale efficace. »

Ces belles certitudes stratégiques laissent évidemment songeur, tout comme les manipulations d’opinion qu’elles encouragent ouvertement. Mais le raisonnement de l’ancien secrétaire d’Etat mérite à coup sûr d’être inversé : l’abandon de la libre circulation n’est-elle pas au contraire le meilleur moyen d’obtenir rapidement un bon accord institutionnel sur tout le reste ?

L’analogie avec le cas britannique semble d’ailleurs incontournable, comme le proclame Ambühl lui-même avec beaucoup de discernement : « L’UE offre aux Britanniques un mécanisme de règlement des différends similaire à celui de la Suisse dans l’Accord institutionnel. Londres l’a déjà rejeté. » Très au fait de ce qui s’y passe (3), il ajoute : « En raison de nouveaux développements, des mesures compensatoires appropriées sans la participation de la CJUE seraient envisageables dans le cas de règles de concurrence qui fausseraient un marché censé être équitable. Tant que l’issue des négociations entre Bruxelles et Londres ne pourra être mieux évaluée, la Suisse ne pourra pas avancer sur cette question. » (4)

La Suisse risque bien de se retrouver sur le même plan relationnel que les Britanniques, mais avec les contraintes de la libre circulation des personnes en plus.

Alors prenons les choses dans l’ordre. Avec le Brexit, les Britanniques ont résolument rejeté le principe de libre circulation des personnes au sens migratoire du terme. Les Européens l’ont tout de suite compris et accepté. Depuis quatre ans, cette question fondamentale n’est jamais réapparue dans tout ce qui a été dit d’un côté comme de l’autre des futures relations entre l’Union et le Royaume. Le principe de libre accès réciproque aux marchés du travail peut être considéré comme mort et enterré (5).

Comme chacun sait (et Michael Ambühl le rappelle), cette abolition de la libre circulation n’a nullement empêché Bruxelles de demander aux Britanniques de conclure un accord institutionnel régulant les reprises de droit et de normes européennes. Londres n’y est pas opposé, pour autant qu’il ne soit question ni de CJUE dans le règlement des différends, ni de parallélisme global (sur le modèle des Accords bilatéraux I avec la Suisse et de leur sinistre clause guillotine).

Si l’Initiative de limitation du Parti populaire était acceptée en Suisse le 27 septembre, la Suisse se retrouverait donc en ce sens sur le même plan que le Royaume-Uni actuellement : à pouvoir négocier un (ou des) accord(s) institutionnel(s) avec l’Union, sans libre circulation des personnes. Avec quelques bonnes longueurs d’avance toutefois, puisque des accords sectoriels existent déjà entre l’UE et la Suisse (Londres doit en principe les négocier entièrement).

C’est dire si la tâche s’en trouverait facilitée sur le front intérieur. Plus encore que la Cour européenne de Justice, les plus grands obstacles à l’institutionnel évolutif ne se trouvent-ils pas précisément du côté des questions de travail, de concurrence salariale, sociale, et de citoyenneté européenne en Suisse ? Toutes reliées au principe de libre circulation ? A côté desquelles certaines restrictions mineures dans les aides d’Etat par rapport aux exportations, jugées jusqu’ici problématiques, paraîtraient tout d’un coup bien dérisoires.

Sans libre circulation, l’accord institutionnel portant sur des reprises dynamiques (automatiques) de droit européen cesserait d’être un problème en Suisse. Cet automatisme n’existe-t-il pas déjà dans plusieurs domaines des accords bilatéraux (Schengen, transports aériens, ARM, etc.)? Puisqu’il faut toujours se concilier les dignitaires européens, Berne pourrait même leur proposer d’emblée d’étendre l’institutionnel à d’autres domaines.

Concernant les Britanniques, il en est déjà question bien au-delà des transports terrestres et aériens, de l’agriculture ou des accords de reconnaissance mutuelle des normes techniques. Sans libre circulation encore une fois. S’agissant de la Suisse, les Européens ont d’ailleurs déjà annoncé que l’extension de l’institutionnel serait l’étape suivante. Les Suisses en ont pris note dans une déclaration conjointe liée à l’accord cadre actuellement en suspens.

Au final, si la libre circulation n’est pas remise en cause maintenant, et que l’Accord institutionnel est ratifié, la Suisse va à coup sûr se retrouver au même niveau relationnel que les Britanniques, mais avec les contraintes de la libre circulation en plus. Sans parler de ce qui l’attend par la suite, auquel elle ne pourra toujours pas dire non sous peine de rétorsions. 

Pour justifier un pareil échec politique de la voie bilatérale d’intégration devant l’opinion, il faudra vraiment que les performances économiques de la Suisse soient durablement très supérieures à celles de la Grande-Bretagne. Sans parler des effets non économiques de l’immigration européenne négligemment auto-régulée par le marché.    

Le monde politique ne peut pas se contenter d’attendre passivement cette configuration insensée, simplement parce que ce serait chronophage et stressant de remettre en cause un système bilatéral de toute évidence dépassé. Les temps ont vraiment changé. Les relations avec l’UE doivent se renouveler. Repartir sur des bases durables et assumables politiquement, qui ne donnent pas juste l’impression de subir en continu.

A moins que les partis politiques aient décidé de laisser pourrir une situation apparemment sans perspective (« ou pas », selon l’expression du moment), sauf celle de se trouver un jour et miraculeusement dans une meilleure position pour discuter avec Bruxelles. Comment pourrait est-ce pire qu’aujourd’hui en effet? C’est à vrai dire clairement l’impression que la politique européenne de la Suisse donne depuis des années.     

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(1) Très vraisemblable, cette thèse a longtemps été portée, et est encore défendue aujourd’hui par l’ancien secrétaire d’Etat Franz Blanckart, négociateur suisse auprès de la Communauté européenne dans le dossier de l’EEE (très déçu du comportement du Conseil fédéral et de l’issue du vote populaire). Aucun sondage d’opinion n’a tenté de la vérifier à notre connaissance. On ne peut guère reprocher toutefois au Conseil fédéral et au Parlement d’avoir eu l’honnêteté politique d’annoncer la couleur. L’EEE avait d’ailleurs été présenté dès le début des négociations, tant à Bruxelles qu’à Berne, comme un processus de transition vers l’adhésion complète.

(2) La demande d’adhésion a finalement été retirée en 2016 seulement, peu de temps après le référendum britannique sur le Brexit. Le Conseil fédéral n’avait abandonné l’objectif d’adhésion qu’en 2005. La Commission européenne, elle, ne l’a toujours pas abandonné : la Suisse fait toujours partie de la Politique européenne d’élargissement plutôt que de la Politique européenne de voisinage (PEV).         

(3) C’est une information de première main. Michael Ambühl a apparemment un précieux réseau à Londres. Il a par exemple été sollicité dans une commission informelle pour conseiller le gouvernement de Theresa Maye dans ses négociations avec l’Union Européenne.      

(4) Au lendemain du référendum britannique, je signais dans L’Agefi un éditorial rêvant que la politique européenne de la Suisse attende une visibilité suffisante dans les négociations entre l’Union et le Royaume-Uni pour avancer dans ses propres relations avec Bruxelles. La position officielle du monde politique à Berne a au contraire été jusqu’ici de faire comme si le Brexit n’existait pas. A ma connaissance, la seule personnalité à avoir suggéré (dans une interview quelques jours après le référendum britannique) que le Conseil fédéral attende de voir ce que Londres allait obtenir de Bruxelles a été l’ancienne cheffe du Département des Affaires étrangères Micheline Calmy-Rey… Or aujourd’hui, la première certitude est précisément que les Britanniques ont obtenu des Européens la possibilité de négocier des accords sectoriels et institutionnels sans libre circulation des personnes.  

(5) Bruxelles continue toutefois d’attendre de Londres des garanties de non-dumping salarial, de manière que la concurrence ne soit pas faussée dans le commerce international entre le Royaume et l’Union (pourtant très favorable à l’Union en termes de balance commerciale). Cette situation est évidemment différente du cas suisse, pour ne pas dire inverse. Ici, c’est l’Union Européenne qui cherche continuellement à obtenir des Suisses de pouvoir exercer une concurrence à la baisse, jugée tout à fait loyale sur les rémunérations. Dans le travail détaché, les achats transfrontaliers de consommation. Ou plus indirectement et généralement dans le niveau général de prix des importations européennes en Suisse, très favorable aux Européens grâce au facteur travail.

François Schaller

Ancien de la Presse et de L’Hebdo à Lausanne. Rédacteur en chef de PME Magazine à Genève dans les années 2000 (groupe Axel Springer), et de L’Agefi dans les années 2010 (Quotidien de l’Agence économique et financière). Pratique depuis 1992 un journalisme engagé sur la politique européenne de la Suisse. Ne pas céder au continuel chantage à l'isolement des soumissionnistes en Suisse: la part "privilégiée" de l'accès au marché européen par voie dite "bilatérale" est dérisoire. C'est tout à fait démontrable avec un peu d'investigation. Des accords commerciaux et de partenariat sur pied d'égalité? Oui. Une subordination générale au droit économique, social et environnemental européen? Non. Les textes fondamentaux: Généalogie de la libre circulation des personnes https://cutt.ly/1eR17bI Généalogie de la voie bilatérale https://cutt.ly/LeR1KgK

5 réponses à “Michael Ambühl et son erreur de 180 degrés

  1. Ambühl veut brûler la maison pour cacher qu’il avait abîmé la porte. Un diplomate de tout premier rang qui sera hélas un candidat de choix aux poubelles de l’histoire. Qu’ont-ils négocié pendant cinq ans pour l’Accord institutionnel? Pas grand chose. Ils leur ont mis vers la fin le document sous le nez pour être paraphé !

  2. “Blocher, rends l’argent”.
    Vous allez entendre ce slogan cet été… Il ne pouvait pas mieux s’y prendre pour torpiller la campagne. Responsabilité individuelle et subsidiarité de l’Etat, mon oeil !

    1. Les milliardaires de l’UDC vont voter contre l’initiative du 27 septembre. Vous avez raison, c’est exactement ce qu’il voulait faire: ne donner aucune chance à l’initiative. Mais le peuple n’est pas idiot, il peut encore surprendre !

  3. Au fait, le souverainiste des blogs du temps (Valentin C.) a disparu après son dernier article contre la libre circulation…

    Et Céline Amaudruz ne travaille plus à l’UBS ?

    Y a une chasse aux sorcières ?

    Y a des répercussions à être publiquement UE-négationniste ?

    1. Bien vu ! Il me semble que des voix discordantes sont systématiquement écartées ou disqualifiées. Le silence assourdissant sur des sujets vitaux comme la préférences nationale ou indigène dans les recrutements… C’est insupportable! Tout ce cirque en faveur de l’UE fait trop penser à de la propagande totalitaire. Communiste ou fasciste.

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