Ce que souverainisme non identitaire veut dire

Les souverainistes non identitaires s’attachent aux intérêts nationaux en faisant abstraction des questions d’identité nationale (trop souvent problématiques sur le plan de la rationalité). Leurs motivations ne sont pas non plus qu’économiques. Ajoutés aux populistes et nationalistes en Europe, leur poids peut être déterminant lors des grands référendums. Ce fut en particulier le cas lors du vote français contre la Constitution européenne en 2005, en Suisse à deux reprises (1992 et 2014) et au Royaume Uni en 2016 (Brexit).

Il y a d’un côté l’internationalisme et l’universalisme de certaines droites plus ou moins libérales ou néolibérales, de la social-démocratie, des gauches socialistes, communistes, parfois écologiques. Seule la perspective d’une gouvernance mondiale ou supra-nationale les inspire. Dans l’euphorie de la création et du développement de l’Union Européenne, elles ont un peu trop souvent européocentré le continent, prenant l’Europe pour le monde.

Sur l’autre versant des confrontations idéologiques contemporaines, les mouvances politiques souverainistes identitaires, opposées au nivellement culturel de la globalisation. Elles se référent volontiers au passé, au génie, à la singularité des peuples et des nations au sens français du terme (une frontière, une langue, une histoire, une culture). Elles incluent l’extrême droite anti-bourgeoise et anti-économique, pas toujours insignifiante dans les éventails politiques.   

L’Union européenne est elle-même un projet souverainiste identitaire au sens national le plus banal, bien qu’elle ait actuellement beaucoup de peine à se réaliser en tant que telle. Elle attend son heure. Histoire, culture et conscience européennes, pères et mythes fondateurs, drapeau et hymne européens, plaques minéralogiques aux couleurs européennes, autant d’attributs nationaux volontaristes, basiques et classiques. Tout est déjà là. La construction et les frontières européennes renvoient à une question fondamentalement identitaire : qu’est-ce que l’Europe, que veut dire « être Européen », avec quelles implications, etc. Pour certains, l’identité européenne a des racines historiques profondes. Elle repose pour d’autres sur le projet politique actuel exclusivement, ses valeurs contemporaines étant considérées comme des fondements suffisants (voir Daniel Cohn Bendit et Guy Verhofstadt en particulier).  

L’Europe identitaire

Lors de son introduction il y a vingt ans, l’euro a été présenté avec insistance comme constitutif de l’identité européenne (par analogie au dollar et au mark qui avaient favorisé l’émergence d’une identité nationale américaine et allemande au XIXe siècle). L’objectif de l’européisme depuis bientôt un siècle est la substitution, ou superposition progressive de l’identité nationale européenne aux identités nationales particulières des Etats européens (en général formés au XIXe également). Après des siècles de confrontations nationales, cette sublimation peut-être vue comme un avatar de la dialectique historique hégélienne. L’Union Européenne, c’est en quelque sorte la conscience nationale européenne en soi et pour soi…    

Longtemps proclamée avec solennité avant d’être remise en latence suite à l’échec du projet de Constitution européenne en 2005, cette finalité macro-nationaliste en panne n’en reste pas moins constitutive et sous-jacente de toute la construction européenne. En attendant patiemment une hypothétique relance dans de nouvelles circonstances, elle se contente aujourd’hui d’exister dans l’affirmation régulière et parfois grandiloquente des « valeurs » européennes. Sur un mode en général suprémaciste : les valeurs européennes ne valent-elles pas mieux que les valeurs chinoises, russes, islamistes, américaines, etc ? Ou encore, plus simplement : ne valent-elles pas davantage que pas de valeur du tout ?  

Décisif lors des grands référendums

Les considérations identitaires peuvent être tout à fait respectables et renvoient certainement à des réalités. Elles ne sont toutefois pas nécessaires s’agissant de se rapprocher de l’idéal de paix et de prospérité universelles. L’identitarisme, y compris européen, a même tendance à brouiller cet indépassable horizon.

Le souverainisme non identitaire fait au contraire abstraction des questions d’identité nationale. C’est ce qui le distingue du souverainisme en général revendiqué par les populistes et nationalistes en Europe et dans le monde. Ajouté au souverainisme identitaire, ce souverainisme non identitaire, méthodique et pragmatique, permet néanmoins d’obtenir des majorités lors de grands référendums populaires. Ce fut en particulier le cas lors du vote français contre la Constitution européenne en 2005, en Suisse à deux reprises (1992 et 2014) et au Royaume Uni en 2016 (Brexit).          

Les souverainistes non identitaires considèrent simplement la souveraineté comme un ensemble de marges de manœuvre politiques et économiques auxquels les Etats ont rarement intérêt à renoncer dans leur politique étrangère. Ils peuvent être de gauche, considérant la nation comme seule véritable unité déterminée et opératoire de la démocratie. Ils seront dans ce cas qualifiés en France de nationaux-civiques(Justine Lacroix, citée par Blaise Fontanellaz dans « Entre Sonderfall et Intégration, p. 25, Université de Genève et L’Harmattan, 2019). Ils peuvent aussi relever du libéralisme national, ou conservateur si l’on veut y ajouter une connotation péjorative. Cette sensibilité distingue la logique politique, considérée comme nationale en premier lieu et en dernière instance, de la logique économique de globalisation, avec sa soft gouvernance mondiale tendant à nier les souverainetés nationales.  

Les Suisses insignifiants à l’échelle européenne

S’agissant de la Suisse plus précisément, ce souverainisme lucide et dépassionné repose simplement sur la conviction que les Suisses n’ont en général rien à gagner en cédant à la politique de puissance de l’Union Européenne. Ni à aucune politique ayant pour ambition de peser dans les affaires du monde à la place et au détriment de ceux qui ne font pas le poids. Or la Suisse ne fait pas le poids. Elle ne le fera ni seule, ni diluée dans une Europe franco-allemande élargie dans laquelle elle ne compterait que pour 1,6%. Elle ne peut exister à son juste niveau qu’avec d’autre petits Etats dans le monde, très ouverts politiquement et commercialement, revendiquant comme elle le droit à la neutralité et à l’égalité de traitement face aux grandes puissances.    

Dans une phase historique qui s’oriente depuis trois décennies vers la confrontation économique et militaire de super-puissances cherchant à consolider leur zone d’influence (Chine, Etats-Unis, Europe, Russie), il est important que la Suisse revendique haut et fort son droit à l’indépendance, même très relative, par rapport à son immense voisin englobant et de plus en plus exclusif. Le respect de la souveraineté des Suisses enclavés au centre de la géographie européenne apparaîtra d’ailleurs toujours comme un bon indicateur de la capacité de l’Europe franco-allemande à ne pas redevenir une puissance à connotation impériale, banale et régressive.   

Citoyens de seconde classe

Il n’y aura jamais de paix durable dans le monde sans égalité ni respect des nations (au sens anglophone d’Etat). Ni de prospérité sans de bons équilibres entre multilatéralisme et bilatéralisme dans les échanges commerciaux. Sauf changement de civilisation, le monde ne parviendra jamais à justifier longtemps qu’il y ait des humains de première classe, dans les grands Etats, et des humains de seconde dans les petits. Ce genre d’évidence n’a rien à voir avec les identités nationales.  

Je suis un xénophile qui croit aux vertus du métissage et qui ne craint pas que la Suisse passe un jour le cap des dix millions de résidents. Un optimiste qui compte sur la capacité d’autorégulation démographique à long terme, migratoire, écologique progressive et pleinement consentie du genre humain. A court terme, c’est évidemment tout autre chose.

J’aime le succès économique, condition nécessaire à la réalisation de systèmes sociaux performants. La mondialisation n’est rien d’autre que la somme des interactions économiques entre Etats souverains. La démocratie parlementaire plus ou moins participative, libérale, sociale a toutefois besoin d’un espace géographique et humain déterminé et suffisamment conservateur pour se réaliser.

On ne renonce pas à sa politique migratoire

Les Etats n’ont en général aucun intérêt à renoncer à leur politique migratoire. L’Union Européenne y renonce-t-elle face au reste du monde ? La Suisse peut et doit en reprendre le contrôle par rapport au bassin de population d’un demi-milliard de personnes qui l’entoure. C’est-à-dire renoncer au libre accès des salariés et indépendants européens au marché suisse du travail (libre circulation des personnes équivalente à la libre circulation des capitaux, des marchandises et des services). Elle doit pouvoir décider elle-même des migrants et ressources humaines qu’elle veut accueillir et intégrer.

La Suisse doit renoncer également à l’accès privilégié des entreprises suisses au grand marché européen, contrepartie très théorique au libre accès bien réel des Européens au marché suisse du travail. Ce vague privilège n’implique-t-il pas davantage que de simples accords commerciaux ou de voisinage basés sur la réciprocité? Cette «voie bilatérale» vers l’intégration ne légitime-t-elle pas la puissance européenne à exercer des pressions et des chantages continuels sur la Suisse ? Elle est ainsi devenue une source permanente d’insécurité juridique, d’incertitudes économiques et politiques. Mais ce ne sont bien entendu que des croyances. C’est pour les partager, les préciser et les documenter que je vais alimenter ce blog. Dans l’attente aussi des consultations populaires cruciales qui s’annoncent en Suisse (libre circulation et Accord institutionnel).

Revue de presse commentée  https://cutt.ly/ve5wzDI

 

François Schaller

Ancien de la Presse et de L’Hebdo à Lausanne. Rédacteur en chef de PME Magazine à Genève dans les années 2000 (groupe Axel Springer), et de L’Agefi dans les années 2010 (Quotidien de l’Agence économique et financière). Pratique depuis 1992 un journalisme engagé sur la politique européenne de la Suisse. Ne pas céder au continuel chantage à l'isolement des soumissionnistes en Suisse: la part "privilégiée" de l'accès au marché européen par voie dite "bilatérale" est dérisoire. C'est tout à fait démontrable avec un peu d'investigation. Des accords commerciaux et de partenariat sur pied d'égalité? Oui. Une subordination générale au droit économique, social et environnemental européen? Non. Les textes fondamentaux: Généalogie de la libre circulation des personnes https://cutt.ly/1eR17bI Généalogie de la voie bilatérale https://cutt.ly/LeR1KgK

6 réponses à “Ce que souverainisme non identitaire veut dire

  1. C’est bien intéressant mais je trouve le propos trop intellectuel.

    De fait, vous avez raison dans un certain sens: il y a une petite marge, parmi celles et ceux qui à un moment donné peuvent voter de manière souverainiste, de gens qui le font pour des raisons non identitaires. Exemple: les écolos qui en 1992 ont voté contre l’EEE. Ou aujourd’hui ces syndicalistes qui refusent un accord cadre avec l’UE parce qu’ils mènent un combat social contre le grand patronat européen qui veut supprimer les mesures d’accompagnement que la gauche à imposées en Suisse pour contrepartie de la libre circulation.

    C’est vrai, mais c’est marginal. Un souverainiste conséquent doit toujours s’assurer de l’appoint de ces voix-là. Mais il serait faux de croire qu’un souverainisme non identitaire existe en tant que tel. La masse des souverainistes a toujours un réflexe patriotique et ne veut pas que son pays perde son indépendance. Right or wrong, my country! Ces gens qui mêlent leurs voix occasionnellement à celles des patriotes, ne sont pas des souverainistes. Ils ne le sont que par accident.

    C’est d’ailleurs pourquoi un Peter Bodeman est complétement à côté de la plaque quand il dit que ce sont les verts, en décidant à la dernière minute de voter NON à l’EEE, qui ont donné la victoire à Blocher. C’est vrai que cet appoint de 3 à 5% de voix a fait basculer le résultat, mais sans l’engagement total de monsieur Blocher et les gros bataillons des patriotes, le vote marginal des écolos n’aurait eu aucun effet.

    À part ça, je vous aime bien, et j’aimais déjà bien monsieur votre père, mais quand vous vous dites “xénophile qui croit au métissage et ne craint pas une Suisse à 10 millions d’habitants” là vous me faites horreur. Vous devriez avoir un peu plus de sensibilité pour les angoisses qui étreignent les Suisses de souche, et retourner sept fois votre plume dans l’encrier, avant d’écrire des pareilles énormités conformistes et politiquement correctes. Vous avez trop baigné dans l’ambiance de L’Hebdo. Hélas, ça laisse des traces…

    Cordialement

    Martin

  2. À part ça, je suis intrigué par la photo que vous avez mise en exergue de cet article. Ces deux objets de style rococo sont très beaux, mais de quoi s’agit-il?

    1. Le mystère s’épaissit. Non seulement vous ne m’avez pas dit ce que représentaient ces deux beaux objets en bronze doré rococo, mais vous avez même changé la photo. C’est étrange. Qu’est-ce vous voulez nous dire là?

      Je formule une hypothèse: c’étaient des miroirs. Comme dans la nouvelle photo vous voulez faire une allusion sibylline à la notion de reflet de l’image dans un miroir. Est-ce que c’est le souverainisme non identitaire qui serait un reflet trompeur du souverainisme identitaire? De toute façon, sans une initiation spéciale personne ne peut déchiffrer vos messages hermétiques. Dur dur!

      1. L’interprétation des illustrations est à bien plaire. Celle des textes aussi d’ailleurs.
        Merci en tout cas de vous y intéresser, et surtout réagir. C’est très rare dans notre belle province, où l’on craint beaucoup de se compromettre avec des intellos, souverainistes de surcroît (même non identitaires).

  3. C’est bien trop verbeux tout ça.
    J’ai dû lire trois fois votre texte pour essayer de comprendre votre propos au delà du message final (bien clair, lui). J’avoue avoir de la peine à accepter les définitions de concepts par ce qu’ils ne sont pas. J’ai identifié moult approximations de votre logique. J’ai identifié des déclarations assénées comme des vérités premières mais qui ne reflètent que vos opinons.

    Bref, j’avoue préférer de loin la manière dont sont rédigés les autres blogs du Temps qui, eux, sont écrits pas des personnes qui ne se targent pas d’une précédente carrière de journalistes. Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement – Et les mots pour le dire arrivent aisément. ça n’est pas moi qui l’ai dit…

  4. Ce que j’appricie dans cet article, c’est qu’il ne souscrit pas à l’idée que les opposants français au projet de traité constitutionnel de 2005 seraient tous des sympathisants de l’extrême-droite ou des sots qui ne savent pas lire. Procès qui n’a d’ailleurs été fait qu’aux Français puisqu’ils sont le seul peuple de l’UE auquel les “Européistes” dénient le droit de rejeter un traité.

    Je suis moi-même un Français “noniste”, j’ai étudié les versions successives du traité constitutionnel dès 2003. Or, je suis aussi partisan de l’instauration d’une fédération européenne démocratique. Je peux témoigner que, lors de l’élection présidentielle de 2007, beaucoup de partisans de François Bayrou était des nonistes, leurs votes ayant largement contribué à assurer la troisième place à Mouvement Démocrate au détriment du FN. Certains se souviennent sans doute du jeu d’équilibriste de Bayrou de ne pas trop critiquer les nonistes tout en déplorant le rejet du Traité constitutionnel. Je n’ai pas le sentiment que la plupart des nonistes qui ont soutenu le MoDem en 2007 ait regretté leur vote de 2005. La mise en œuvre du Traité constitutionnel sous la forme des traités de Lisbonne et les critiques haineuses dont ils ont été accablé de 2005 à nos jours auraient plutôt tendance à les conforter dans leur opinion.

    Par contre, l’auteur ne perçoit pas bien la nature de l’UE. C’est une zone de libre-échange pas un Etat fédéral. Les mandataires et fonctionnaires européens ne sont pas des agents publics fédéraux. Ils forment plus une sorte de néonation, un groupe qui se comporte comme une nation à part entière mais se renouvelle différemment. Les “eurocrates” comme on les appelle ont leur propre langage (eurospeak), leurs propres principes et valeurs, leurs propres objectifs. Ils veulent une Europe faite sur mesure pour eux: une Europe satellite des USA dont les institutions communautaires détiendraient la totalité du pouvoir normatif, ne devraient prester aucun service public en échange et ne butteraient sur aucune opposition étatique ou électorale.

    Les eurocrates traitent les Nations des Etats membres comme des groupes sociaux concurrents plutôt que comme un “Peuple multinational européen”. Les citoyens européens sont en fait les “Indiens d’Amérique” des eurocrates qui méprisent les “particularismes nationaux” et mépriseraient sans doute les “particularismes régionaux” s’ils arrivaient à faire disparaître l’échelon national. Pour répondre aux attentes des lobbies qui les commanditent (comitologie) et neutraliser progressivement les Etats, les institutions européennes imposent à l’Europe une intégration “anarchocapitaliste”: accords de libre-échange en série, dérégulation, privatisation. Et quand le droit communautaire impose des normes, c’est avec l’idée d’invalider des normes nationales ou de sanctionner les Etats qui n’arrivent pas à les appliquer.

    Souvent, les Suisses croient être ou avoir été en lutte avec l’Union européenne alors qu’ils ont plutôt confronté aux exigences d’acteurs (extra-européens) du marché agissant par l’entremise des institutions communautaires. Et ils ont encore de la chance comparés aux citoyens européens qu’ils mettent en cause.

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