Ueli Steck: une mort qui interroge

Le décès tragique de Ueli Steck en Himalaya nous interpelle parce que l’alpiniste a vécu sa passion jusqu’à l’issue fatale. Sa mort nous interroge parce qu’elle est survenue en pleine conscience, après plusieurs mises en gardes presque fatales. Pourquoi donc pousser la barre aussi loin?

Parce que notre société, intolérante à la prise de risques, pourtant sans cesse poussée vers le «citius, altius, fortius » dissimule l’issue fatale au fin fond de son subconscient, sans pouvoir en effacer une peur viscérale? La pratique de Speed Climbers tels qu’Ueli Steck est, à l’image de notre société, une recherche absolue… poussée aux extrêmes de ce que la montagne peut offrir. Je ne connais aucun champion olympique prenant autant de risques que ces grimpeurs. Réalisées de manière très professionnelle, les images d’Ueli Steck escaladant la face Nord de l’Eiger fascinent et glacent le sang. Vues aériennes en contre-plongée nous happant dans le vide et saisissant son degré d’exposition; plans rapprochés le montrant accroché aux pointes de ses piolets et de ses crampons dans l’art du dry-tooling. Un piolet zippe ici, un pied glisse là, peu importe, les autres tiennent, il faut aller vite. Là où tout grimpeur s’assurerait par trois fois que ses ancrages tiennent, Ueli ne fait que passer… En parfaite maîtrise et pleine conscience que cela peut, une fois, mal se passer. Ueli Steck et ses rares compères ont exporté ces techniques en Himalaya. En plus des dangers subjectifs liés au grimpeur lui-même, qu’ils maîtrisent au plus haut point, les dangers objectifs y sont à l’image des plus hauts sommets: glaciers crevassés que l’on traverse sans corde, faces immenses soumises à des températures extrêmes, déversant neige, glace et rochers au moindre soubresaut, zone de la mort enfin dont l’oxygène raréfié soumet les organismes à des conditions mortelles en cas d’exposition prolongée. Des conditions dangereuses qui, à la fois repoussent la plus grande partie des montagnards et suscitent leur admiration. Outre les fosses abyssales et le grand Nord au coeur de la nuit polaire, existe-t-il environnement plus hostile?

Dans toutes les interviews que donnait Ueli Steck, la mort figurait en arrière-plan, sans mots cachés. Personne, mieux que lui, ne pouvait ignorer qu’en montagne, la vie et la mort font partie de la même cordée. Il se déclarait sportif de compétition toujours en quête de défi. Le métier de guide n’était pas pour lui; il entendait lui-même contrôler tous les facteurs subjectifs de la prise de risques, chose impossible avec un client qui restreint les limites du risque raisonnable pour la cordée. Sa zone de confort était très étendue, parfaitement maîtrisée. Ueli s’entraînait selon des préceptes au meilleur des connaissances physiologiques, avait recours à un coach psychologique, à une équipe d’accompagnants de pointe; il développait du matériel léger et résistant. Toujours dans la logique de l’exploit, pas à la recherche d’un quelconque profit si ce n’est celui de vivre de sa passion. Ce à quoi rêvent tant d’êtres humains. Sa mort nous émotionne d’autant plus que ses exploits nous impressionnaient.
Détenteur de deux piolets d’Or, Ueli Steck figurait parmi les plus rapides dans les faces Nord des Alpes, les falaises verticales des Yosémites ou les hautes parois himalayennes. Cet Himalaya qui, à plusieurs reprises, l’avait mis en garde, surtout lors de son incroyable exploit dans la face Sud de l’Annapurna en solitaire.

Ueli Steck part en solitaire pour l’ascension-éclair de la face Sud de l’Annapurna

Ueli Steck est rentré profondément marqué de cette ascension. Arcbouté sur ses deux piolets ancreurs, une avalanche qui manque de le désarçonner lui fait réaliser le degré d’exposition de son aventure. Il continue, résigné à y laisser sa peau. « Ok, peut-être que tu ne rentres pas à la maison mais c’est égal, reconnaît-il dans une interview filmée poignante de sincérité. Maintenant je pense que c’est faux, mais à ce moment-là c’était comme ça. » Au sommet, à 8091 m, en pleine nuit au sommet d’un dévaloir de 2500 mètres, il réalise le sérieux de sa situation. « Après c’est le stress total. » Dans la descente, son angoisse augmente plus il s’approche de la rimaye. En bas, le sportif décompresse et fait le point, douloureux malgré l’ampleur de l’exploit accompli, pénible parce que le compétiteur se sait désormais à l’apogée de sa carrière: « J’ai vraiment de la peine à expliquer ce que j’ai fait, ce que j’ai vécu en haut. Tu te sens un peu comme quelqu’un d’autre. C’est fou. Tu es le seul à avoir vécu cela… Je ne sais pas pourquoi ça te fait mal. Peut-être parce que c’est une performance que tu n’arrives plus à dépasser, c’est fini, tu ne dois plus avancer comme ça. À 38 ans ce n’est pas facile à accepter que ce sont tes meilleures performances. Tu te sens un peu inutile maintenant et ça c’est dur à accepter et tu sais aussi que si tu continues comme cela tu te tues, c’est 100% sûr que si tu veux refaire des choses comme ça tu te tues. » Il sombre dans une profonde dépression, dont il se remet par l’action.

Les années qui suivent ce passage à vide voient Ueli Steck parcourir par ses seuls moyens tous les 4000m des Alpes en 62 petites journées. « Je suis personnellement arrivé à un point où je dois reconnaître que, pour moi, toujours plus haut, toujours plus loin, toujours plus extrême, ce n’est plus possible. C’est une voie sans issue. Avec ces 82 4000m, je veux descendre en pression. » Pourquoi l’alpiniste est-il à jamais reparti vers les plus hauts sommets? Personne d’autre que lui ne le saura. Combien de satisfactions, de moments forts vécus, de rêves réalisés? Une vie entière consacrée à une passion communicative, si ce n’est entièrement partagée. Celui que certains dénommaient « la machine suisse » est allé au bout de sa passion, au péril de sa vie. Loin de tout jugement, il mérite pour cela hommage et reconnaissance!

 

Là-haut sur la montagne…

…médite une cabane, perchée sur son promontoire au milieu de l’austère face du Grand-Combin. 3030 mètres d’altitude. Valsorey est son nom, qui ne dévoile guère le charme de ce refuge à la mode ancienne. Des cabanes comme on ne sait plus en faire, diraient les nostalgiques. Des cabanes qu’on ira bientôt retrouver pour vivre l’esprit de la montagne. Puisse-t-elle résister aux architectes rénovateurs!

Visite à la cabane
La cabane Valsorey et sa gradienne, Isabelle Balleys, au pied du Grand-Combin et du Plateau du Couloir

 

Murs en moellons taillés dans les schistes de la montagne, auvent massif résistant aux vents les plus féroces, cheminée robuste, parquets de bois craquant sous les pas de générations d’alpinistes, volets rouges baillant sur un réfectoire chaleureux, tout de bois taillé autour d’un poêle sur lequel sèchent chaussettes ou peaux de phoque. Il est coiffé d’un fondoir pour « faire de l’eau » car, là-haut, celle-ci tombe le plus souvent sous forme de neige. Il n’y pleut guère que le sifflement des choucas, comme aime à l’écrire Maurice Chappaz. Je le verrais bien tenant sa pipe, qui fume et qui prie, sur le banc coté contre le mur, devant l’entrée. Seules concessions faites à la modernité: des crocs de caoutchouc remplacent les anciens sabots de cuir à semelle de bois, sur les couchettes des duvets démangent moins que les anciennes couvertures de laine et sur la façade sud-est sont campés quelques panneaux solaires fournissant un peu d’énergie pour le strict nécessaire. Les dortoirs sont à l’ancienne; des dizaines d’alpinistes s’y côtoient dans la promiscuité, souvent fatigués, puant parfois, mais toujours ravis de trouver abri sous toit pour une nuit qui, de toutes manières, sera courte. Ils sont affamés, assoiffés souvent, quelques fois stressés par l’inconnue du lendemain. « Il en est qui arrivent déjà équipés pour la haute altitude et qui demandent la voie du Grand-Combin avant même d’avoir posé leur sac » s’amuse Isabelle Balleys, la fée de Valsorey. Elle veille à bien les recevoir: le feu crépite dans le réfectoire et l’eau bouillonne dans les grosses marmites de la cuisine. Nul besoin de leur expliquer les règles de base du comportement en cabane; ici les alpinistes sont aguerris. On ne monte guère chez elle pour la ballade, mais pour l’ascension du Grand-Combin par la face Sud ou par l’arrête du Metin. Au printemps, de nombreux adeptes de la haute route défilent avec leurs skis, leurs crampons et leurs piolets; on est ici sur la variante alpine, la pente se redresse, elle s’escalade skis sur le sac jusqu’au Plateau du Couloir perché à 3600 mètres.
L’accueil est chaleureux; il se fait en toute simplicité, cette sobriété propre aux montagnards. La vaisselle essuyée, les guides partagent le génépi dans la cuisine. Si ses parois pouvaient raconter… Si elles pouvaient dire les heures d’échanges, de soucis et de beaux souvenirs partagés entre connaisseurs. C’est que cette montagne, la gardienne la connait sous toutes ses faces, crampons ou skis aux pieds! La pente ne saurait l’inquiéter, elle l’attire même lorsque juste ramollie ou recouverte d’une agréable couche de poudre, elle y aventure ses spatules et ses courts virages.

Pour Isabelle l’environnement est coutumier, alors que pour ses visiteurs, il sort de l’ordinaire. Son métier n’est pas une sinécure mais il la comble de petites satisfactions renouvelées: un sourire ici, des conseils égrenés à l’heure du thé, un bobo soigné, un merci sincère. Chaque journée amène son lot d’imprévus, souvent tout autant de travail. Les aléas du métier ne sauraient l’épargner dans un milieu aussi hostile. « Nous vivons parfois des choses dramatiques, avoue-t-elle. Ainsi lorsqu’une famille entière a dévalé du Plateau du Couloir. La cabane de Valsorey a été bénie deux fois, par deux prêtres différents. A chaque fois je demande qu’il n’y ait plus d’accident dans la contrée, mais chaque année il y a un mort. » Les cendres de l’ancien gardien reposent sous un cairn discret quelque part en-dessus de la cabane, seules face au Combin. « Quelques années plus tard on m’a demandé d’y déposer aussi les cendres de son épouse, qui voulait reposer auprès de lui. Je leur ai quand même dit à tous les deux de rester pénards. » Ainsi va la vie comme la mort dans la montagne. A chaque chute de neige, elles se défient sur les pentes dominant la cabane. Que de peurs avérées? de drames évités, de craintes par bonheur non justifiées, d’intuitions qui, jamais, ne seront vérifiées… C’est ça, le pouls de la montagne. Ça fait son charme mais parfois aussi son désespoir. Découragement lorsque, en raison du mauvais temps, le carnet de réservations se transforme en carnet d’annulations… autant de gagne-pain qui s’évapore. Les alpinistes aujourd’hui veulent certes l’aventure, mais sous un ciel bleu; ils négligent trop souvent d’annuler leur réservation. La viande est dégelée, le pain cuit au four. Si demain personne ne monte, ils s’en iront nourrir les choucas. Heureusement que, partout autour, il y a la montagne.

Âme de la cabane, il n’est pas de poutre ou de placard qui n’ait de secret pour la gardienne. Le bâtiment ne saurait respirer sans qu’elle ne reconnaisse ses murmures; la montagne ne saurait gémir sans qu’elle ne ressente ses humeurs au plus profond de son être. Mais pourquoi donc reste-t-elle là-haut alors que les alpinistes ne cessent d’arriver puis de repartir? Parce qu’il est parfois des rencontres qui vous revigorent, souvent des aides-gardiennes qui rendent la vie plus agréable. Un matin un homme de fort belle allure approche Isabelle Balleys et lui demande où se trouve l’igloo. « Je viens danser pour le roi » insiste ce danseur de Béjard qui tenait à dormir isolé. « Choisissez plutôt un bivouac, lui répond la gardienne amusée. Il y a là-haut, sur le Plateau du Couloir, le bivouac Musso tout juste repeint. » Etonée également lorsque, couvert de tatouages, cet ancien détenu reconverti en sportif l’aide à bâtir l’immense cairn accueillant les marcheurs au coin de la cabane. Ou ces sept gaillards de Genève, enthousiastes malgré (ou grâce à ) leurs quatre-vingt ans, qui tenaient impérativement à partager un demi de blanc avec la gardienne avant de partir sur le chemin panoramique. « Certains, si ils n’existaient pas, tu aurais de la peine à les inventer! conclut Isabelle.»

Bientôt dix ans qu’elle est là-haut, cinq mois par an. Y rester, envers et contre tout; y retourner chaque automne et chaque printemps, parce que, parfois, la montagne gratifie d’instants magiques ceux qui, tout le temps y demeurent. Cette lueur indicible d’un crépuscule enflammé, le vol curieux du gypaète, la visite régulière de maître goupil ou, plus rare, de l’hermine agile. La rage du vent dans les charpentes, le silence indescriptible de la neige et du brouillard et ces petits matins qui chantent au soleil revenu. La montagne, la cabane, sa cabane, Isabelle l’a dans le sang.