L’alpinisme: un patrimoine immatériel de l’humanité?

« L’alpinisme de style alpin » entrera-t-il dans la liste prestigieuse de l’Unesco sur le patrimoine culturel immatériel? La Fédération Française des Clubs de Montagne et la commune de Chamonix ont obtenu l’inscription de la pratique à l’inventaire français des biens culturels immatériels. Sur le plan international, la requête d’inscription a été effectuée auprès de l’Unesco par la France autour du massif du Mont-Blanc, berceau historique de la pratique de l’alpinisme. Ce pays souhaite toutefois que sa démarche soit appuyée par les pays voisins que sont la Suisse et l’Italie, voir même par l’Allemagne et l’Autriche. Par le biais du canton du Valais, le Club Alpin Suisse et l’Association Suisse des Guides de Montagne ont déposé une requête d’inscription de l’alpinisme à la liste des traditions vivantes en Suisse, à laquelle figurent notamment la Fête Dieu de Savièse, les consortages ou les fifres et tambours. « L’alpinisme de style alpin » se retrouvera-t-il bientôt sur la liste des dossiers en attente auprès de l’Unesco, aux côtés de la Fête des Vignerons de Vevey ou du Carnaval de Bâle, de la Fauconnerie française ou des savoir-faire liés au parfum en Pays de Grasse?

Où est le problème?
Mettre l’alpinisme au musée alors qu’il est encore pratiqué et renouvelé par des centaines de milliers d’adeptes de par le monde? Le désarroi des « conquérants de l’inutile » chers à Lionel Terray serait-il tel qu’il faille faire appel à une inscription au patrimoine?
« Simultanément à la conquête des rivages et des airs, la conquête de l’altitude est à comprendre dans le grand livre des histoires de l’aventure » souligne Patrick Lasse. Une aventure qui a pris des formes multiples en montagne! Les alpinistes traditionnels semblent désemparés face à ceux qu’ils perçoivent comme des envahisseurs, provenant de disciplines sportives telles que le trail, le ski-alpinisme, le mountain-bike, le parapente ou le base-jump pour ne citer que les plus connues. Ceux-ci tenteraient-ils de prendre possession de l’espace alpin à leur manière, avec le risque de galvauder le mot « alpinisme? » Comme jadis il a fallu que les alpins s’affirment face aux scientifiques, aux touristes anglais, aux artistes ou aux nationalistes avant la dernière guerre mondiale. On essaie de rejouer aujourd’hui une sorte de clôture culturelle autour des noyaux de l’alpinisme, représentés par la minimisation du risque, l’autonomie, la prise de responsabilités, l’esprit de cordée, la contemplation et la connaissance plurielle d’un milieu alpin. Ne seraient désormais porteurs du vrai alpinisme que les grimpeurs fidèles à une certaine éthique de la montagne, tout en en intégrant les évolutions de la pratique telles qu’elles ont été et sont encore déterminées par les praticiens. Mais qui donc définirait ce qui ressort de l’évolution ou de la révolution? Et de quelle éthique parle-t-on? Qui s’en porterait le garant? C’est ici que surgit la difficulté et l’ambiguïté de la démarche. Comment définir l’alpinisme sans figer son développement?

La montagne évolue, comme le reste…
En tant que phénomène culturel et social, l’alpinisme ne saurait échapper aux tendances de nos sociétés vers l’individualisme, la croissance des loisirs et donc de leurs adeptes, la recherche de performance et l’évolution climatique. En montagne, ces tendances se manifestent par l’invasion des coins les plus reculés par les skieurs-alpinistes avant même les premières neiges, par l’égocentrisme et le non respect de traditions pourtant séculaires portées par leurs représentants symboliques que sont les guides, les sauveteurs, les gardiens et leurs cabanes. Certains alpinistes, surtout germaniques, renoncent à la corde dans certains passages exposés, faute de connaissances techniques et de pratique suffisante. Ils renoncent ainsi à prendre en charge leur compagnon de cordée, refusant toute responsabilité par crainte de se voir emporté dans une chute. Certains itinéraires, pourtant difficiles et exposés, sont banalisés sur les réseaux sociaux parce que parcourus en des temps records et avec un équipement minimaliste par les adeptes de speed-climbing. Le réchauffement climatique s’avère, lui aussi, un facteur déterminant des transformations des pratiques de l’alpinisme. Le scientifique français Philippe Bourdeau constate que le fort recul glaciaire induit une forte baisse de la fréquentation de la haute montagne en été ainsi que le report des alpinistes sur les courses de rocher et, surtout, sur la randonnée alpine. Il s’ensuit un profond changement d’atmosphère et d’esprit dans les refuges devenant des buts en soi et non plus de simples lieux de passage. Notons enfin le déclin de toute pratique jugée risquée au sein d’une société aspirant à l’illusoire « risque zéro. » En quelques mots, l’aspiration de nos sociétés vers le toujours plus et le toujours plus vite induit une diminution de réceptivité et de temps pour se laisser imprégner par le milieu naturel, ses changements et les espèces qui le peuplent. Tout amateur des cimes aspire à la quiétude et à la solitude; il n’est simplement plus seul. Voilà pour le contexte.
Pourquoi une telle inscription?
Aux côtés des velléités de sauvegarde et de conservation de l’acquis, la finalité d’une inscription de l’alpinisme au patrimoine culturel immatériel de l’humanité serait de lister le savoir être et les savoir faire situés au cœur de l’alpinisme, puis de les transmettre aux générations futures… qui s’empresseront de les mettre au goût du jour! Impossible de priver une telle discipline de toute la dynamique qui l’a de tous temps fait progresser et la fera évoluer longtemps encore, de plus au sein d’un environnement alpin soumis à de profondes mutations.
Le professeur de géographie à l’université de Genève, Bernard Debarbieux, rappelle que « la finalité d’une telle patrimonialisation serait, pour les sociétés porteuses, de se réinventer elles-mêmes en révisant leur histoire à la lueur du présent de leurs transformations. Le présent étant celui de la continuité et de la réinvention permanente, et non plus celui de l’urgence et de l’utilité immédiate. » Confrontés à une médiatisation envahissante lors d’accidents tels que les avalanches, qui conduisent parfois à des velléités d’entraves au libre exercice des sports de plein air; confrontés au juridisme et à la commercialisation du milieu autour des disciplines de compétition, les clubs alpins porteurs de la démarche de patrimonialisation n’ont plus le monopole de l’alpinisme. Une discipline qui est la modernité elle-même et qui se pratique dans tous les massifs de la terre, mais que l’on entend patrimonialiser sous le concept « d’alpinisme de style alpin. »

Portes ouvertes à la diversité, mais pas à n’importe quel prix
La multiplicité des disciplines se déroulant en montagne témoigne de la diversité des attentes. Guère possible à un seul club alpin d’y répondre en totalité. S’il entend rester universel, l’alpinisme se doit d’accepter sans clivage, ni exclusion quelconque, diverses cultures en son sein: l’escalade, le trail et le ski alpinisme, sans négliger la randonnée dont le nombre d’adeptes est toujours croissant. Ne le fait-il pas déjà? Mais où faudra-t-il s’arrêter? Loin de moi la volonté de dénigrer toutes les vertus d’un alpinisme que je pratique passionnément depuis tant d’années et qui s’est avéré pour moi une école de vie, dans le sens décrit par Bernard Debarbieux: « L’alpinisme qui combine approche corporelle, connaissance approfondie du milieu de la haute-montagne, savoir-faire techniques, valeurs humaines et formes de sociabilité. L’alpinisme est un état d’esprit. À chacun de s’inventer un ou des défis pour se confronter à la montagne vraie.»
La vraie montagne!  Laquelle sera-t-elle et qui la définira? Au-delà d’un seul label ou patrimoine, même universel, qui vise à l’introduction de critères de différenciation, j’insisterai bien plus sur les efforts à entreprendre de part et d’autres pour que toutes les disciplines de plein-air puissent se côtoyer. Ce, dans le respect de leurs praticiens mais aussi, et c’est peut-être là que réside le principal problème, dans le respect de la montagne. Les massifs qui hébergent les diverses pratiques arrivent aux limites de leurs capacités d’accueil. L’alpinisme ne peut y subsister que si on les préserve, en acceptant notamment certaines restrictions au profit de l’environnement alpin. C’est uniquement dans ce concept de respect qu’à mes yeux l’alpinisme peut se définir.

Protection du paysage ou d’une pratique?
Dans ce sens, notons tout de même que cette démarche pour la sauvegarde de l’alpinisme s’effectue en parallèle aux tentatives d’un collectif international d’associations, dénommé ProMont-Blanc, qui depuis dix ans, souhaite inscrire le massif au patrimoine matériel, lui, de l’Unesco; sans succès jusqu’ici.  Une volonté de protection bien plus complexe qui se heurte au scepticisme des autorités locales. Celles-ci souhaitent pouvoir continuer à développer le tourisme dans le massif. « Les deux candidatures peuvent-elles être distinctes? interroge Jean Guibal, directeur du Musée dauphinois et conservateur en chef du patrimoine. Protéger une discipline si proche de la nature sans considérer son cadre d’exercice exceptionnel pourrait être du plus mauvais effet. » L’inscription de « l’alpinisme de style alpin » au patrimoine immatériel de l’humanité suscitera encore de vifs et nombreux débats.

François Perraudin

Professionnel de la photo, du film et de l'écriture, le guide de montagne François Perraudin est connu pour sa sensibilité et ses perspectives insolites, destinées à mettre en valeur la montagne valaisanne (Quatre beaux livres parus aux éditions Slatkine).