L’initiative populaire ou l’irresponsabilité collective

En Suisse, l’opinion dominante affirme que le droit d’initiative populaire, joyaux de la démocratie directe, favorise la responsabilité des citoyens. Un examen sérieux de son fonctionnement infirme ce postulat.

Au départ, le comité d’initiative ne fait que lancer une idée ; nul n’est obligé de la cautionner et son destin dépend du peuple suisse. Dans le même esprit, celui qui appose sa signature au bas de la disposition proposée ne se sent responsable de rien ; il ne fait qu’accepter d’ouvrir le débat, sans être l’instigateur de la démarche, qui sera tranchée dans les urnes. Le jour de la votation, le citoyen raisonne de même ; on lui demande son avis, il le donne ; mais il n’est pas l’auteur de la proposition ; quant aux conséquences du résultat, elles sont du ressort du Parlement ; d’ailleurs, personne n’est en mesure de les décrire ; de surcroît, il n’a qu’une voix parmi des millions, ce n’est pas son vote personnel qui forgera la décision.

Avec des raisonnements similaires, le Conseil fédéral, les partis, les élus jouent leur partition, sans être ni le compositeur, ni le chef d’orchestre. Chacun produit sa petite musique, nul ne se sent en charge du pays.

Certes, une fois que le peuple a parlé, sa responsabilité est engagée. Mais il n’est qu’une entité anonyme, à la quelle rien ne peut être reproché et qui ne devra pas gérer les conséquences de ses choix.

Au plan institutionnel, le peuple a toujours raison et ses décisions ne peuvent être renversées que par lui-même ; cette convention est un axiome de base de la démocratie. Au plan politique, le peuple est aussi faillible que chaque être humain ; il peut se montrer juste, avisé, raisonnable, mais aussi sot, égoïste, haineux. Pourtant, il n’est jamais fautif, parce qu’il n’est pas une entité sociologique cohérente ; insaisissable, il n’est qu’un terme pour désigner la somme d’une incroyable diversité, où chaque individu compte autant qu’un autre.

Enfin, les médias ne sont pas responsables des errances de la démocratie directe, qu’ils ont le devoir de couvrir. Même quand ils mettent de l’huile sur le feu, ils ne font qu’amplifier les débats que certains acteurs veulent bien agiter.

L’acceptation de l’initiative contre l’immigration donne une illustration magistrale de ces phénomènes. Aujourd’hui, le désarroi est total face à des conséquences pourtant annoncées et parfaitement logiques. La Suisse a choisi d’attaquer la libre circulation des personnes, socle des accords bilatéraux qu’elle avait elle-même demandés. C’était son droit, mais elle ne pouvait espérer que cette rupture du contrat européen reste sans effet.

Or, au lieu de s’interroger sur elle-même, avec lucidité, au lieu de se demander comment elle en est arrivée là et comment sortir de l’impasse, la Suisse incrimine les autres, tandis que le Conseil fédéral se cache comme lièvre dans son terrier. Nouvelle charge de Bruxelles, les Européens durcissent le ton, la Commission intransigeante, les Vingt-huit sans pitié ! Tels sont les cris de l’opinion. Finira-t-on par dire que c’est l’Union européenne qui a voté contre la Suisse le 9 février 2014 ?

La démocratie directe est un système fascinant, qui donne la responsabilité aux citoyens, aime à dire en substance, Simonetta Sommaruga, Présidente de la Confédération. Vraiment ? Loin de la liturgie officielle, l’observation du réel montre au contraire que l’initiative populaire encourage souvent l’irresponsabilité collective.

François Cherix

Spécialisé dans la communication politique, François Cherix travaille depuis des années sur la réforme du modèle suisse, l'organisation de l'espace romand, la question européenne, les liens entre politique et médias. Essayiste, il a publié plusieurs ouvrages et de nombreuses analyses. Socialiste, il a été membre de l'Assemblée constituante vaudoise et député au Grand conseil. Aujourd'hui, il est co-président du Nouveau mouvement européen suisse (Nomes).