Et si nous étions créatifs?

A l’heure où le GIEC nous donne 12 toutes petites années avant de franchir une barrière qui, bien qu’invisible, sera irréversible, il faut bien se rendre à l’évidence. L’imminence du danger ne semble pas affoler les « grands de ce monde ». Si des manifestations citoyennes apparaissent un peu partout, les politiques ne semblent pas prendre à sa juste valeur la mesure du danger. Pas plus que les grandes entreprises ou les marchés. Seules les entités à taille humaine semblent conscientes de l’ampleur des changements qui se profilent à l’horizon 2030.

L’action au cœur
Deux conférences sont à l’origine des réflexions que je partage aujourd’hui sur ce blog : la première a eu lieu le 20 novembre au Club 44 de la Chaux-de-Fonds. Claire Nouvian, présidente de l’association Bloom, présentait son combat pour la défense des pêcheurs artisans et la biodiversité marine contre les multinationales qui surexploitent les milieux halieutiques, détruisant une biodiversité essentielle à notre propre existence et provoquant chômage et exode des « petits pêcheurs » de tous les continents. Son discours, toujours appuyé sur des preuves scientifiques et une analyse économique poussée, est fondamentalement politique, puisqu’il se préoccupe de questions publiques en y apportant des solutions concrètes. De fait, par ses interventions auprès de la commission européenne, Claire Nouvian tente d’influencer activement les lois et les règlements qui y sont votés. Malgré des résultats plus que probants –Bloom a réussi à interdire le chalutage en dessous de 800m et se bat actuellement contre la pêche électrique- Claire Nouvian reconnaît le faible impact que peut avoir sur le politique des ONG telles que la sienne. La pression des lobbies dans ce domaine est trop forte, alors même que l’argent distribué par les subventions publiques sont les impôts des citoyens.

Malgré l’humour qui teinte son discours, malgré la ferveur qu’elle met dans ses propos et dans ses actes, Claire Nouvian n’est pas une optimiste. Bien au contraire. Elle se revendique de ce réalisme inhérent au catastrophisme éclairé que j’évoquais dans mon dernier article. Mais ce qui lui donne cette énergie incroyable, cette volonté de changer le monde, c’est sa croyance en notre capacité à tous à créer du nouveau, du différent, du meilleur. Tout étant à repenser, tout le monde a la place, tout le monde est le bienvenu pour inventer un futur plus respectueux de l’autre dans sa diversité. Ce n’est donc pas par hasard qu’elle crée, avec Raphaël Glucksmann et Thomas Porcher le mouvement politique Place Publique. Ce mouvement se veut être un lieu où chacun pourra penser un monde meilleur pour tous, dans tous les domaines de la vie quotidienne, du travail, des déplacements, etc. Car, comme le rappellent les soixante youtubeurs qui se sont mis ensemble pour sensibiliser la population, « on est prêt ». Prêt à changer, prêt à modifier nos habitudes, prêt à questionner nos besoins, prêt à œuvrer ensemble pour un monde meilleur. Autant de mouvements qui nécessitent confiance en soi et créativité, l’un n’allant souvent pas sans l’autre.

Susciter la créativité de chacun
Cette croyance en la créativité de chacun, je l’ai retrouvée lors d’une deuxième conférence à laquelle j’ai assisté, le 6 décembre 2018. Le Temps, en collaboration avec la HEAD de Genève, organisait une journée de réflexion dont le titre évocateur était « Imagine ». Si cette capacité à créer est reconnue par les neurosciences représentées ce jour-là par Henry Markram, il faut bien avouer que, dans le milieu bien-pensant helvétique, elle semble avant tout réservée aux milieux artistiques. Et pourtant, pour Nicolas Nova, professeur associé à la HEAD, il faut être à l’écoute des changements du monde. La créativité doit être là pour les accompagner, le langage de l’art permettant la transdisciplinarité et la formation d’ambassadeurs d’un genre nouveau, apportant aux différentes problématiques un regard divergent.
D’accord. Eh bien, passons aux actes. Car, comme le disait le chanteur Stress il y a dix ans déjà, « les grands discours c’est bien, mais les petits gestes c’est mieux » et « tout le monde crie au drame mais personne n’a l’air pressé ».
Alors, que fait l’école pour répondre à cette urgence ? Que font les HES, les HEP, les universités pour nous sortir de l’ornière profonde où notre course à l’argent nous a enfoncés ? Les arts restent la partie la plus pauvre de l’enseignement, de l’école primaire aux études supérieures. Quand ils apparaissent, ils sont perclus de jugements de valeurs, ce qui ne peut que contribuer à tuer dans l’œuf l’innovation et la créativité. Car celle-ci a besoin d’espace pour se développer, de temps et de confiance en soi. Combien d’adultes sont persuadés qu’ils ne sont pas créatifs ? D’où leur vient cette conviction ? Certainement de cette croyance forte véhiculée par leurs enseignants en le « don » qu’auraient certains élèves et dont d’autres seraient dépourvus. Ils oublient que, dans le code déontologique des enseignants, « le principe de l’éducabilité, qui suppose que chacun est en mesure d’apprendre si les conditions lui sont favorables et que l’enseignant, l’élève et l’environnement y contribuent » (CIIP, PER, 2011) est l’un des fondements de la profession.

Développer la confiance en soi
Il incombe donc à l’enseignant de donner à l’élève les conditions favorables pour apprendre. Ces conditions sont connues. Elles se déclinent sous la forme d’un « environnement didactique » dont les items, tous interconnectés, se retrouvent dans ce schéma :

Je ne vais pas ici décortiquer ce schéma. J’aimerais juste mettre le doigt sur deux éléments fondamentaux au développement de la créativité : la confiance et la capacité à « se lâcher ».

La confiance est essentielle. Elle doit passer, d’abord, par celle que l’élève va ressentir et développer auprès de son professeur. Si ce dernier croit en la capacité de cet élève à apprendre, à évoluer, il va reconnaître, dans les erreurs de celle ou celui-ci, les essais indispensables qui jalonnent la construction des connaissances, des compétences, des savoir-faire. Son attitude, en tant qu’accompagnateur de l’élève, va être déterminante pour assurer la confiance qui va pouvoir se développer durant la situation d’apprentissage –on ne peut pas apprendre si, dès le premier essai, les élèves se mettent à rigoler ou à se moquer. Ce n’est que dans ce contexte que l’élève a des chances de pouvoir ressentir une assez grande confiance en elle/lui-même, en ses capacités, en ses idées, pour oser créer. Le milieu familial n’y est, bien sûr, pas étranger.
« Se lâcher », « lâcher » ses a priori, ses peurs, le besoin d’exister dans le regard de l’autre, ne peut apparaître que lorsque la confiance en soi est assez grande. C’est ce « lâcher prise » qui va réellement autoriser l’émergence d’idées divergentes, novatrices, créatrices.

De la créativité à l’innovation au service du monde
Bien sûr, il ne s’agit pas seulement de libérer l’esprit. Il faut aussi apprendre des techniques, ne serait-ce que pour les combiner, les détourner, en inventer de nouvelles. Il faut également avoir des connaissances approfondies sur certains sujets pour comprendre comment la problématique peut être abordée pour ne pas perdre de vue toute sa complexité. Il n’y a jamais de « y a qu’à » dans notre monde. Etre capable de problématiser, de poser des hypothèses, d’investiguer, autant de compétences où la créativité a toute sa place. On l’oublie souvent, mais les scientifiques n’auraient pu faire évoluer leurs domaines s’ils n’avaient pas été créatifs dans leurs postulats et la manière de les corroborer. Il en va de même pour le développement des technologies. La créativité est bien plus présente qu’on l’imagine, et elle dépasse, de loin, le seul contexte artistique.

Reste que le grand défi actuel est de mettre cette créativité au service d’une transition humaine et écologique. Si je rebondis sur les propos de Claire Nouvian, notre seul objectif actuel devrait être de mettre collectivement ces questions au cœur de nos préoccupations et de mobiliser toute la créativité de tous les acteurs pour que chacun, à son échelle, dans son contexte, imagine, propose, vive des propositions alternatives. La motivation n’est pas qu’humaine et écologique. Elle est également économique. Cela fait depuis belle lurette que les études montrent que l’économie de moyens et le respect de l’individu sont favorables, économiquement, aux entreprises –nous ne parlerons pas ici d’Amazon ou autres supermultinationales qui mettent directement à la poubelle les retours faits par les clients. Envisager des procédés moins dispendieux, le remplacement de ressources à fort impact écologique par d’autres, plus adaptés, la transformation d’un marché axé sur la croissance vers un marché axé sur la durabilité, revaloriser le service, la réparation, la réutilisation, autant d’innovations qui demandent créativité et connaissances scientifiques et techniques.
Mais l’innovation peut également viser à rendre plus harmonieux le monde du travail afin d’éviter les burn-out, les congés maladies intempestifs, la robotisation, le travail répétitif et l’anonymat, situations qui portent préjudice tant à l’entreprise qu’à l’individu. Sans perdre de vue qu’un être humain bien dans sa peau aura moins tendance à « acheter son image » à travers une consommation excessive, voire compulsive (Couderc), compensation futile et illusoire à un mal-être tombé dans le fossé qui sépare vie affective et professionnelle.

Et l’école dans tout cela ?
L’école n’échappe pas à ce besoin de créativité. Quelles pistes pour favoriser la confiance en soi, le lâcher prise, la curiosité, la collaboration, l’acceptation de la diversité, la frugalité, tant matérielle que numérique ? Comment faire émerger cette créativité latente qui devrait permettre à tous les élèves de devenir partie prenante de ces changements nécessaires, tant dans nos façons de manger, de nous déplacer, de penser nos loisirs et nos besoins consuméristes ? L’urgence à laquelle nous devons faire face est-elle suffisante ou faut-il imaginer une motivation extrinsèque ? Comme le propose James Dyke (2015), « L’attribution d’un prix Nobel du développement durable pourrait-il y changer quelque chose ? Pris isolément, bien sûr que non. Mais je me plais à penser que Nobel lui-même serait en mesure de comprendre que dans ce XXIe siècle, ce qui apporte le plus grand bénéfice à l’humanité consiste à regarder plus loin que nous-mêmes pour prendre conscience de la façon dont nous interagissons avec la vie qui nous entoure. » (James Dyke, 2015, Et le Nobel du DD c’est pour quand ?).

Francine Pellaud

Professeur à la Haute école pédagogique de Fribourg, Francine Pellaud s'intéresse aux compétences nécessaires aux élèves pour aborder sereinement et avec créativité les incertitudes de ce XXIe siècle.