Lunettes noires pour une vie en rose ?

Doit-on forcément voir la vie en rose pour être optimiste ?
Refuser de se bander les yeux porte-il en soi les germes du pessimisme ?

Loin de stimuler l’envie d’agir, le catastrophisme fait tomber les bras et hausser les épaules dans des gestes d’impuissance. Pire encore est le discours culpabilisant, tenu parfois à de très jeunes enfants, visant à rappeler que l’être humain est responsable de tous les maux de la planète. Certes, mais la culpabilité n’a jamais fait avancer les choses. Ceci d’autant plus quand les enfants à qui on le dit ne sont nullement responsables des comportements et des choix des générations précédentes.

Faut-il alors faire preuve d’un optimisme naïf, laissant supposer que le monde va bien et que nous pouvons, moyennant un peu de tri des déchets et d’économie d’énergie, continuer à profiter sans vergogne de ce que nous offre notre planète ? Et que, grâce à la technologie, nous finirons bien par trouver les solutions aux problèmes actuels ? Car nous sommes bien face à des catastrophes imminentes et c’est bien l’être humain –ou du moins une partie de cette espèce- qui, par son progrès, ses évolutions technologiques et l’accroissement démographique qui en découle, son besoin de confort et son économie capitaliste ultra-libérale, est à l’origine des dysfonctionnements que l’on peut observer.

Entre les deux postures extrêmes du catastrophisme et de l’optimisme, comment tirer la sonnette d’alarme sans provoquer de panique et tétaniser les potentiels acteurs ?

Dans un récent article publié sur le site TheConversation, Anne-Caroline Prévot (2018) pose la question de manière différente : « Qu’est-ce donc qui nous empêche de considérer cette crise pour ce qu’elle est, à savoir une crise écologique et sociale d’une ampleur sans précédent ? ». Pour y répondre, je vais, comme elle, m’appuyer sur les recherches portant sur l’accompagnement des malades chroniques (Giordan, Lagger, Golay) ou des personnes en fin de vie (Élisabeth Kübler-Ross). Face à un bouleversement émotionnel brutal ou un choc psychologique, l’être humain passe par différentes phases, qui ne sont d’ailleurs pas forcément linéaires.

Le déni
La première est en général le déni. En ce qui concerne les changements climatiques, celui-ci se traduit par une attitude « climato-sceptique » dont la rhétorique prend en otage les modifications climatiques qui ont ponctué l’histoire de notre planète. En fonction des connaissances sur le sujet, certains y ajoutent l’influence des éruptions solaires ou la confusion entre prévisions météorologiques et climatiques. « On ne peut déjà pas prédire le temps pour demain, comment pourrait-on prédire le climat dans 20 ans ? » sont des arguments largement avancés.

Pour ceux qui ne réfutent pas l’idée que l’homme est à l’origine de ces multiples dysfonctionnements, on retrouve des croyances fortes sur la toute-puissance de l’homme. En d’autres termes, si l’homme a été capable de détraquer le climat, il arrivera bien à rétablir l’équilibre. Ce raisonnement, teinté d’une confiance indéfectible en l’évolution technologique, fait totalement abstraction des mécanismes complexes qui régissent le climat. En l’occurrence, une incompréhension des boucles de rétroaction qui peuvent conduire à des spirales et des emballements difficilement modélisables. Ainsi, le dégel du permafrost –ces terres qui, jusqu’à présent, étaient constamment gelées- libère des quantités énormes de méthane, un gaz à effet de serre bien plus puissant que le CO2. Celui-ci augmente l’effet de serre, qui va augmenter le dégel du permafrost… et la boucle est bouclée. Plusieurs mécanismes similaires sont à l’œuvre –la diminution de l’albédo due à la raréfaction des surfaces blanches, l’acidification des océans, la transformation de la salinité des océans, etc. Autant d’emballements que l’être humain est bien incapable de maîtriser.

Une autre croyance, sociale celle-là, pousse à dire qu’il n’y a qu’à attendre que la situation devienne vraiment dramatique pour que l’être humain change ses comportements. L’Histoire ne cesse de nous prouver que ce « bon sens » n’a jamais été un moteur de changement. Tous les indicateurs peuvent être au rouge, rien ne bouge. Je ne m’aventurerai pas dans des analyses historiques pour lesquelles je ne revendique aucune compétence. Mais rappelons-nous que, plusieurs années avant le début de la guerre en Syrie, nombre d’analyses portant sur l’évolution de la situation montraient clairement que le conflit serait inévitable –avec son lot de réfugiés cherchant à sortir de l’enfer- si des modifications drastiques –économiques et politiques- n’étaient pas entreprises. La situation actuelle n’a fait que prouver la justesse de ces prédictions.

La colère
La seconde phase est la colère. Toujours face aux changements climatiques, cette colère s’exprime souvent à travers la recherche d’un responsable extérieur. « De toute manière, on ne peut rien faire tant que l’industrie, l’agriculture, l’économie, etc. ne changent pas ». Tout comme le déni, cette attitude traduit une forme de déresponsabilisation. Certes, nos « petits gestes quotidiens », ces « éco-gestes » qu’on enseigne volontiers dans les écoles –prendre des douches plutôt que des bains, fermer le robinet pendant qu’on se lave les dents, éteindre les lumières en sortant d’une pièce, etc.- semblent bien dérisoires par rapport aux multiples pollutions dont sont responsables les industries, les transports ou l’agriculture. Mais être sensible à ces éléments ne peut-il conduire l’individu à entreprendre d’autres actions, à procéder à d’autres choix dans sa vie d’adulte ? C’est en tout cas là-dessus que mise cette forme d’éducation. Apprendre à devenir responsable de ses choix, aujourd’hui en procédant à son hygiène ou en éteignant sa lampe de bureau, laisse supposer qu’une fois adulte, cet individu conservera cette conscience responsable dans des choix plus conséquents.

La négociation
Pour ma part, j’ai parfois peur que ces « petits gestes » ne conduisent que plus sûrement à la « négociation », cette troisième forme d’attitude que l’on peut observer face à un bouleversement émotionnel brutal. En l’occurrence, cette attitude peut prendre la forme d’un « je fais déjà tout cela, alors ne m’importunez plus, moi, j’ai fait ma part ». Or, nous le savons tous, fermer l’eau du robinet lorsqu’on se lave les dents ne permettra pas d’éviter la crise de l’accès à l’eau potable au niveau planétaire. Négocier revient, une fois de plus, à se déresponsabiliser, à ne pas vouloir prendre conscience que nous avons un impact, et qu’il serait préférable pour tout le monde –à commencer par soi-même- que ce dernier soit positif.

La dépression
Dernière phase négative dans ce processus, la dépression. Dans le cas qui nous occupe ici, je préférerais plutôt parler de résignation. Quand rideaux et persiennes sont fermés, aucune lumière ne peut plus entrer. Dès lors, qu’importe ce que l’on fait à l’intérieur, de toute manière, tout est foutu. Or qui dit dépression ou résignation dit fin de l’action et c’est certainement la dernière chose dont la planète et l’humanité ont besoin pour tenter de résoudre les problèmes du monde. Comment alors retransformer cette résignation en action ?

L’acceptation
Comme le dit Anne-Caroline Prévot, ce n’est que « l’acceptation du présent qui permet de construire une nouvelle réalité. » Cette acceptation du présent, dans le cas des changements climatiques, revient à ne pas se boucher les yeux sur les multiples risques auxquels est soumise l’espèce humaine.

Oui, nous allons vers des problèmes migratoires énormes puisque des îles entières sont vouées à disparaître, au même titre que des terres aussi vastes et aussi peuplées que le Bengladesh. Oui, ces terres étant également des « greniers de la planète » et la désertification aidant, nous allons vers une crise alimentaire qui nous obligera à repenser notre manière de nous alimenter. Oui, les catastrophes naturelles augmenteront, provoquant encore plus de déstabilisation au niveau des populations, mais également au niveau économique et politique. Des conditions idéales pour favoriser la montée des populismes de tous poils, conjuguée à celle du nationalisme et du protectionnisme. Autant de visions à court terme dont la planète ne pourrait que pâtir.

Oui, ces risques, et encore bien d’autres, sont réels. Pour y faire face, nous devons apprendre à les connaître, à les reconnaître et à les anticiper. En maîtrisant certaines connaissances, en comprenant les mécanismes qui président à ces événements, en réfléchissant à nos différentes visions du monde, en clarifiant nos valeurs et nos priorités, nous avons le pouvoir de participer, chacun à notre niveau, à faire de ces événements dramatiques des opportunités de transformations de nos modes de production et de consommation, mais également de rencontres et d’échanges enrichissants.

Le catastrophisme éclairé
Même le monde économique prône cette lucidité. Ainsi, dans un autre article de TheConversation, Christian Thimann (2016) propose d’adopter une vision claire des dangers que comporte la situation actuelle. « Cette plus grande transparence permettra aux acteurs financiers (fonds d’investissement et de pension, banques, assureurs, etc.) de prendre des décisions éclairées face au risque climatique. » C’est l’attitude que Jean-Pierre Dupuy, en 2004 déjà, préconisait lorsqu’il parlait d’un « catastrophisme éclairé ». Voir également la conférence de R-E. Eastes pour l’UVED (août 2018) : Accompagner la transition écologique nécessite une transition pédagogique.

Alors, que peut tenter l’école ?
Revenons à présent sur cette base à la question qui nous préoccupait au début de cet article : «Entre les deux postures extrêmes du catastrophisme et de l’optimisme, comment tirer la sonnette d’alarme sans provoquer de panique et tétaniser les potentiels acteurs ? ».
L’école est clairement là pour aider les élèves à envisager l’avenir avec à la fois lucidité et optimisme. Comme le rappellent très justement Mainguy, Taddei et Chevrier (13 sept. 2018) : « Faire face à des problèmes de telles ampleurs sans avoir le sentiment de pouvoir contribuer est anxiogène, conduit à l’inhibition, voire au déni. » (…) Il ne s’agit pas seulement de comprendre l’urgence et la complexité des enjeux. Apprendre à agir, innover, coopérer, créer des solutions chacun dans sa vie, à son échelle, et avec les autres, sont essentiels pour faire évoluer nos modes de vie. »

Voilà de quoi doit se nourrir l’éducation en vue d’un développement durable. Acquérir des connaissances pour développer des compétences créatrices, développer l’esprit d’initiative et l’autonomie de pensée, la confiance en soi qui autorise l’innovation et permet la collaboration fructueuse –car on est toujours plus intelligent à plusieurs que tout seul- développer la réflexion autant que la résilience, la prise de distance, la capacité à comprendre la complexité. Tels sont les objectifs vers lesquels devrait tendre l’école. Certains enseignants sont précurseurs en la matière et font déjà cela de manière admirable.

Mais l’urgence dans laquelle nous nous trouvons ne nous permet pas de ne compter que sur les enfants. Une prise de conscience globale et rapide doit avoir lieu afin que tous les acteurs, depuis le consommateur lambda aux dirigeants des multinationales, proposent des changements visant non pas un « toujours plus », mais un « enfin mieux ».

Merci à Valéry Laramée de Tannenberg qui a posté cette illustration sur Facebook.

Francine Pellaud

Professeur à la Haute école pédagogique de Fribourg, Francine Pellaud s'intéresse aux compétences nécessaires aux élèves pour aborder sereinement et avec créativité les incertitudes de ce XXIe siècle.

3 réponses à “Lunettes noires pour une vie en rose ?

  1. Pfff, vous êtes une belle femme, intelligente et perfectionniste et personne ne met de message?
    Bon, à mon avis, l’éducation n’intéresse personne?
    Ou peut-être, vous allez trop loin, trop vite?

    Ps. perso, j’ai pas tout lu

    1. Dommage que vous n’ayez pas lu jusqu’au bout… l’éducation ne vous intéresse, finalement, pas plus que ça non plus. Je dois avouer que, jusqu’à présent, je n’ai reçu que très peu de commentaires et qu’aucun n’est constructif. Du coup, je n’avais guère envie de les valider. Mais le vôtre me fait prendre conscience que cela peut être interprété d’une façon erronée. Je vais donc y remédier.

  2. Je vous découvre aujourd’hui par votre article “Apprendre! : De Giordan à Dehaene et du coup, j’ai lu celui-ci également avec beaucoup d’intérêt. Je ne travaille pas dans le milieu de l’éducation, mais je trouve néanmoins vos articles très intéressants. Merci de partager vos préoccupations et intérêts.

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