Quand les abeilles dansent avec les robots

C’est sous ce titre, que Kurt de Swaaf dans un article de la Neue Zürcher Zeitung du 03.01.2020 nous invite à entrer dans un bal des abeilles d’un genre nouveau . En voici une traduction pour les lecteurs francophones.

“Nous sommes en 2032, c’est le mois de juin, le printemps a été une fois de plus beaucoup trop sec. L’ouvrière n° 32-4157 commence sa journée. L’abeille rampe jusqu’au centre de la ruche où ses sœurs attendent déjà des instructions. Dehors, souffle un vent chaud. Le champ de colza voisin est depuis longtemps défleuri, mais sur la zone de compensation, quelques centaines de mètres plus loin, la luzerne est en fleurs. Mais il y a là-bas danger d’empoisonnement : le champ voisin a été pulvérisé avec des insecticides hier. Heureusement, des explorateurs bien informés le savent.

Des mini-robots placés parmi les abeilles exécutent une danse mécanique. Le message codé qu’ils transmettent est clair : aujourd’hui elles iront aux châtaigniers, direction nord-nord-ouest, distance 1800 mètres. Pour Thomas Schmickl, cette vision n’est pas de la science-fiction, mais un objectif de recherche. Le biologiste dirige le “Laboratoire de vie artificielle” de l’Université de Graz et observe avec inquiétude l’état du monde. Le changement climatique et la disparition des espèces constituent une menace énorme, prévient le scientifique.

“La mortalité des abeilles n’est que la partie visible de l’iceberg.” La disparition de plus en plus d’espèces animales et végétales pourrait déclencher un énorme effet de cascade. Des écosystèmes entiers deviendraient de plus en plus instables, au point de s’effondrer complètement. Schmickl veut aider à désamorcer la crise – d’une manière très peu conventionnelle. L’idée est d’intégrer des créatures artificielles, c’est-à-dire des robots, dans les populations animales afin de les influencer positivement.

Les organismes profitent avant tout d’un nouveau flux d’informations, dit Schmickl. “Un robot n’a aucun problème pour chercher quelque chose sur Wikipédia.” L’appareil peut alors transférer des connaissances vitales à ses ” congénères ” vivants grâce à un contrôle comportemental ciblé. Par exemple, envers la travailleuse no 32-4157 et ses soeurs.

L’équipe de l’Université de Graz n’est pas seule. Schmickl et son équipe se sont associés à des groupes d’autres universités européennes et ont, entre autres, fondé le projet ” Hiveopolis “. L’EPFL à Lausanne joue un rôle de premier plan dans ce consortium. L’objectif est de créer la ruche du futur, armée contre les dangers d’un environnement de plus en plus dégradé par l’activité humaine. Hiveopolis veut réinventer la ruche classique: “qui s’adapterait naturellement à l’abeille”, souligne Schmickl.

Un champignon pour doublure isolante Dans les ruches actuelles, par exemple, les animaux souffrent souvent d’un manque de ventilation pendant les étés chauds. Les chercheurs tentent de résoudre ce problème en utilisant une conception novatrice et une combinaison de matériaux entièrement nouvelle. Tout d’abord, une sciure est modélisée en une structure de base à l’aide d’une imprimante 3D. Ensuite, des spores de champignons y sont ajoutés et commencent leur travail.

Le mycélium du champignon en croissance tapisse la ruche et remplace ainsi l’isolation en polystyrène utilisée jusqu’alors, par un matériau respirant et biodégradable. Hiveopolis reprend une tendance existante. Les ingénieurs adoptent de plus en plus des approches inspirées de la biologie, rapporte Francesco Mondada, collègue de Schmickl et expert en robotique à l’EPF de Lausanne. La plupart du temps, cependant, ils ne s’intéressent qu’à certains détails et non à l’organisme en tant que tel. “Dans ce projet, cependant, nous sommes obligés d’interagir avec l’ensemble du système”, dit Mondada. “On apprend beaucoup de choses ainsi.” L’échange entre les biologistes et les ingénieurs est particulièrement fécond.

Retour à Hiveopolis. Afin de développer une ruche cyborg fonctionnelle, il est nécessaire d’avoir une connaissance approfondie du mode de vie et de communication des insectes. La danse des abeilles, que les robots mentionnés ci-dessus devraient maîtriser, est en effet décrite en détail. Mais on ne sait pas très bien comment les ouvrières à l’obscurité de la ruche absorbent et se transmettent l’information. Cela se fait probablement par le toucher ou des vibrations, dit Schmickl. Le fait de résoudre cette question serait une percée scientifique.

L’idée est d’intégrer des créatures artificielles, c’est-à-dire des robots, dans les populations animales afin de les influencer positivement.

Hiveopolis n’est donc pas seulement orienté vers la pratique, le consortium mène également des recherches fondamentales. Des robots de danse sont en cours de développement, et des experts de la Freie Universität Berlin ont testé avec succès un prototype. Une nouvelle version avec une électronique complètement intégrée est en cours de construction. “Plutôt unique”, s’enthousiasme Schmickl. A l’avenir, les appareils ne recevront pas seulement des informations externes via des connexions sans fil,  mais pourront aussi détecter et interpréter le comportement des abeilles. Cela permettrait de créer un système de rétroaction directe.

Des abeilles, des robots et des poissons communiquent entre eux de Zürich à Lausanne

Entre-temps, les experts ont même réussi à établir un lien technologique entre les abeilles et une autre espèce dans un tout autre habitat – le poisson zèbre (Danio rerio). Ces derniers servent d’organismes modèles et sont l’objet de recherches approfondies dans de nombreux laboratoires. L’équipe de Schmickl a rassemblé plusieurs jeunes abeilles dans une arène avec deux robots miniatures, tandis qu’à Lausanne, des collègues de l’EPF Lausanne ont présenté un petit essaim de poissons-zèbres dans un bassin en forme d’anneau à un congénère artificiel. Les groupes étaient connectés en ligne. Les robots abeilles ont temporairement dégagé de la chaleur, ce qui a attiré les jeunes ouvrières.

Si suffisamment d’abeilles s’étaient rassemblées autour d’un des leurres, l’appareil le détectait par des capteurs et envoyait un signal à Lausanne. C’est alors qu’un poisson artificiel a commencé à nager, dans le sens des aiguilles d’une montre ou dans le sens inverse. Le poisson-zèbre a suivi. La transmission du comportement – au début sans aucune application pratique – a également fonctionné dans le sens inverse, comme le décrivent les chercheurs dans la revue “Science Robotics”.

Schmickl espère que de telles astuces pourront être utilisées pour recâbler et même réparer les écosystèmes perturbés. Mondada, par contre, imagine plutôt des possibilités d’acquisition de connaissances scientifiques. Cette technologie pourrait permettre un meilleur échange avec le monde biologique, également en ce qui concerne ses besoins et ses exigences. Et beaucoup aurait déjà été gagné.”

Kurt de Swaaf,  Neue Zürcher Zeitung, 03.01.2020

 

Francis Saucy

Francis Saucy, Docteur ès sciences, biologiste, diplômé des universités de Genève et Neuchâtel, est spécialisé dans le domaine du comportement animal et de l'écologie des populations. Employé à l’Office fédéral de la statistique, Franci Saucy est également apiculteur amateur et passionné, et il contribue par ses recherches et ses écrits à l'approfondissement des connaissances sur les abeilles et à leur vulgarisation dans le monde apicole et le public en général. Franci Saucy fut également élu PS à l'exécutif de la Commune de Marsens, dans le canton de Fribourg de 2008 à 2011 et de 2016 à 2018. Depuis mars 2019, Franci Saucy est rédacteur de la Revue suisse d'apiculture et depuis le 15 septembre 2020 Président de la Société romande d'apiculture et membre du comité central d'apisuisse Blog privé: www.bee-api.net

3 réponses à “Quand les abeilles dansent avec les robots

  1. Tres stimulant pour l’esprit humain ces recherches avec des résultats innovants sur le plan technologique. Qu’en est il de l’énergie renouvelable nécessaire à ces nouvelles fonctions technologiques ?

  2. Je pense que l’énergie nécessaire est négligeable vu la taille des protagonistes.
    Ne connaissant rien à l’apiculture, J’ai cependant frémis en apprenant que certains “spécialistes” proposent de faire des trous dans les arbres pour que les abeilles retournent à la nature, sans prélèvement de miel. Si on suit cette idée jusqu’au bout, il faudrait libérer les vaches et les taureaux pour qu’ils redeviennent des aurochs et les chiens, des loups. Aberrant!
    Merci à Francis Saucy de nous transmettre toutes ces informations.

  3. L’idée de hiveopolis est géniale… enfin quelque chose d’utile entre la biologie et des ingénieurs pour le respect de la nature … Que des abeilles robots puissent communiquer par des danses avec l’apis mellifera serait impressionnant. Déjà que l’on connait si peu de choses sur le travail et les métiers des abeilles au sein de la ruche qui est d’une complexité…. En 14 mois d’apiculture à Madagascar seulement, et tellement de choses à apprendre…

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