…si les abeilles étaient libres…

le samedi 23 novembre 2019, le grand auditoire de l’Institut agricole de l’Etat de Fribourg à Grangeneuve était plein à craquer pour écouter l’apiculteur allemand Torben Schiffer, invité par l’organisation FreeTheBees, nous parler de sa vision de l’apiculture… décryptage…

Depuis quelques années, André Wermelinger, apiculteur et activiste, auteur du site web “Free the bees” et président de l’association éponyme, plaide avec ses adhérents pour la “libération” des abeilles” Qu’entendent-ils donc par là?

Si nous pouvons d’emblée éliminer tout rapport avec le groupe de rock britannique “The Bees”, dont le second album, un peu allumé, est justement intitulé “Free the Bees“, les idées véhiculées dans les newsletters de l’association établissent une série de constats accablants pour l’apiculture contemporaine, telle qu’elle est pratiquée par la majorité des apiculteurs et soutenue par les instances officielles et les associations locales et nationales d’apiculture. On y apprend entre autres que les pratiques apicoles et les apiculteurs eux-mêmes seraient en grande partie responsables de l’état alarmant des abeilles mellifères.

Dans ses statuts, l’association FreeTheBees mentionne quatre objectifs:

  1. Protection, promotion et dissémination des colonies d’abeilles européenne (Apis mellifera), vivant sans l’homme de manière autonome en Suisse
  2. Améliorer les conditions environnementales des abeilles mellifères autonomes
  3. Conserver et promouvoir la biodiversité et la diversité des gènes à partir des races d’abeilles localement adaptées, étant soumises à la sélection naturelle
  4. Promouvoir une apiculture durable, opportune et selon les besoins de l’espèce, répondant aux besoins écologiques et économiques pour l’homme et la nature

Dans un tableau synthétique, Wermelinger résume ses vues de l’apiculture dans laquelle il distingue quatre catégories de pratiques apicoles du plus “naturel”? au plus intensif.

  • colonies naturelles
  • apiculture “proche” de la nature
  • “miel extensive”
  • “miel intensive”

évaluées selon 8 critères:

  • volume intérieur des ruches (croissant avec l’intensification)
  • méthode d’agrandissement des colonies (ajout de hausses par le bas est recommandé en apiculture Warré plutôt que par le haut)
  • type de multiplication/reproduction des colonies (essaimage naturel ou artificiel)
  • mode de nourrissement (quantité et qualité)
  • types de rayons (de construction naturelle à cadre artificiel avec cire gaufrée)
  • traitement contre Varroa (toxicité croissante avec l’intensification)
  • densité des colonies au km2 (croissante avec l’intensification)
  • principale production (essaims, miel, pollinisation)

soit, en tout, 32 combinaisons possibles proposées aux gôuts des apiculteurs.

Exemples de mise en oeuvre

Les ruches Warré d’A. Wermelinger

a) ruches Warré: Depuis toujours très critique face aux méthodes d’apiculture orientées vers une production “intensive” de miel, Wermelinger avait adopté à ses débuts une pratique “proche de la nature” suivant la méthode développée au début du 20ème siècle par l’abbé Warré en France. Cette méthode propose une construction naturelle des rayons (ou gâteaux) sur des barrettes de bois (base de rayons mobiles construits sans cires gaufrées) disposées dans des ruches faites de caisses de bois de 30 cm de côté. Dans cette pratique, on agrandit la ruche par adjonction de nouveaux compartiments par le dessous, plutôt que par le haut. En raison de la dimensions réduite des caisses par rapport aux ruches classiques, les ruches se développent en hautes colonnes dont l’équilibre peut être assez instable.

b) “colonies naturelles”:  Depuis quelques années, Wermlinger prône plutôt l’installation d’essaims d’abeilles dans des cavités creusées dans des arbres sur pied, ce qui rappelle la méthode de récolte traditionnelle du miel au Moyen-Âge, avant les débuts de l’apiculture. Ces pratiques ont encore cours dans certains pays de l’est, en Pologne en particulier, où Wermelinger est allé

Wermelinger visitant une ruche creusée par ses soins dans un arbre

se former, pour ensuite organiser lui-même des formations en Suisse et dans les pays alentours, lors de séminaires à plusieurs centaines de francs par week-end.

Le modèle d’apiculture ne prévoit aussi peu d’interventions que possible, dans l’idéal aucun traitement, aucun nourissement et éventuellement de minimes prélèvements de miel. S’inspirant d’anciennes méthodes pratiquées dans les forêts boréales de Russie et de Pologne, Wermelinger franchit un pas de plus et promeut désormais l’installation d’essaims dans des sortes de nichoirs creusés dans les arbres de nos forêts. Des cours sont organisés dans ce but.

Ruches-troncs dans le Lubéron (http://abeilles-en-luberon.over-blog.com/)

c) dernier né: la ruche “Schiffer”présentée ce samedi 23 novembre aux apiculteurs frigourgeois, inspirée des cavités naturelles dans lesquelles se logeaient les abeilles lorsqu’elles vivaient à l’état sauvage dans d’immenses étendues de forêts et qu’elles colonisent encore parfois aujourd’hui lorsqu’elles retournent à la vie “sauvage”. Présentée comme une invention révolutionnaire par Torben Schiffer, qui lui a modestement donné son propre nom, elle est construite selon une technologie de pointe avec des morceaux de bois assemblés en tubes cylindriques et vendue pour la modique somme de CHF 600.- Il ne s’agit de rien de plus qu’une remise au goût du jour des traditionnelles ruches “troncs” très en vogue dans toute l’Europe avant l’invention des ruches à cadres mobiles et que l’on trouve encore de nos jours dans certaines contrées des pays du sud de l’Europe.

Evaluation critique du projet “FreeTheBees”

… adhésion sans réserve à l’idéal d’une apiculture sans traitements

Je reconnais volontiers que les idéaux de FreeTheBees ne me laissent pas indifférents. J’adhère par exemple sans réserve (et j’imagine que tous les apiculteurs du monde seront du même avis) à l’idéal d’une apiculture sans traitements chimiques. On parle ici des produits introduits à l’intérieur des colonies pour lutter contre les divers pathogènes et parasites communs dans nos ruches (nosema, loques, Varroa, etc). J’éprouve pour ma part d’énormes questionnements vis-à-vis des traitements recommandés dans la pratique, y compris des acides (formique, oxalique et lactique) utilisés en apiculture bio, traitements que nous appliquons plusieurs fois par année équipés de gants et de masques, tant ces produits vaporisés dans les ruche sont toxiques pour l’humain.

…mes réticences…

Je n’adhère personnellement pas au projet “FreeTheBees” pour diverses raisons. Ma principale objection est de nature scientifique. Le projet repose sur une liste de bonnes intentions que l’on peut certes partager, mais qui sont difficiles à démontrer, à moins qu’une solide méthodologie ne soit mise en place pour y parvenir. Malgré la mise en place d’un “conseil scientifique” composé de biologistes, je ne perçois pour l’instant pas ce qui dans le projet est susceptible de valider les hypothèses de base ou d’améliorer nos connaissances des abeilles.

… la journée du 23 novembre 2019….

A l’invitation de l’association FreeTheBees, l’apiculteur et biologiste allemand Torben Schiffer a animé un séminaire de 4 h à Grangeneuve, le samedi 23 novembre 2019. L’organisation de la conférence ayant été largement relayée dans la presse romande (La Liberté du 22.11.2019, article repris par Le Courrier du 29.11.2019) et son contenu fidèlement retranscrit dans La Gruyère du 26.11. 2019, le lecteur pourra se référer à ces articles pour plus de détails, ainsi qu’au site internet de FreeTheBees et aux courriers de lecteur que j’ai adressés à ces trois journaux.

En gros, on a appris lors de cette journée que les apiculteurs font tout faux depuis plusieurs dizaines de décennies, en particulier sur le choix des ruches, leur exploitation, mais surtout sur leurs objectifs. Mon but ici est de d’évaluer de manière critique le discours auquel le public a été exposé tant sur le fond que sur la forme. Les arguments évoqués par Torben Schiffer (TS) sont à peu de choses près les mêmes que ceux de FreeTheBees (FtB).

Sur le fond :

  • Des questions relevantes: TS et FtB posent des questions intéressantes, légitimes et qui méritent que l’on s’y attarde. En fait, il s’agit des questions éthiques que chaque apiculteur/trice devrait se poser au quotidien.
  • Des réponses qui le sont beaucoup moins: autant les questions sont pertinentes, autant les réponses sont mal inspirées et peu convaincantes, car ne reposant pas sur des bases scientifiquement avérées. En voici quelques exemples :
  • La ruche idéale :
    • Question: les ruches modernes sont-elles adaptées à l’apiculture ?
    • Réponse: non, car ce n’est pas l’habitat naturel des abeilles mellifères qui dans nos régions s’installaient à l’origine dans les cavités des arbres
    • Solutions: autrefois la ruche Warré était présentée comme la panacée pour FtB, en raison de ses qualités plus « naturelles ». FtB a ensuite prôné de forage de cavités dans les arbres pour y installer des essaims. Lors de cette journée, TS faisait la promotion d’une nouvelle forme de ruche-tronc, merveille de technologie en lames de bois naturel soigneusement découpées et assemblées, puis cerclées comme un tonneau.
    • Validation : aucune évaluation scientifique, tant pour la Warré, que pour les autres modèles. TS prétend démontrer par quelques photos prises en lumière infrarouge que les ruches modernes sont des passoires calorifiques en comparaison des ruches traditionnelles en paille et surtout de son propre modèle de ruche tronc. Venant à son secours, André Wermelinger (AW), président de FtB, nous a informé qu’il avait installé quelques ruches TS ce printemps et que les abeilles s’y portaient très bien… ce qui est une bien faible démonstration. Sur son blog, Roland Sachs, apiculteur allemand, exprime ses doutes et ses réticences. Il relève que les performances de cette ruche n’ont pas été testées. Il doute même que la ruche Schiffer offre des capacités thermiques que son auteur lui attribue (https://chelifer.de/?s=schiffer).
  • Propolisation des parois du nid : Schiffer invoque le rôle protecteur de la propolisation du nid qui serait bien plus efficace dans un abri naturel, ainsi que dans son modèle de ruche par comparaison aux ruches classiques. Les propriétés antiseptiques de la propolis sont bien connues, mais, ici encore, rien n’a été testé ni démontré en conditions d’apiculture et de manière comparative.
  • Régulation de l’humidité du nid : Schiffer compare aussi les conditions d’humidité de sa ruche à un tissu de haute technologie de type GoreTex. La propolisation des parois de sa ruche tronc apporterait un effet protecteur pour la santé de la colonie d’abeilles. Une hypothjèse une fois encore non validée et dont les bases théoriques sont absurdes selon Roland Sachs (https://chelifer.de/torben-schiffer-propolis-bienen/).
  • Pseudo-scorpions prédateurs de Varroa : dans la panoplie de sa boîte à outils miraculeuse, Schiffer nous a aussi parlé, vidéos à l’appui, du fameux scorpion des livres (Chelifer cancroides), un prédateur opportuniste qui consomme des varroas tombés sur les fonds de ruche ou il se tient de préférence et qu’il faudrait favoriser en aménageant à son profit les fonds de ruche. Ici encore, aucune expérience scientifique pour corroborer les dires du conférencier. Selon Sachs qui a particulièrement approfondi cette question, il est faux de prétendre aujourd’hui que le pseudo-scorpion soit d’un quelque effet sur les populations de Varroa (https://chelifer.de/buecherskorpione/).
  • Ignorance et pratiques inappropriées : dans l’idéologie du conférencier et des adeptes de FtB, l’apiculture fait tout faux depuis des décennies, en raison d’une grande ignorance de la biologie et des besoins des abeilles. L’apiculture serait ainsi en grande partie responsable des malheurs qui surviennent de nos jours aux abeilles. A commencer par l’ambition d’exploiter le miel, de nourrir les abeilles avec du sirop de sucre et de faire l’élevage et la sélection d’abeilles douces et productives. S’il est légitime de questionner ses pratiques et nécessaire que chacun/e développe sa propre éthique d’apiculture, il est faux en revanche d’affirmer sans démonstration scientifique que ce qui arrive à l’apiculture aujourd’hui n’est que le résultat de décennies de pratiques erronées et nuisibles aux abeilles. Certes la propagation des maladies et des parasites a été accentuée par la mondialisation, mais l’apiculture n’est pas la cause de la mondialisation, ni de la réduction de la biodiversité et de l’appauvrissement des sources de nourriture des abeilles mellifères. Certes, la sélection a le potentiel de réduire la diversité génétique, mais rien n’est démontré dans ce domaine non plus. Une étude récente démontre au contraire que les souches d’abeille noire en Suisse présentent la même diversité que les échantillons du passé (M. Pajero et al. Apimondia 2019). Il sera difficile d’aller beaucoup plus loin dans le temps et cette idée ne restera qu’une conjecture.
  • Promotion de nouvelles pratiques: après avoir fait ces accablants et culpabilisants constats, de nouvelles pratiques nous sont proposées, dont l’abandon ou la réduction à quasi rien des récoltes de miel. Il faut en particulier favoriser l’essaimage en maintenant les colonies dans des petits volumes de manière à assurer la prolifération des colonies d’abeilles et la recolonisation de milieux naturels fantasmés sans intervention de l’homme. Cerise sur le gâteau, nous sommes conviés à ne plus nourrir les ruches affamées et à renoncer à soigner les colonies malades au nom de la sélection naturelle ! TB nous apprend que des mortalités de 30% sont parfaitement normales dans les conditions de nature et qu’elles doivent être acceptées par l’apiculteur moderne !

Sur la forme :

l’évènement auquel nous avons assisté était un exercice remarquablement bien orchestré, démontrant une remarquable maîtrise des techniques de communication et de manipulation des foules. En voici quelques ressorts :

  • Victimisation: en introduction AW a fustigé la position de Bienen-Schweiz qui a refusé de publier l’annonce de la conférence dans Bienen-Zeitung et loué celle de la SAR qui a adopté la position inverse
  • Endoctrinement et refus de répondre aux questions: durant quatre longues heures, prenant tout à tour le ton inspiré du pasteur en chaire, puis du professeur réfléchi et du savant inventeur, TS a développé son discours, avec une pause après chaque heure, qu’il a invariablement terminée par la même injonction : « Aucune remarque, aucune question ! Je ne répondrai à aucune d’entre elles avant la fin de la journée ». Inutile de dire qu’au terme des quatre heures, le public avait perdu tout esprit critique et toute envie de contredire un point quelconque ou de poser une question dérangeante. Pourtant, TS s’en défend bien, puis qu’il annonce d’emblée ne pas vouloir nous faire la morale ou nous culpabiliser sur nos pratiques inappropriées. Non, il est ouvert d’esprit et va nous convaincre par des arguments scientifiques ! C’est tout le contraire auquel nous avons assisté. De fait, un endoctrinement digne des meilleures dérives sectaires.
  • Appel aux génies méconnus et oubliés : c’est un vieux truc, faire appel à un auteur oublié et méconnu permet de gagner sur tous les plans : vous impressionnez votre public par vos connaissances et votre érudition, l’auteur en question ne peut vous contredire, car il est mort, et vous pouvez mettre en avant des arguments imparables. TS fait en l’occurrence appel à Johannes Thür auteur d’un traité d’apiculture intitulé « Bienenzucht » publié en 1946. Selon TS, l’auteur insiste sur l’importance capitale de préserver la chaleur du nid pour avoir du succès en apiculture. Ce que tout le monde savait déjà. Idem pour les pseudo-scorpions qui ont été décrits de longue date et qui s’attaqueraient à tous les ennemis de la ruche, y compris aux larves de fausse-teigne. Cet arachnide est en effet commun dans nos ruches, vous en trouverez en décomptant les varroas tombés sur les plateaux. Encore un fait incontestable, mais qui ne prouve rien.
  • Appel à d’indiscutables sommités: en plus des génies du passé, TS fait ensuite appel à ceux du présent, ce qui lui permet de montrer qu’il est aussi en lien avec les meilleurs esprits de son temps. A commencer par Jürgen Tautz, professeur retraité de l’Université de Würzburg. Fondateur du groupe HOBOS dont TS se réclame, successeur des éminents Karl von Frisch et Martin Lindauer, l’histoire retiendra que Tautz est l’auteur d’une théorie absurde selon laquelle le rayon résulterait de propriétés autonomes de la cire et que l’habileté des abeilles n’y est pour rien !  Au passage, TS citera aussi Einstein, un argument d’autorité morale, même si Einstein n’a rien écrit sur les abeilles. Mais c’est surtout aux travaux de Thomas Seeley que TS fera fréquemment référence. S’il le cite à propos et connaît bien ses découvertes, il en tire des conclusions qui au mieux devraient être traitées comme des hypothèses. Il faut admettre à la décharge de Schiffer, que Seeley lui-même, comme de nombreux sociobiologistes avant lui, tombe dans les mêmes travers comme ce fut le cas lors de sa conférence plénière cet été à Apimondia.
  • Caricature de conférence scientifique : la journée était mise en scène comme s’il s’agissait d’une véritable réunion scientifique, avec AW dans le rôle de modérateur, et qui chrono en main, indiquait à l’unique orateur de ne pas dépasser le temps qui lui était imparti.
  • Promotion personnelle: TS termine sa quatrième heure d’endoctrinement par consentir à nous dévoiler son produit miracle, un nouveau modèle de ruche, modestement dénommée de son propre patronyme, qui trône à côté du pupitre de l’orateur depuis le début de la journée, dont chacun meurt d’impatience de découvrir les intimes secrets, qu’il consentira à vous vendre pour la modique somme de CHF 600.- l’unité et que vous aurez le privilège de détenir dès l’année prochaine si vous passez commande avant Noël. Six cents francs pour une ruche­-tronc c’est effectivement une offre à ne pas manquer ! Sans compter deux livres de l’auteur, dont l’un sortira l’an prochain sous un titre non moins modeste : «Die Revolution der Imkerei».
  • Les pratiques proposées par Torben Schiffer et FreeTheBees sont-elles légales ? C’est la question posée par un auditeur en fin de journée. Il n’a malheureusement pas reçu la réponse claire et indiscutable qui s’imposait. Non, il est illégal de laisser mourir de faim et de maladie des animaux domestiques dont les conditions d’élevage sont clairement définies par la loi. Il est aussi illégal de maintenir des abeilles dans des dispositifs tels que la ruche Schiffer qui ne permettent pas d’évaluer l’état sanitaire des colonies d’abeilles. Il est enfin illégal de s’attaquer en forêt à des arbres sains, tronçonneuse en main, pour y creuser des cavités pour y installer des colonies d’abeilles.

Quid de l’apiculture ?

  • Une vision nostalgique et passéiste: Et alors me direz-vous, que devient l’apiculture dans tout ceci? Pour moi, la réponse est assez simple. Ce que nous propose TB et FtB n’a plus rien à voir avec l’apiculture et en usurpe le terme. Il peut être légitime de vouloir repeupler nos forêts d’abeilles vivant comme à l’époque paléolithique, lorsque la majorité de notre territoire était couvert de forêts. Il s’agit là d’un projet qui relève plus de la protection de l’environnement et des espèces sauvages que de l’apiculture. Les ambitions de TS et de FtB s’apparentent à une vision nostalgique d’un passé fantasmé et d’une nature qui n’existe plus.
  • L’apiculture comme branche de l’agriculture: de fait, l’apiculture s’est développée comme une activité liée à l’agriculture, avec ses ambitions et ses contraintes. Elle est traditionnellement en Suisse une activité exercée à titre accessoire ou comme hobby par des passionnés. Elle évolue de nos jours vers d’autres formes, avec d’un côté une certaine professionnalisation et de l’autre côté la conquête de nouveaux publics, en particulier dans les villes, les entreprises et les défenseurs de l’environnement. Elle reste néanmoins une activité d’une importance économique certaine, soumise à une législation stricte et complexe qui concerne tant les conditions de détention des abeilles, que la gestion de la qualité et la traçabilité des produits (19 références à des textes législatifs sur notre site web : https://www.abeilles.ch/telechargements-liens/lois-et-ordonnances.html)
  • La valeur économique de l’apiculture : la valeur économique des services de pollinisation des abeilles mellifères, sauvages et des pollinisateurs en général est désormais largement reconnue. Elle a été évaluée en 2008 à la somme colossale de 217 milliards de US dollars par année pour l’ensemble de la planète. En comparaison, le marché du miel ne représentait que 5 milliards de dollars, soit à peine 2.3% des services de pollinisation. Pour la Suisse, la valeur des produits de la ruche est estimée à 60 millions de francs, contre 250 à 400 millions pour les services de pollinisation.

Quels développements pour l’apiculture ?

  • L’abeille sauvage première source de miel:  Dès le paléolithique, le miel et la cire d’abeille étaient récoltés et utilisés dans les civilisations humaines de chasseurs-cueilleurs qui pratiquaient la « chasse au miel ». Il s’agit typiquement là d’une activité prédatrice de l’homme sur les abeilles mellifères et non d’apiculture. Cette activité s’est maintenue jusqu’à l’époque moderne. Elle était encore pratiquée dans les forêts d’Europe avant l’avènement de l’apiculture proprement dite, avec des chasseurs de miel qui repéraient des arbres occupés par des abeilles, les marquaient de leur chiffre pour les retrouver et s’en octroyer l’exclusivité. C’est à ce type d’activité que nous invite FtB: ce n’est clairement pas de l’apiculture.
  • L’apiculture apparaît dans la haute antiquité : l’activité d’élever des abeilles remonte toutefois à la plus haute antiquité, avec des preuves archéologiques en Mésopotamie et dans l’Egypte ancienne déjà. Dès cette époque, les abeilles vont vivre à proximité des habitations humaines, dans des ruches artificielles agglutinées les unes aux autres comme dans les ruchers modernes.
  • Débuts de la domestication: dès cette époque, l’homme exercera une pression de sélection sur les abeilles mellifères, comme il exeercera une sélection sur son bétail et les céréales panifiables. Nos abeilles sont-elles issues de ces abeilles qui vivaient à proximité des hommes? Ont-elles été introduites dans nos contrées par les Romains? Ont-elles été domestiquées indépendamment dans nos contrées? Personne n’en sait rien. Quoi qu’il en soit, l’abeille “sauvage” dans son milieu naturel est un animal fantasmé. Il est plus que vraisemblable qu’abeilles et hommes se soient associés de très longue date, les unes et les autres bénéficiant de services réciproques. Quant à savoir qui de l’une ou de l’autre domestica son partenaire, la question reste ouverte.
  • L’abeille mellifère comme animal de rente : selon la loi, l’abeille mellifère est considérée en Suisse comme un « animal de rente », au même titre que les bovins, les porcs ou les volailles. Même si l’abeille occupe une place particulière et que l’on peut se demander s’il s’agit bien d’une espèce « domestiquée », sont élevage et sa détention sont réglés par la loi, un cadre qui doit être respecté par tout détenteur d’abeilles.
  • L’abeille mellifère comme animal sauvage : existe-t-il encore des populations sauvages d’abeilles mellifères dans notre pays ? La réponse est « peut-être », « probablement » selon FtB, mais personne n’en sait rien en vérité. C’est pourtant une question qui est véritablement digne d’intérêt et qui mériterait qu’un programme de recherche s’en préoccupe. Tom Seeley a récemment publié un petit ouvrage[1] qui relate les pratiques des « chasseurs de miel » en Amérique du Nord. Il décrit comment s’y prendre très en détail. Une telle approche, praticable par tout un chacun, serait une contribution importante à nos connaissances sur les conditions d’existence d’abeilles mellifères en dehors des structures apicoles et des interactions avec ces dernières.
  • L’abeille mellifère comme animal féral: on parle ici d’abeilles domestiques retournées à l’état de vie sauvage et qui survivent sans l’intervention de l’homme. Un exemple très connu est celui de la forêt d’Arnot, dans l’Etat de New York, aux USA, où une population d’abeilles mellifères s’est établie et se maintient à l’état « féral » depuis la fin des années 1970 dans un parc naturel[2].
  • L’abeille mellifère comme espèce invasive : l’abeille mellifère, Apis mellifera, originaire d’Afrique et d’Eurasie était totalement absente du reste du monde avant que l’homme ne l’importe dans les Amériques, en Australie, Nouvelle-Zélande et presque partout où il existe des fleurs à butiner. La conquête de l’Amérique du Nord est à cet égard très intéressante. Elle a débuté vers 1620 avec des résultats très médiocres dans les ruchers des premiers colons-apiculteurs. En revanche, les essaims qui s’en sont échappés ont colonisé une grande partie des forêts nord-américaines avec un succès retentissant, au point que les indigènes avaient appris à récolter le miel dans les arbres bien avant l’arrivée des premiers blancs dans leurs contrées (Seeley 2016). On qualifierait de nos jours un tel animal d’espèce « invasive ».
  • Un insecte multi-formes: comme le montrent ces différents éclairages, cet insecte est capable de revêtir des formes multiples, d’assumer des fonctions diverses, souvent d’une grande utilité aux activités humaines. Il est capable de s’adapter avec un indiscutable succès à des conditions et des environnements très divers. En fait, c’est un insecte multi-forme, insaisissable, qui garde sa liberté de piquer les intrus, dont les reines par leurs accouplements multiples rendent les efforts de sélection bien compliqués, qu’il est difficile de garder sous contrôle et dont il serait vain de vouloir faire le bonheur contre son gré. Et c’est très bien ainsi.

 

[1] Seeley, T.D.,  Following the wild bees: the craft and science of bee hunting. Princeton Univ. Press, 164 pp., 2016

[2] Seeley, T.D, Apidologie, 38 : 19-29, 2007

Francis Saucy

Francis Saucy, Docteur ès sciences, biologiste, diplômé des universités de Genève et Neuchâtel, est spécialisé dans le domaine du comportement animal et de l'écologie des populations. Employé à l’Office fédéral de la statistique, Franci Saucy est également apiculteur amateur et passionné, et il contribue par ses recherches et ses écrits à l'approfondissement des connaissances sur les abeilles et à leur vulgarisation dans le monde apicole et le public en général. Franci Saucy fut également élu PS à l'exécutif de la Commune de Marsens, dans le canton de Fribourg de 2008 à 2011 et de 2016 à 2018. Depuis mars 2019, Franci Saucy est rédacteur de la Revue suisse d'apiculture et depuis le 15 septembre 2020 Président de la Société romande d'apiculture et membre du comité central d'apisuisse Blog privé: www.bee-api.net

7 réponses à “…si les abeilles étaient libres…

  1. cé ki?
    24 décembre 2019 à 6 h 13 min

    bonjour Francis, nous avons eu droit en Belgique aux mêmes conférences ésotériques, mais complément soutenues par l’institut apicole local (je ne le cite pas, mais tous le monde le connait). merci pour cette analyse que je partage à 100%.

    24 décembre 2019 à 12 h 28 min Modifier

    Bonjour Renaud, merci du message. Ici également la journée a été soutenue par les autorités sanitaires locales qui ont envoyé aux frais et au nom de l’Etat l’invitation à tous les apiculteurs locaux. Simplement incompréhensible et irresponsable.

  2. Bonjour,
    bien que totalement novice en matière d’apiculture, mais très impliqué depuis longtemps sur les sujets liés à notre environnement, j’ai lu avec un grand intérêt cet article. Il apporte des éléments utiles et détaillés pose la question du contrôle des lobbys dans ce domaine comme dans d’autres (énergie, économie, etc.). Je vous remercie donc de m’avoir éclairé sur ce sujet important (…)

    Cordialement.

  3. Bonjour,
    J’ai lu avec beaucoup d’attention votre article … si les abeilles étaient libres…
    Docteur en zoologie (UCL), éco-éthologie et cytogénétique des Termites supérieurs africains, j’ai pratique l’apiculture en Afrique en en Belgique.
    J’en ai fait une recension sur la Page Facebook scientifique et open source “Rucher contemplatif”.
    Vos commentaires permettront de faire la part des choses entre diverses tendances qui se dessinent actuellement. Il s’agit moins de valider les assertions / convictions des uns et des autres que de tester leur crédibilité expérimentale.

  4. Un grand merci à toi Francis d’avoir pris tout ce temps à reprendre l’intégralité des éléments essentiels (biologiques, historiques, légaux, etc. ) qui concernent réellement notre abeille mellifère et d’avoir ainsi reposé les bonnes questions par rapport à sa situation actuelle, son avenir ainsi que le devenir de l’apiculture. C’est en effet un magnifique travail de décryptage qui permet également de dissiper plusieurs doutes en la matière et d’apporter une série d’éclaircissements à une situation confuse pour beaucoup d’apiculteurs et de débutants dans le domaine. Ton travail de déculpabilisation des apiculteurs est également à relever.

    Certes, la recherche dans le domaine de l’apiculture « naturelle » reste un domaine très intéressant et mérite d’être poursuivie. Dans l’apiculture traditionnelle, il y a certainement beaucoup d’éléments qui auraient besoin de plus d’attention et de questionnements. Cependant, l’application à grande échelle en Suisse de ces méthodes proposées par l’apiculture « naturelle » n’est pas envisageable et ce essentiellement pour des questions vétérinaires, comme tu l’as très bien démontré.

    Ce qui me froisse dans le tableau synthétique de FtB, c’est l’appellation « intensive » donnée à notre apiculture. L’apiculture pratiquée en Suisse n’est de loin pas une apiculture que l’on peut qualifier d’intensive. Premièrement, les exploitations apicoles sont écologiquement rationnelles. Elles respectent donc l’environnement, et l’apiculteur essaie le plus possible d’avoir recours aux ressources et aux mécanismes de régulation naturels. On devrait parler d’apiculture intégrée plutôt qu’intensive. Deuxièmement, l’exploitation apicole suisse est socialement acceptable. L’apiculteur respecte les bonnes pratiques apicoles. Il est soumis à la loi sur les denrées alimentaires et par conséquent, son exploitation est contrôlée sur le plan de la production primaire. Il veille à maintenir en bonne santé son cheptel parce qu’il aime ses animaux et les traite selon les recommandations des services vétérinaires, c’est à dire uniquement quand il le faut. Il est soucieux des problèmes de contamination de ses cires et évite d’utiliser des produits de traitement qui ne sont pas recommandés. Enfin, l’exploitation apicole suisse est par principe économiquement viable. L’abeille domestique est un animal de rente et elle a été sélectionnée depuis fort longtemps en vue de récolter du miel. En travaillant selon les normes de l’apiculture que j’appellerai ici « intégrée », l’apiculteur produit un miel de haute qualité. Il en laisse forcément une part à ses colonies pour l’hiver et également en cas de disette. Sa récolte est vendue à un prix qui lui permet de dégager un petit bénéfice. Ce dernier couvre le frais courants, comme c’est le cas dans toute petite entreprise. Ce n’est pas une activité qu’il faut soutenir à fonds perdus par des subventions.

    L’apiculteur en Suisse n’a donc pas tant de reproches à se faire. Il « cohabite » avec les abeilles et les aime. Il est le plus souvent un artisan qui s’occupe de ses abeilles parce qu’il prend le temps pour le faire, parce qu’il est passionné par ses avettes et comprend le fonctionnement et la biologie de ce super-organisme qu’est la colonie. D’année en année, il protège et multiplie les abeilles mellifères, gestes qui jouent en faveur de la pollinisation et de la biodiversité ainsi qu’en faveur – je reprends l’un des objectifs de FtB – « de la diversité des gènes à partir des races d’abeilles localement adaptées », la sélection naturelle se faisant tout simplement à son propre rucher. Le but principal de l’apiculteur n’est pas de récolter un maximum de miel. Mais il accepte volontiers un cadeau de la nature lorsqu’elle a décidé de lui en offrir un.

    Tous ces aspects montrent bien que l’apiculture suisse s’inscrit d’une manière générale dans ce que l’on peut appeler une apiculture « durable ». Pour comprendre à quoi ressemble l’apiculture intensive, les non-initiés pourront facilement trouver la réponse dans l’un des nombreux films sortis ces dernières années sur l’abeille mellifère, films qui traitent notamment de l’apiculture pratiquée dans divers pays du monde.

    Quentin Voellinger
    président et responsable vulgarisation
    Fédération Vaudoise de Sociétés d’Apiculture

  5. Merci beaucoup Francis pour cet excellent article.
    Je note que, comme de nombreux apicultrices et apiculteurs vous manifestez votre “adhésion sans réserve à l’idéal d’une apiculture sans traitements”.
    Ceci dit, je me demande si on ne pourrait pas avancer un peu plus résolument dans cette direction. Le mérite de FtB est en tous cas de pousser dans ce sens.
    Aujourd’hui, le Service sanitaire apicole suisse propose déjà des fiches techniques mentionnant d’autres méthodes que l’acide formique pour contrôler le varroa (arrêt de ponte, etc.), mais elles restent souvent liées à l’utilisation de l’acide oxalique.
    Il faudrait que des groupes de travail et d’échanges entre apicultrices et apiculteurs se créent pour échanger et partager leurs expériences au sujet du contrôle du varroa sans acides. Est-ce que la Société Romande d’Apiculture (SAR) pourrait faciliter cela?

    Roger Zürcher, ingénieur agronome et apiculteur

    1. Bonjour Roger,
      Il existe quelques exemples de colonies d’abeilles mellifères survivant sans traitements, les plus connus étant ceux de la forêt d’Arnot, de l’île de Gotland, de la région d’Avignon (John Kefuss) et du pays de Galles (David Heaf et collègues). Deux articles relatant leurs expériences au Pays de Galles sont parus fin 2019 dans la revue suisse-alémanique Bienen-Zeitung. Ils sont repris en français dans la Revue suisse d’apiculture. Les raisons qui permettent à ces colonies d’abeilles mellifères de survivre sans traitement sont encore très mal comprises. Des cas ont également été rapportés en Suisse alémanique et Agroscope vient de lancer un projet de recherche dans ce sens. Donc les lignes bougent… mais il faut encore être patients et prudents, tant pour le bien de ses propres colonies que de celles de ses voisins…

    2. Sur Madagascar des traitements à base de feuilles de Vernonia appendiculata ou ambiaty en malgache seraient assez efficace. Solution connue depuis des dizaines d’années par les “dadabe” (les vieux 🙂 ) pour lutter contre la varroase, officiellement arrivée en 2010… Nous on utilise d’autres huiles essentielles, feuilles de thym, et autre tests selon les régions où sont situées les ruchers sur Madagascar.

Les commentaires sont clos.