…vous parlaient d’Einstein et de fake news propagées par un prix Goncourt…

En nommant ce blog “et si les abeilles” et en publiant mon premier billet en 2015, j’avais bien évidemment en tête la fameuse citation soi-disant attribuée à Albert Einstein : “si les abeilles disparaissaient, l’humanité n’aurait plus que quatre ans à vivre“. En choisissant ce titre, que je trouvais séduisant et percutant, j’en suis naturellement venu à me poser la question de la véracité de la citation. Comme je ne savais qu’en penser, c’est en quelques clics, que la question fut résolue, croyais-je naïvement à l’époque. En effet, une page web intitulée “Einstein et les abeilles : sur la piste d’une intox” expliquait avec convaincantes citations et force arguments qu’Einstein n’aurait jamais prononcé une telle phrase. Pour moi la question était réglée, j’étais convaincu et je citais cette référence à l’appui de ma prise de position sur le sujet.

Mais  ne voilà-t-il pas qu’il y a quelques jours, qu’écoutant par hasard l’émission culturelle Vertigo du 5 avril 2018 diffusée sur notre chère “RTS la Première”, j’entends l’invité, Didier van Cauwelaert, (min 7-8 sur les 40 de l’interview) j’entends prononcer, entre autres élucubrations dans le domaine du surnaturel, les propos suivants : “On sait que le dernier combat d’Einstein, c’était le sauvetage des abeilles. C’était la prise de conscience. Et cela il l’a vraiment dit. Sur Internet, des gens qui sont liés à Monsanto et compagnie font croire que la fameuse phrase d’Einstein est une invention des écologistes. Je cite la phrase pour mémoire: “Le jour où l’abeille disparaîtra, l’homme n’aura plus que quatre années à vivre”. Mais non, il l’a dit, il l’a écrit et j’ai retrouvé des traces. C’était au prix Nobel Karl von Frisch, le grand décrypteur du langage des abeilles, qu’il l’avait dite, et mon ami le Professeur Rémy Chauvin, spécialiste français des abeilles me l’avait confirmé aussi. Einstein avait simplement modélisé et fait une équation. A partir de cette réalité, 80% des fruits et légumes ont besoin des abeilles pour être pollinisés, donc s’il n’y a plus d’abeilles et bien toute la chaîne alimentaire en souffre. Et voilà!”

Donc, selon Cauwelaert, lauréat du prix Goncourt 1994, prix du livre Environnement 2014 pour son livre « Les abeilles et la vie » et auteur d’un récent livre intitulé “J’ai perdu Albert”, en tournée promotionnelle avant le salon du livre de Genève,  Einstein aurait donc bien prononcé cette fameuse phrase, ce qui lui aurait été confirmé oralement par le biologiste français Rémy Chauvin. Ce dernier, est  l’auteur d’une somme en 5 volumes sur la biologie des abeilles, ouvrage publié en 1968 et qui est l’un des plus imposants en langue française sur le sujet. Toujours selon Cauwelaert, Einstein aurait affirmé cette conclusion, également par voie orale, à Karl von Frisch, sur la base d’un modèle mathématique.

Que peut-on conclure de ces affirmations ? A première vue, il s’agit d’informations dignes de foi, rapportées par des personnalités à l’autorité morale indiscutable. Il est avéré qu’Einstein et von Frisch se sont bel et bien rencontrés en 1949 aux USA. Selon Tania Munz (p. 178), Einstein fut favorablement impressionné par les  conférences de von Frisch qu’il écouta avec intérêt et invita dans son propre institut. Les deux hommes, tous deux opposants au nazisme, s’entendirent apparemment fort bien. En revanche, rien, mais absolument rien, n’indique qu’Einstein ce soit intéressé à la biologie des insectes et encore moins à la vie des abeilles durant les dernières années de sa vie. Ceci est confirmé de manière indiscutable par “Einstein et les abeilles : sur la piste d’une intox” qui écrit “le magazine américain Gelf confirme cela en interrogeant Roni Grosz, le conservateur des Albert Einstein Archives de l’Université hébraïque de Jérusalem. Celui-ci affirme qu’« il n’y a aucune preuve qu’Einstein ait jamais dit ou écrit cette phrase », précisant qu’« Einstein n’avait pas de compétence particulière ni même d’intérêt pour l’écologie, l’entomologie ou les abeilles ». Einstein mourut en 1955, soit 6 ans après la rencontre des deux hommes.

Très troublé, j’ai donc encore approfondi le sujet, toujours sur internet, et trouvé un site fort bien documenté. Intitulé the “Quote investigator“, le site se consacre à établir la véracité de citations diverses. Il offre une page fort bien documentée (avec une liste de 24 publications) sur la fameuse citation prétendument attribuée à Einstein. Il en ressort clairement qu’aucune évidence d’un lien entre Einstein et cette citation n’existe dans les faits. Il ressort également que l’idée est probablement apparue au 19ème siècle déjà, en particulier dans les écrits de Darwin. Le site mentionne également l’ouvrage très populaire de Maeterlinck publié pour la première fois en 1901 et maintes fois réédité depuis. Puis après une éclipse, le thème réapparaît dans diverses revues apicoles françaises des années 1960. A n’en pas douter, Chauvin devait être au courant de ces citations, mais aucune d’entre elles ne permet d’établir un lien indiscutable entre Einstein, von Frisch et Chauvin, ni qu’Einstein n’ait véritablement prononcé cette phrase.

Mais le plus improbable, l’argument ultime, c’est bien l’idée qu’Einstein aurait écrit une équation, proposé un modèle mathématique à l’appui des ses affirmations. Tant que cette fameuse équation ne sera pas divulguée, rien ne permettra de soutenir les affirations de Caulewaert. Car si cette équation existait, elle serait non seulement connue, mais elle ferait date dans les annales de l’écologie. Cette discipline si pauvre, qui n’a pas encore effectué sa révolution copernicienne, s’enorgueillirait ne serait-ce que d’une seule équation du “grand Einstein”. Hélas ce n’est malheureusement pas le cas et l’on doit toujours se résoudre à modéliser les populations d’organismes vivants sur la base de modèles inspirés du modèle de croissance exponentielle proposé par Malthus au 18ème siècle. Que la contribution d’Einstein aurait été appréciée! Car la croissance exponentielle dans un univers sphérique, donc limité, cela n’a rien de durable…

Pour en finir avec Caulewaert, nous sommes donc en présence d’une “fake news”. Mais une “fake news” d’un type inédit et très particulier: une sort de “fake news” au deuxième degré, à la puissance deux. Car elle tente de faire passer pour vraie, une vérité que l’on croyait fausse. Le mécanisme est particulièrement pervers, car il fait appel à des sommités mondiales (Goncourt, Nobel), mais aussi aux diaboliques puissances du mal, incarné par Monsanto dans une nouvelle version de la théorie du complot. Tout cela pour faire vendre quelques exemplaires d’un livre sans intérêt où Einstein, “le grand Einstein”, est appelé au secours d’une histoire abracadabrante de mediums et de surnaturel. Le Goncourt nous avait habitué à bien des surprises, mais une telle supercherie, une telle imposture, de la part d’un prix Goncourt, c’est nouveau. Mais que voulez-vous ma bonne dame, quand on est en panne d’inspiration littéraire, un peu d’imagination et le sens du commerce vous permettront toujours de vendre votre camelote sur la base de votre notoriété et de celle de quelques vraies sommités, opportunément décédées pour ne pas être en mesure de vous contredire, ni de vous démasquer.

 

Pour en savoir plus:

Maurice Maeterlinck, La Vie des Abeilles, Paris, 1901

Rémy Chauvin, Traité de biologie de l’abeille, 5 Volumes, Masson, Paris, 1968

Tania Munz, Dancing bees: Karl von Frisch and the discovery of the honey bee language, Chicago Univ. Press, 2016, p. 178

Einstein et les abeilles : sur la piste d’une intox

https://www.snopes.com/fact-check/einstein-on-bees/

The Quote Investigator

(Lien au dossier avec 24 citations originales et traduction en français à télécharger)

If the Bee Disappeared Off the Face of the Earth, Man Would Only Have Four Years Left To Live

 

Francis Saucy

Francis Saucy, Docteur ès sciences, biologiste, diplômé des universités de Genève et Neuchâtel, est spécialisé dans le domaine du comportement animal et de l'écologie des populations. Employé à l’Office fédéral de la statistique, Franci Saucy est également apiculteur amateur et passionné, et il contribue par ses recherches et ses écrits à l'approfondissement des connaissances sur les abeilles et à leur vulgarisation dans le monde apicole et le public en général. Franci Saucy fut également élu PS à l'exécutif de la Commune de Marsens, dans le canton de Fribourg de 2008 à 2011 et de 2016 à 2018. Depuis mars 2019, Franci Saucy est rédacteur de la Revue suisse d'apiculture et depuis le 15 septembre 2020 Président de la Société romande d'apiculture et membre du comité central d'apisuisse Blog privé: www.bee-api.net

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