Présenté en décembre 2019, le Green deal européen prévoit des objectifs ambitieux pour l’UE en matière de développement durable. La Commission a ainsi appelé à une transformation de toutes les politiques touchant l’économie tout en maintenant des marchés compétitifs. La politique de concurrence et les règles qui en découlent permettent-elles aux entreprises de collaborer afin de fabriquer des produits durables ? Les « poulets de demain » et les lave-linges économiques restent sceptiques.
Le droit européen de la concurrence interdit aux entreprises de s’accorder sur certains paramètres tels que le prix, les quantités de production, le développement technique ou la répartition des marchés. A première vue, développement durable et concurrence semblent être des notions antinomiques. L’une vise la préservation des ressources tandis que l’autre assure – au travers d’une autorité régulatrice – que l’économie de marché basée sur la consommation desdites ressources et la croissance reste libre et non-faussée sur le marché.
Greenwashing, durabilité et concurrence : qu’en est-il ?
En luttant contre le Greenwashing, la concurrence peut néanmoins contribuer au développement durable. En 2011, la Commission européenne a condamné Henkel, P&G et Unilever. Ces entreprises avaient profité d’une initiative environnementale qui visait à réduire la taille et le poids des paquets de lessive pour s’entendre sur les prix de leur produit et la répartition des marchés. Les objectifs environnementaux allégués étaient donc des alibis. Plus récemment, la Commission a condamné Daimler, BMW et VW. Ces entreprises s’étaient entendues pour ne pas se concurrencer sur le développement technologique de leurs moteurs AdBlue. Cette concurrence sur l’innovation aurait permis de développer des moteurs plus propres émettant moins de gaz à effet de serre que les exigences légales. Dans ces cas, Green deal et concurrence font la paire. Parfois, des accords entre entreprises génèrent des conflits entre des objectifs de durabilité et les règles de concurrence. En 2014, dans l’affaire Chicken of tomorrow, la quasi-totalité des producteurs néerlandais de volaille avait décidé de fixer des standards d’élevage plus exigeants que la législation. Cette entente restreignait le choix des poulets pour les consommateurs et ces derniers – suite à une étude de marché – n’étaient pas prêts à payer un prix supérieur à celui projeté pour les poulets plus durables. L’autorité régulatrice néerlandaise a donc déclaré cet accord contraire aux règles de concurrence. Cette affaire illustre bien le paradoxe de notre époque en matière de durabilité. Oui au « verdissement » de notre économie sans toutefois limiter le fonctionnement du marché fondé sur un maximum de choix au prix le plus bas possible pour les consommateur·rice·s.
Développement durable ou concurrence ?
Les règles économiques ont donc priorité sur le développement durable ? La réalité est plus nuancée. Dans une affaire de 1999, l’ensemble des fabricants actifs dans l’UE s’était accordé sur l’arrêt de production de lave-linge des catégories énergétiques D à F. Cet accord restreignait le choix des produits et risquait d’augmenter les prix pour les consommateur·rice·s. Ils/Elles ne pouvaient en effet acheter que des lave-linges des catégories A à D moins gourmands en énergie mais plus onéreux. La Commission européenne, en sa qualité d’autorité régulatrice, a toutefois estimé que cet accord n’enfreignait pas les règles de concurrence. L’augmentation du prix pouvait être compensée par la baisse des factures électriques, et surtout, l’accord permettait une baisse des émissions de gaz à effet de serre sept fois supérieure aux surcoûts imposés aux consommateur·rice·s. Pour la Commission européenne, cette baisse d’émission pour la société aurait par ailleurs suffi si les consommateur·rice·s n’avaient pas individuellement bénéficié d’une baisse de leurs coûts.
Cette dernière affirmation certes séduisante n’en demeure pas moins problématique et soulève une question fondamentale. Les règles en matière de concurrence sont-elles au service du développement durable ? En cas de restriction de concurrence sur un marché, les autorités régulatrices doivent notamment s’assurer que les consommateur·rice·s sont individuellement compensés pour les surcoûts qu’ils/elles subissent. Admettre un accord qui arrêterait la production de certains types de lave-linges et qui ne laisserait sur le marché que des lave-linges plus onéreux au motif qu’il permet une baisse substantielle des émissions pour la société, implique que les règles de concurrence ne promeuvent plus le bon fonctionnement des marchés mais le seul développement durable.
Un tel choix peut se justifier face à l’urgence climatique actuelle. Il ne faut toutefois pas se perdre en conjecture. Les règles de concurrence sont là pour s’assurer que les marchés fonctionnent de manière efficace et sans distorsion dans l’intérêt de tous et toutes. Les autorités régulatrices ne peuvent écarter cet objectif au profit d’autres objectifs sociétaux tels que le développement durable. Pour des raisons éminemment démocratiques et d’état de droit, il appartient principalement au législateur d’opter pour des choix politiques qui feraient primer le développement durable sur les règles du libre marché. En d’autres termes, afin d’atteindre des objectifs déterminés en matière environnementale ou climatique, il appartient aux parlements et aux citoyen·ne·s d’opter pour des règles d’élevage exigeantes ou des normes énergétiques des produits efficaces qui déboucheraient sur une augmentation des prix. Malgré la crise climatique indéniable à laquelle l’humanité fait face, nous vivons toujours dans une économie de marché qui repose sur la consommation des ressources et la croissance. Si nous voulons véritablement placer la résolution de cette crise et la promotion du développement durable au centre de nos préoccupations sociétales, la balle est principalement dans le camp de la politique. Cette tâche ne peut être laissée aux seuls acteurs du marché et aux autorités chargées de sa régulation.
Idris Abdelkhalek a étudié le droit aux Universités de Fribourg (avec une spécialisation en droit européen), Leibniz de Hanovre et de Berne. Il a par la suite obtenu un master postgrade (LL.M.) en études juridiques européennes au Collège d’Europe de Bruges. Il est actuellement doctorant en droit à l’Université de Fribourg. Idris est également titulaire du brevet d’avocat et a travaillé dans une étude d’avocats spécialisée en droit des affaires, au bureau SwissCore à Bruxelles ainsi que dans l’administration fédérale à Berne. Il a par ailleurs été membre pendant plusieurs années du board d’AFS Switzerland, organisation mondialement active dans les échanges éducatifs interculturels.