Deux immeubles des années 1960-1970¹ , en périphérie de Nyon, contenant plus de 120 logements à loyers très abordables… Les propriétaires, sans intérêt spéculatif, font des études préliminaires en vue de rénover ces gouffres à énergie, mal pratiques, et coûteux à l’entretien. Résultat des courses : une rénovation totale implique une hausse des loyers qui ne serait pas supportable pour les locataires. Il est donc moins dommageable de démolir les barres d’habitations pour reconstruire à neuf, pour autant que l’habitat soit deux fois plus dense qu’auparavant. Ainsi, le prix au mètre carré des futurs logements sera le même qu’actuellement – c’est le résultat de la négociation entre commune et propriétaire. Mais quid des locataires en place pendant les travaux? Comment gérer le déménagement de plusieurs dizaines de familles et personnes, de classes moyenne et modeste, et éviter leur départ dans des communes « moins chères », c’est-à-dire éloignées de leur centre de vie actuel (tout l’arc lémanique souffrant de prix de logements neufs trop élevés) ? Est-ce juste de laisser faire ou faut-il plutôt intervenir politiquement ?
Ce cas de figure est exemplaire, et existe dans tous les centres urbains de Suisse. Les grands ensembles des années 1950-1970 arrivent en bout de course. Il s’agit de faire face, avec des solutions innovantes, à l’évolution de ces quartiers qui ont plus de 50 ans, tant du point de vue urbanistique que du point de vue social. Pour ma part, je prétends qu’aucune commune ne peut se permettre de laisser faire le marché libre. Une communauté a besoin d’une mixité des habitants pour fonctionner soit au niveau local, soit au niveau global, pour participer à l’équilibre de la société. Et il faut des interventions dans le marché pour cela.
Vive le marché libre ?
Dans un marché foncier libre, les propriétaires et promoteurs vont rechercher des marges maximales. Ils construiront donc des logements chers à l’achat, ou à loyer élevé, puisque les logements à loyer abordable sont financièrement moins intéressants pour eux. Aucune chance, donc, que ce type de logement sorte de terre si les pouvoirs publics n’en encouragent pas la construction.
Quant aux communes, certaines d’entre elles – pas la mienne – cherchent à attirer des nouveaux habitants aisés, sans enfant, pour « économiser » des futures infrastructures scolaires et maximiser les recettes fiscales ; cette volonté d’attirer les seuls « bons contribuables » est une fausse bonne idée. Ces autorités font un calcul à court terme, mais qui, sur la durée, se révélera destructeur d’âme et d’identité pour leur localité, de qualité de vie pour tous leurs habitant-e-s, coûteux en dépenses publiques compensatoires. En effet, ces ménages a priori considérés comme plus « rentables » développent leurs activités à l’échelle d’une grande agglomération, voire dans un contexte international. Ils participent peu à la vie locale, et ne fréquentent que modérément les espaces publics de leur domicile, encore moins les commerces de leur ville. Et s’ils ont des enfants, ces derniers sont souvent en école privée. Avec une majorité de ce type d’habitants dans une commune, le lien social, déjà ténu, ne peut que se réduire.
Qui fait vivre la ville, ses commerces, ses associations ?
A l’inverse, ce sont les jeunes ménages, les familles, les seniors, qui s’investissent au niveau local et font vivre le commerce, les associations sportives, sociales, culturelles, qui créent rencontres, animation, une ville dynamique… Ces personnes, intégrées au lieu de leur habitation, y étant actives soit socialement, soit professionnellement, enrichissent ainsi indirectement la communauté.
Si elles devaient être amenées à quitter leur quartier, leur commune, pour cause de hausse insupportable des loyers, il y aurait donc des pertes des liens de solidarité, d’entraide, de bon voisinage, de bénévolat. De plus, si une personne active s’éloigne de son lieu de travail pour trouver un logement abordable, elle devient pendulaire. Conséquence : des besoins supplémentaires en infrastructures de transports et/ou une pollution causée par ses déplacements. Globalement, le coût social, environnemental et économique de cette déperdition d’énergies sera à porter par tous.
Finie la crise du logement ?
A lire certains, la crise du logement est finie : selon eux, il y a un accroissement général des logements vacants, donc leurs prix vont baisser. Pour eux, il faut laisser faire : le dérèglement du marché n’est que momentané. C’est vrai : il y a beaucoup de surfaces à louer et de grues aux quatre coins du pays. Mais le nombre de logements abordables disponibles sur le marché, surtout où vit la majorité de la population, est faible. Et ce chiffre va encore baisser dans les communes où il s’est beaucoup construit dans les années 1950-70. De plus, là où il y a des logements vides, on constate que les prix ne baissent pas (vacances de 12% et 8% des logements à Sierre et Sion, mais sans baisse parallèle des prix²). Il est ainsi évident pour moi que les autorités doivent intervenir pour contribuer à l’équilibre global et local du marché du logement.
Impopularité des mesures d’équilibrage du marché
Tout ceci n’est pas simple cependant. Les propriétaires veulent garder leur liberté d’action, et pour la plupart, maximiser le rendement de leur bien. Les cantons ont des politiques très variées en matière de logement, mais souvent s’en remettent aux communes pour agir. Et dans les communes, en plus des calculs à court terme de certaines, tels que je les mentionnais ci-dessus, il y a crainte générale ou aprioris négatifs de la population sur la densification. Nous constatons en effet des référendums partout en Romandie contre des projets de quartiers plus denses, de nombreuses oppositions et recours de citoyens (à Nyon, un recours a été déposé contre le projet dont je parlais en introduction). Ironie de la chose, ce sont souvent les personnes mêmes qui se plaignent de la désertification sociale et commerciale de leur ville, ou ont à souffrir de la pénurie de logements abordables, qui réagissent négativement aux constructions qui vont permettre de corriger ces défauts. De facto, les villes qui grandissent, qui changent, sont mal vues et mal vécues ; l’impression qui se dégage pour la population est celle d’un manque de maîtrise des autorités sur leur territoire.
Condamnés à ne rien faire alors ?
Pour moi, la densification peut aller de pair avec une amélioration du bien-être général. Mais pour cela, il faut s’assurer qu’il y aura des logements pour toutes et tous, des espaces publics de qualité, une verdure riche en biodiversité, ainsi que la conservation de sites et d’immeubles avec une valeur historique et patrimoniale. Je vois plusieurs pistes, à tous les niveaux, pour avancer dans ce vaste chantier :
1-La consultation et la communication
Il s’agit d’expliquer les enjeux liés à l’aménagement du territoire, l’état du marché du logement local et global, le fonctionnement du marché immobilier, avec son offre et la demande. Pour cela, il faut dialoguer avec les habitants des quartiers, des communes, les politiciens et associations locales. Il faut toucher le maximum de gens.
S’il y a besoin de logements supplémentaires à loyer abordable sur leur territoire, les communes doivent être extrêmement attentives à ce que l’âme des lieux, notamment la végétation de qualité et le patrimoine de valeur existants soient conservés. Une planification en amont, un concept posé en la matière, seraient par ailleurs précieux, afin de montrer les volontés politiques, permettre le débat, et marquer ces éléments identitaires de manière lisible et transparente.
Des ateliers avec différents corps de métiers seraient par ailleurs à prévoir systématiquement pour déterminer le modèle architectural, économique, social et urbain qui conviendrait le mieux à un gros projet de densification.
2-Le contrôle des prix et le relogement
Pour tout nouveau projet de rénovation et reconstruction, les autorités doivent être attentives aux prix proposés, et veiller ainsi à ne pas exclure de la ville les personnes aux salaires modestes et moyens. Le dialogue avec les propriétaires fonciers est ainsi capital, il doit être constant ; renforcé pour ceux des barres des années 50-60-70. Le relogement des locataires doit également être négocié: un par un, plutôt que leur mise à la porte générale. C’est ce qui a été fait de manière exemplaire, grâce à LSR (Logement Social Romand) à Nyon, pour le projet de La Suettaz. Plus de 100 appartements ont été achetés par LSR dans un autre quartier, pour que les locataires de l’immeuble à démolir et à rénover puissent y bénéficier d’un loyer équivalent ; avec une réservation pour un nouvel appartement sur leur ancien site, si désiré.
3-Agir sur son propre terrain
Une commune a aussi sa carte à jouer avec les terrains qu’elle possède. Elle peut y faire un mix de types de logements (soit en surfaces, soit en rendements souhaités). Mais lorsque de nouveaux plans de quartier, plans d’affectation ou zones, sont développés, elle doit aussi impérativement, négocier avec le promoteur/propriétaire un quota de logements abordables. Ma ville en exige un minimum de 25% sur chaque projet: les effets de cette politique ne se font pas encore sentir, mais permettront l’équilibrage général du marché et la baisse de l’exode forcé d’habitants de longue date de la commune.
4-Encourager les nouvelles formes de logement au niveau cantonal ou intercantonal
Il faut encourager de nouvelles formes de logements et mener une veille active. On peut penser à des appartements communautaires, à des partages de chambres d’amis ou de loisirs dans un immeuble, etc. Des projets se développent un peu partout dans notre pays: qui suit cela ? Qui partage cela avant que chacun-e réinvente la roue dans son coin?
5-Créer un monitoring du logement
Si des instruments législatifs sont plus ou moins en place selon les cantons pour encourager la construction de logements abordables, les communes ont urgemment besoin d’une sorte de monitoring du logement, pour leur territoire et plus globalement. La Municipalité de Nyon en propose d’ailleurs un par le bais d’un “Objectif logement – programme de 5 actions” qui est pendant devant son législatif pour approbation.
Ce monitoring permettra d’informer en tout temps sur l’évolution du parc du logement, des conditions d’habitat des citoyens et du suivi sociodémographique des ménages. Il sera ainsi bénéfique pour les institutions politiques, à tous les niveaux, pour réorienter, au besoin, l’aménagement de leur territoire.
Dépasser le niveau communal et cantonal des statistiques et des suivis est aussi important ; pensons au nombre d’agglomérations qui sont intercantonales, voire internationales, en Suisse : les enjeux de logement dépassent les frontières habituelles.
Ce monitoring permettra aussi d’informer en temps réel les citoyens qui veulent comprendre ce qui se passe dans leur commune.
6-Intervenir au niveau fédéral
Les deux chambres du Parlement ont récemment accepté la mise à disposition de ressources pour le « Fonds de roulement » (un crédit-cadre dédié à l’habitat d’utilité publique). Mais elles ont rejeté l’initiative populaire « Davantage de logements à loyers abordables » . Cette dernière exige notamment qu’un logement sur 10 nouvellement construit, soit en main de maîtres d’ouvrage d’utilité publique, donc essentiellement des coopératives d’habitations.
Les signaux donnés par cette initiative me semblent essentiels : les coopératives et les institutions publiques fondent leurs loyers sur les coûts, et non pas en fonction du marché. Ces acteurs proposent des loyers nettement moins élevés que ceux du marché privé. Comme le loyer est un poste important du budget des ménages modestes et moyens, des loyers abordables réduisent donc le coût de l’aide sociale et la charge des prestations complémentaires des pouvoirs publics. L’investissement dans le logement d’utilité publique est donc source d’économies budgétaires pour les communes, les cantons et la Confédération.
Les coopératives, très présentes en Suisse allemande, beaucoup moins dans nos marchés romands (18.8% à Zurich de proportion de logements en mains des pouvoirs publics et de coopératives ; 12.6% en région lémanique³), contribuent à apaiser le marché immobilier. Il faut favoriser leur développement, et bien plus que par de simples fonds dans un crédit-cadre. On ne peut que regretter que le parlement fédéral n’entre même pas en matière sur cette initiative d’une évidente logique.
En somme
Pour en revenir à nos immeubles des années 1960, communes, cantons et Confédération doivent absolument collaborer étroitement pour empoigner le problème.
Et ne croyons pas une seconde ceux qui parlent de fin de crise du logement, et du marché qui se règle tout naturellement. La terre est source de forte spéculation foncière : si l’on veut que nos villes, campagnes et montagnes gardent âme, population et douceur de vivre, il faut un dialogue, une négociation, voire un contrôle étatique. Les enjeux sont trop importants pour qu’on laisse les propriétaires décider seuls de l’avenir de leurs terrains ou immeubles. Il en va des valeurs essentielles de notre société.
¹Suettaz et Lupins, au nord-ouest de la ville
²ASLOCA, Droit au logement no 239, mars 2019, Article “Statistiques suisses”, page 4
³Office fédéral de la statistique 2019, Indice des loyers