Marché de dupes autour de la révision de notre système de retraite

Qui apprécie le chantage émotionnel utilisé dans une négociation ? Personne : en plus de provoquer un sentiment de manipulation, ce procédé est en général inefficace. Or, ce chantage est en cours dans le débat sur les déficits à combler de l’AVS, puis du 2e pilier de prévoyance. « Si vous n’acceptez pas de travailler plus longtemps, vous porterez la responsabilité de la faillite du système », dit-on aux femmes. En réalité, en chiffres, les femmes gagnent actuellement environ 100 milliards de francs par année de moins que les hommes ; on leur demande maintenant d’économiser 1,2 milliards de francs par année à l’AVS en travaillant jusqu’à 65 ans. Est-ce juste ?

Le débat sur l’âge de la retraite des femmes se concentre sur les économies à faire en utilisant l’argument de l’égalité de l’âge. Or, c’est de l’égalité des salaires dont il devrait être question, et du fait que les femmes exercent les métiers les plus mal payés, alors même qu’elles prodiguent gratuitement des soins aux enfants et aux proches. Une fois ces injustices résolues, il sera alors temps d’affiner les questions d’âge de retraite.

L’art de la négociation : zéro pointé pour le débat sur le système des retraites

Dans une négociation honnête, chaque partie doit lâcher du lest pour arriver à une solution acceptable par tout un chacun-e.

Dans le cas qui nous occupe ici, tout le lest a déjà été lâché : il est déjà admis par une majorité du monde politique que l’âge de la retraite des femmes doit augmenter. On ne met pas sur la table la question du déséquilibre des rentes des femmes à la retraite. Pour ajouter à ce débat faussé, il semble établi pour toujours qu’une partie de la population doit s’occuper des soins aux autres, dans des métiers à bas salaire ; et que la grande partie de l’économie de proximité doit être fournie gratuitement, majoritairement par des femmes. La participation à part égale des hommes n’est pas à l’agenda. Bref, on parle de la paille dans l’œil de sa voisine, alors que la poutre est dans le sien ; c’est le marché de dupes dont je parle dans le titre.

Etat des lieux : différences des rentes entre les genres et ses causes

Une étude de l’Université de St-Gall, publiée en septembre 2021¹, confirme un état de fait bien connu : les femmes reçoivent une rente à leur retraite d’un tiers plus bas que les hommes. Cette différence de rentes entre les genres est plus élevée en Suisse que dans la moyenne des pays de l’OCDE, en particulier ceux des pays de l’Europe de l’Est et de Scandinavie. Or, l’écart salarial est de 19% en moyenne suisse (on l’estime à 20 milliards de francs environ). Cherchez l’erreur…

L’Office fédéral de la statistique produit tous les 3-4 ans une mesure du travail rémunéré et non rémunéré en Suisse ². On calcule à environ 400 milliards de francs la somme de la totalité du travail non rémunéré, produit à 63% par les femmes. Cela donne une différence de manque à gagner d’environ 80 milliards de francs par année entre femmes et hommes.

Le vrai problème d’égalité que nous vivons tient donc à la répartition inégale du travail rémunéré et non rémunéré : si la charge de travail totale entre femmes et hommes en âge de travailler est à peu près identique, les femmes accomplissent beaucoup plus de tâches non rémunérées. Elles reçoivent 100 milliards de moins de francs par année (80 + 20 milliards).

En résumé : si les femmes étaient payées pour la somme de 100 milliards de francs pour leur travail actuellement moins bien ou pas rémunéré du tout, la question de différence salariale et de rentes à la retraite serait résolue !

Double pénalité pour les parents

Les parents de 2 enfants passent statistiquement 2 fois plus de temps pour du travail lié à la maison et aux soins : les mères et les pères travaillent au total environ 70 heures par semaine (tout compté), alors que les femmes et hommes sans enfants 50 heures. La question de la reconnaissance de ce travail de soin est posée : les ménages avec enfants ou adultes à charge sont obérés financièrement et en temps, et ne peuvent donc se dédier à d‘autres tâches rémunérées, les limitant dans leurs possibilités de gagner et de cotiser plus pour leur future retraite.

Ce travail de soins est essentiel. Les personnes âgées, les malades, les enfants en exigent. Il faut remonter à des siècles de système de patriarcat, de législation matrimoniale, de droits à la propriété et à l’héritage qui ont été niés aux femmes, pour comprendre que ces dernières continuent à se trouver en première ligne pour prodiguer des soins aux proches. On peut parler ici de chantage émotionnel, culturel, historique ou sociétal, à choix.

Comment font les autres pays ?

Le modèle économique des femmes « spécialisées » dans les soins aux autres par rapport aux hommes majoritairement employés dans des secteurs plus techniques et mieux rémunérés est classique : tous les pays montrent encore une différence entre rémunérations et rentes des femmes et des hommes ; les pays scandinaves et la France nettement moins que la Suisse, néanmoins.

En analysant les différences, celles-ci peuvent se résumer ainsi : dans ces pays, les crèches et centres d’accueil de jour des écoliers sont financés par l’Etat ; des congés parentaux généreux et des permissions sur le temps de travail pour des proches aidants y sont non seulement octroyés mais encouragés. La flexibilisation du temps de travail et sa réduction, sans oublier bien sûr la promotion du partage des tâches non rémunérées, de l’égalité des chances et des rémunérations dans la société sont en œuvre, particulièrement au nord de l’Europe.

Le vrai débat : 100 milliards de francs à mettre dans la balance

Alors que les technologies actuelles nous permettent de travailler toujours plus facilement à distance, le travail de soins aux autres va rester de proximité ; il ne peut être fait par des machines, ni de loin. Avec le vieillissement de la population, ce travail de proximité, pas ou peu rémunéré jusqu’ici, va donc compter toujours plus.

Il est temps d’empoigner le débat sur cet avenir-là et de couper court au chantage émotionnel en cours : est-il juste, et durable, qu’un nombre incalculable d’heures de travail continue à être offert, sous des prétextes simplistes (« cela a toujours été ainsi », « les enfants et la famille appartiennent à la sphère privée », …) ? L’appauvrissement d’une grande partie de notre société est une mauvaise nouvelle pour toutes et tous.

Recherche, chiffres et avenir de notre pays

Pragmatiquement, on constate que le niveau des rentes AVS est pratiquement égal entre femmes et hommes, grâce aux bonifications pour tâches éducatives. Pour les rentes de la prévoyance professionnelle, il n’existe pas une telle compensation. Le projet du Conseil Fédéral (AVS21) amendé par les Chambres est un calcul à très court terme composé d’une hausse de l’âge de la retraite pour les femmes, avec des cacahuètes transitoires, et soumises à d’étroites conditions, en prime. De plus, on occulte la centaine de milliards de francs dont les femmes sont privées chaque année, avec un effet plus que sensible sur le niveau de leurs futures rentes. Notre économie et notre société ne peuvent que souffrir de ce déséquilibre et de cette dépendance durable de l’une de ses parties à l’autre.

‎Pour conclure, je ne résiste pas à l’envie de citer Mascha Madörin, spécialiste de l’économie de développement et pionnière dans le domaine de l’économie politique et sociale dans le domaine des soins à la santé et l’économie de proximité. « Plus je travaille sur ces questions en tant qu’économiste, plus il me semble urgent de mener un débat politique économique et féministe substantiel sur l’organisation future de l’économie des soins, le secteur de l’économie féminine par excellence ».‎ Sans ce débat-ci, on passe à côté du débat plus large de la recherche des équilibres nécessaires à une économie, une société, une nation saines sur le long terme.

1. L’étude, mandatée par la société de prévoyance PensExpert, repose sur une enquête représentative réunissant l’avis tant du grand public que d’experts en Suisse.
2. https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/travail-remuneration/activite-professionnelle-temps-travail/conciliation-travail-non-remunere.html

Fabienne Freymond Cantone

Fabienne Freymond Cantone est membre des Conseils d’administration de la Banque Cantonale Vaudoise, de Transitec SA et des comités de la SSR Suisse Romande, d’Innovaud et de la Centrale d'émission pour la construction de logements, à côté d'engagements bénévoles dans diverses associations et fondations à buts d'insertion professionnelle, social, culturel ou environnemental. Economiste, elle œuvre et a œuvré pour des sociétés locales autant qu'internationales Elle a été impliquée à tous les niveaux de la politique, du communal, cantonal au fédéral, du régional à l’intercantonal, de l’association locale à l’agglomération franco-valdo-genevoise (16 ans de Parlement cantonal vaudois et 15 ans d'Exécutif à la tête de la Ville de Nyon). Elle nous propose donc son regard sur l'actualité au travers des variées facettes composant son curriculum.

4 réponses à “Marché de dupes autour de la révision de notre système de retraite

  1. Un consensus raisonnable pour équilibrer l’AVS serait d’augmenter l’âge de retraite pour les hommes à 67 ans et celles des femmes à 66 ans.
    Comme ça on maintient le privilège pour les femmes dans la loi, et on continue de tolérer qu’elles gagnent moins et fassent plus de “travail non rémunéré” que les hommes.
    Puisque manifestement, l’axe de combat du féminisme gauchiste c’est de s’opposer aux hommes et non de construire avec.

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