Voyages, covid, quarantaines : « Je ne suis pas d’accord avec ce qu’ils nous font »

Sans la population, pas de victoire contre le virus. Tel était, à juste titre, le sens du message de la présidente de la Confédération le 17 octobre dernier. En Suisse, cette population est, pour un bon tiers, issue de la migration. L’OFSP en est bien conscient puisque pas moins de 24 langues sont utilisées pour transmettre ses directives. Mais les autorités prennent-elles la mesure de l’importance, non seulement de régenter, mais de convaincre une collectivité à multiples facettes ?

La politique de mise en quarantaine des voyageurs poursuivie depuis l’été dernier est à cet égard problématique et potentiellement contre-productive si elle cible sans raisons solides certains groupes de populations. Subir une quarantaine peut sembler anodin à un fonctionnaire (comme moi) mais c’est une catastrophe pour une indépendante, un travailleur sur appel ou un statut fragile. Le risque de perte d’emploi – et en tout cas de salaire – est rédhibitoire.

Les prémisses en avaient été donnés en plein été avec la mise à l’index du Kosovo qui avait plongé cette communauté dans le désarroi. Pour de nombreux migrants il n’est pas question ici de vacances et encore moins de tourisme. Le retour périodique au pays permet de maintenir un lien essentiel avec des proches, parfois un conjoint et des enfants.

La décision d’imposer une quarantaine de dix jours aux personnes de retour du Portugal dès le 14.12.2020 suscite ces jours une grande incompréhension dont témoignent les pétitions demandant le retrait de la mesure. Parmi les milliers de messages accompagnant les signatures, on retrouve « injustice », « manque de respect », « absence de reconnaissance », etc…  Pour nombre de Portugais, il s’agit d’une mesure égoïste : « C’est une injustice contre les émigrants portugais, parce que à mon avis, ça joue pour le bien de l’économie suisse et pas pour notre bien de vivre ! Une prison pour qui travaille tout l’année pour ça ? C’est ça la motivation qu’ils nous donnent pour continuer à travailler, gagner, payer les impôts, etc. ? ».

Il ne s’agit pas ici de nier que des quarantaines puissent s’avérer indispensables d’un point de vue épidémiologique en cas d’écarts de contamination avérés entre deux régions, mais, de ce point de vue, la justification des mesures prises à l’encontre des Portugais semble extraordinairement fragile. On peut même s’interroger sur sa légalité actuelle. Pour qu’une mise en quarantaine soit appliquée, il faut en effet que la moyenne sur 14 jours des taux de contamination au virus dans le pays ou la région considérée dépasse de 60 pour 100’000 le taux observé en Suisse. Pour le Portugal, le cas ne s’est présenté qu’à 3 reprises et avec très peu d’écarts les 27, 28 et 29 novembre (+61, +77 et +61 pour cent-mille [cercle vert sur le graphique]). Depuis lors les taux sont à nouveau plus bas au Portugal: on y risque moins la contamination qu’en restant en Suisse !

Source : European Centre for Disease Prevention and Control – An agency of the European Union

L’impression qui se dégage de la mesure prise à la veille des fêtes à l’encontre des Portugais est que les justifications épidémiologiques des quarantaines imposées aux voyageurs s’accompagnent d’une vieille défiance que la Suisse et son administration ont de la peine à surmonter vis-à-vis de migrants auxquels ont fait bien peu confiance pour respecter dans leur propre pays des mesures sanitaires qu’avec bon sens et responsabilité, ils appliquent déjà en Suisse. Elle véhicule la vieille idée selon laquelle les épidémies viennent toujours d’ailleurs, de l’autre, du dehors…

La bataille contre le virus implique des sacrifices de tous et du bon sens de chacun. Si l’administration pense sa politique en termes de “eux” et “nous” sans inclure les migrants et si les migrants, en retour ne sont « pas d’accord avec ce qu’ils… nous font », aucune politique reposant sur la solidarité collective n’atteindra son but.

 

« C’est difficile rester loin au noël de notre famille. Vous savez pas ce que c’est attendre chaque jour pour partir… vous comprend le sacrificie que nous on fait loin de notre famille et pays ? Nous on sait pas quand sera la dernière fois qu’on voit notre papa et maman…😢😢 »

 

Les textes en italique sont extraits de la pétition « Retirar Portugal da lista de quarentena obrigatória para as festas de fim de ano » signée par 11’710 personnes au 13.12.2020.

Contre l’initiative UDC tous les arguments ne se valent pas

Afin de voter en connaissance de cause sur l’Initiative de limitation, des arguments fondés sont nécessaires. Ses partisans ne donnent pas l’exemple: ils assimilent sans démonstration probante l’immigration européenne à la cause de tous les maux et juxtaposent les affirmations sans cohérence.

Certains adversaires – entre autres du monde de la recherche – tombent hélas dans le même travers. On sous-entend ainsi que la Suisse connaîtrait inéluctablement une pénurie de main-d’œuvre en cas d’acceptation de l’initiative. C’est largement inexact. La Suisse serait libre de recruter où elle voudrait et qui elle voudrait. Pour les employeurs, un recrutement mondial plutôt qu’une limitation à 27 pays contigus est même un avantage. Dans le monde de la recherche scientifique de pointe, la composition de l’élite des chercheurs des Hautes écoles est d’ailleurs loin d’être spécifiquement européenne et l’accès des non-européens est précisément régulé par ce que les initiants demandent: des quotas annuels. Là où l’accord de libre-circulation avec l’Europe présente un avantage de taille c’est qu’il simplifie les procédures administratives, mais libre à la Suisse de les simplifier unilatéralement avec ou sans accord.

Paradoxalement donc, ce n’est pas tellement en raison de l’accès à l’immigration que la libre-circulation est avantageuse pour la Suisse, mais en raison du fait qu’elle s’inscrit dans un faisceau d’accords de collaboration liés par un projet global (qu’il serait d’ailleurs bon de sceller par un accord cadre) : accès de la recherche suisse aux projets européens, accès des entreprises au marché, etc. A certains égards, le droit d’immigration privilégié accordé aux Européens est une contrepartie raisonnable, une modeste perte de souveraineté, compensée par des mesures d’accompagnement qui ont fait leurs preuves et par de nombreux avantages.

Réfugiés et migrants: Pourquoi l’Italie ?

Après une longue attente, c’est en Sicile que les 180 personnes accueillies à bord de l’Ocean Viking ont finalement pu débarquer dès lundi soir avant d’être mises en quarantaine.

Une fois de plus l’Italie se trouve donc en première ligne en matière migratoire et une question m’a récemment été posée: pourquoi ?

Avant de tenter une réponse, il y a lieu de relativiser l’impression d’une Italie seule concernée. Au cours des cinq dernières années, selon l’Organisation internationale pour les migrations, la Grèce a ainsi enregistré plus d’arrivées de personnes en fuite que l’Italie. L’Espagne a elle aussi connu jusqu’à tout récemment des arrivées importantes.

Les explications valables pour l’Italie sont cependant aussi pertinentes, dans une certaine mesure, pour ces deux pays.

La proximité géographique

Ce facteur joue pleinement son rôle au vu des foyers de crise actuels et de la fermeture de la route des Balkans. Ainsi depuis la Libye ou après un transit par la Tunisie, les îles italiennes sont les plus proches. C’est aussi – avec Malte – vers les ports italiens que vont logiquement se tourner les navires ayant accueillis des migrants à bord.

L’effet Dublin

Une fois débarqués en Italie, les migrants sont en principe obligés d’y rester s’ils souhaitent faire examiner une demande d’asile; la seule voie possible pour immigrer légalement. Conçue en 1990, à une période où les arrivées étaient relativement bien réparties en Europe, la Convention de Dublin exerce à cet égard un effet de concentration géographique très problématique en mettant toute la charge de l’accueil sur les pays de première arrivée.

L’effet « transit »

Dans une logique complémentaire mais inverse au blocage imposé par Dublin, les possibilités de transit rendent sans doute l’Italie plus attractive que la Corse ou les Baléares dans la mesure où, face à une solidarité européenne défaillante, les autorités italiennes ont durant certaines périodes fermé les yeux et laissé de nombreuses personnes poursuivre leur route vers des pays d’accueil plus attractifs. C’est sans doute l’une des explications de la proportion somme toute assez faible de demandes d’asile finalement déposées en Italie.

Les besoins du marché du travail informel

En complément aux facteurs évoqués et pour des groupes de populations ayant peu de chance d’obtenir l’asile, l’Italie a aussi pu s’avérer attractive en raison de l’importance du secteur informel et des besoins de main-d’œuvre qui s’y manifestent. Un degré de régulation et de contrôle plus faible assorti de campagnes de régularisation de clandestins ont permis d’offrir des perspectives d’emploi et peut-être encouragé le regroupement familial.

Une certaine ouverture politique

Même si, en 2018 et 2019, le gouvernement de Matteo Salvini s’était illustré par une attitude particulièrement hostile à l’immigration, le bilan de l’Italie en matière d’ouverture et de tolérance s’avère très honorable sur la durée. Si les institutions étatiques sont parfois insuffisantes pour assister les personnes en fuite, la société civile s’est souvent montrée particulièrement accueillante. Cette attitude ne saurait constituer un facteur attractif en soi, mais se retrouve au niveau politique et a débouché à de nombreuses reprises sur une attitude plus humaine de l’Italie tandis que d’autres pays fermaient les yeux sur les drames méditerranéens.

C’est conjointement que les différents facteurs que nous venons d’évoquer expliquent que l’Italie soit à l’heure actuelle en première ligne en matière de migration. Une analyse véritablement rigoureuse demanderait qu’ils soient systématiquement pondérés, ce qui reste difficile. L’image générale qui ressort de notre esquisse est cependant tout à l’honneur de l’Italie et plaide d’urgence pour une politique d’accueil européenne qui ne la laisse pas seule face à la géographie, aux contraintes d’un droit communautaire imparfait et à la nécessité de défendre les valeurs humanistes du continent.

 

Les migrants quittent le navire Ocean Viking à Porto Empedocle, lundi 6 juillet. — © AFP /Shahzad ABDUL

Et si les pendulaires ne revenaient pas ?

Combien sommes-nous à avoir découvert – malgré quelques couacs – qu’entre le VPN, Webex et Zoom, le travail à domicile se passe plutôt mieux qu’on ne le craignait, que certaines séances sont même plus efficaces et surtout que les temps de trajet économisés sont considérables… ?

Il y a dix ans la plupart des programmes informatiques qui ont permis à des millions de personnes de travailler à distance n’existaient pas. La disruption que nous venons de vivre pourrait-elle marquer le début d’un bouleversement complet des systèmes de mobilité quotidienne ? Réduire en fumée les prédictions – souvent naïvement linéaires – utilisées pour planifier les infrastructures ?

Jusqu’ici la plus grande prudence était de mise face à l’impact des nouvelles technologies sur le besoin de mobilité et le nombre de pendulaires poursuivait son inexorable croissance. Il reste donc réalistement peu probable que les trains ne se vident d’un coup, mais un géographe visionnaire mérite cependant dans ce contexte d’être relu: Wilbur Zelinsky. Il fait partie de ces chercheurs un peu oubliés dont on considère la contribution scientifique comme importante mais datée.

Wilbur Zelinsky publie en 1971 un article titré « L’hypothèse de la transition des mobilités ». Il y propose une lecture en phases successives de l’évolution historique des circulations et des migrations passant de sociétés largement sédentaires et peu mobiles à l’exode rural et à l’émigration puis à une croissance de l’immigration, de la pendularité1 liée au travail et de la circulation de loisirs dans les sociétés avancées.

Cette vision d’étapes historiques inéluctables a été critiquée et de nombreux historiens ont montré depuis lors que les migrations étaient beaucoup plus fortes que ne le pensait Zelinsky dans les sociétés “pré-modernes”. Au Moyen-âge par exemple. Ces critiques ont peut-être contribué à faire oublier que Zelinsky avait ajouté à son analyse historique une vision prospective.

Dans sa « future société super-avancée », la migration diminue, tandis que la circulation pendulaire plafonne, voire décroît elle aussi. Toutes deux sont en quelque sorte absorbées, d’abord l’une par l’autre (pourquoi déménager si l’on peut penduler), puis par les technologies de communication qui les rendent inutiles (Graphiques F et G dans le schéma).

La « grande turbulence » du Coronavirus va-t-elle donner raison à Zelinsky et faire diminuer durablement la mobilité ? Il est en tous les cas piquant de constater qu’il avait aussi entrevu – sans s’y arrêter – la possibilité qu’une « nouvelle épidémie causée par un micro-organisme mutant ou un virus » vienne complexifier l’évolution future des mobilités. Sur ce point, quoi qu’il arrive, il avait vu juste.

PODCAST de l’auteur avec plus de détails sur ce thème :

Notes

1 Précisions pour les lecteurs non suisse-romands pour qui la pendularité n’évoque que des horloges… : nous parlons ici des navetteurs !

Sources pour aller plus loin

Champion, T., T. Cooke, and I. Shuttleworth eds. 2019. Internal Migration in the Developed World – Are we becoming less mobile ? London: Routledge.

Cooke, T. J., R. Wright, and M. Ellis. 2018. A Prospective on Zelinsky’s Hypothesis of the Mobility Transition. Geographical Review 108 (4):503-522.

Lucassen, J., and L. Lucassen. 2009. The mobility transition revisited, 1500–1900: what the case of Europe can offer to global history. Journal of Global History 4 (3):347-377.

Ravalet, E., and P. Rérat. 2017. Les technologies de l’information et de la communication peuvent-elles limiter nos déplacements ? In La mobilité en questions, eds. M. Bierlaire, V. Kaufmann and P. Rérat, 107-121. Lausanne: Presses polytechniques et universitaires romandes.

Skeldon, R. 2019. A classic re-examined: Zelinsky’s hypothesis of the mobility transition. Migration Studies 7 (3):394-403.

Zelinsky, W. 1971. The hypothesis of the mobility transition. Geographical Review 61:219-249.

Assange en Suisse, au risque de fâcher Trump ?

Le souhait du Grand-Conseil genevois (57 oui, 16 non) d’octroyer un visa humanitaire suisse à Julian Assange pourrait, vu de Berne, passer pour une fantasque Genferei de plus. Ce serait manquer une occasion de débattre de l’une des vocations historiques de l’asile: protéger individuellement des personnes poursuivies ; quitte, pour l’Etat d’accueil, à courroucer les poursuivants…

La Suisse – Etat neutre… – a une longue, et relativement courageuse, tradition d’accueil à cet égard. Parmi les premiers fugitifs, trois juges anglais impliqués dans la condamnation à mort de Charles 1er purent ainsi se réfugier à Berne après la restauration monarchique de 1660. L’un finissant – rocambolesque affaire – exécuté peu après par un agent anglais à Lausanne.

Au lendemain du Congrès de Vienne (1815) qui en a établi la neutralité, la Suisse émerge comme une destination de refuge. Pour Metternich, le chancelier impérial d’Autriche, « Tout ce que l’Europe compte d’esprits troublés et dérangés, d’aventuriers et d’artisans en matière de révolutions a trouvé refuge dans ce malheureux pays ». Géographiquement située au centre d’une Europe agitée, la Suisse est soumise à d’intenses pressions diplomatiques dès qu’elle héberge des opposants. En 1838, le pays évite de peu une guerre contre la France de Louis-Philippe. Cette dernière demande l’expulsion de Louis Napoléon Bonaparte, futur Napoléon III, auteur d’une tentative de coup d’État deux ans plus tôt. Devant le refus de la Suisse, la France mobilise 25’000 hommes à la frontière… Mais Louis Napoléon quittera finalement la Suisse pour l’Angleterre.

L’Italien Giuseppe Mazzini est le plus fameux des réfugiés « problématiques » : révolutionnaire et patriote italien, fervent républicain et combattant pour l’unité nationale, il s’active pour fédérer les forces libérales à l’échelle européenne et irrite les monarchies. Il séjournera en Suisse de manière discontinue, mais au total une dizaine d’années entre 1831 et 1869. En 1854, il passe deux mois à Küsnacht (Zürich) d’où il écrit une lettre ouverte au Conseil fédéral contre le traitement infligé aux réfugiés politiques Elle suscite une vaste polémique et il sera finalement expulsé de Lugano en 1869.

En 1870, la Russie demande l’expulsion de l’anarchiste Netchaev, accusé de meurtre, que Berne peine à localiser. Il sera finalement extradé vers la Russie en 1872. Dans la majorité des cas cependant, la Suisse évite une remise directe des réfugiés à l’État poursuivant et négocie un droit de passage avec un État voisin en vue d’un exil en Angleterre ou aux États-Unis, autres grands pays d’accueil de l’époque.

En 1889, l’affaire Wohlgemuth exacerbe, cette fois vis-à-vis de l’Allemagne, les enjeux diplomatiques de l’asile. Ce fonctionnaire impérial est arrêté à Rheinfelden (Argovie) alors qu’il met en place la surveillance des exilés allemands. Bismarck lui-même en sera furieux, mais les autorités suisses réaffirmeront à cette occasion leur attachement à la tradition d’accueil .

En décembre 2019, le rapporteur de l’ONU contre la torture Nils Melzer a critiqué l’attitude du gouvernement suisse dans le cas de Julian Assange. Selon lui, « la Suisse veut éviter de se positionner du mauvais côté et de s’exposer. Elle ne veut pas que les Américains s’attaquent à sa place financière ».

La fureur de Trump est-elle plus à craindre que celle de Bismarck ou de Metternich ?

 

 

 

Les exemples historiques de cet article sont tirés de Piguet, E. 2019. Asile et Réfugiés – Repenser la protection. Lausanne: Presses Polytechniques et Universitaires Romandes – Collection le Savoir Suisse.

 

 

Accord sur la relocalisation de migrants: dissiper le flou…

Le changement de gouvernement en Italie a ouvert une fenêtre d’opportunité pour débloquer la politique d’asile en Europe. Suite à la rencontre des ministres de l’intérieur de France, d’Allemagne, d’Italie et de Malte et à la visite en Italie d’Emmanuel Macron, des déclarations encourageantes ont été faites : les États membres se répartiraient sur une base volontaire les migrants arrivés par la Méditerranée centrale. Les pays moins accueillants seraient tenus à des compensations financières. Sur le fond, ce mécanisme semble le seul à même de permettre réalistement un partage des responsabilités. Comme nous avons pu le montrer dans une simulation informatique, les déséquilibres dans l’accueil restent en effet considérables, mais il est illusoire de croire que tous les pays de l’UE soient prêts à ouvrir leurs frontières. Ouvrir le portemonnaie est un peu plus facile.

Deux ambiguïtés fondamentales demeurent cependant et risquent de faire capoter le projet.

D’une part la question de qui sera « accueilli » n’est absolument pas clarifiée. S’agit-il de toutes les personnes qui parviendront à traverser la méditerranée ? Dans ce cas, le risque de voir augmenter les tentatives de traversées périlleuses est bien réel et fournira des arguments aux partisans de la fermeture des ports. S’agit-il des seuls réfugiés au sens de la Convention de 1951 ? Mais dans ce cas – le seul qui semble réaliste – quelle autorité sera en charge de la procédure de reconnaissance de l’asile et où ? Mettre en place une vaste logistique pour déplacer des personnes à travers l’Europe si elles n’obtiennent ensuite aucun droit de séjour n’a aucun sens et sera refusé par les intéressés eux-mêmes. Les difficultés du renvoi des déboutés risquent par ailleurs de susciter des réactions de rejet au sein des population d’accueil.

D’autre part, la question de l’étendue géographique de l’accord est cruciale: à l’heure actuelle, la Grèce et l’Espagne sont plus exposées aux arrivées que l’Italie. Sans un mécanisme global de répartition des responsabilités, on voit mal qu’elles soutiennent un accord spécifique au cas italien. C’est donc tout le chantier de la politique européenne qui doit être remis sur la table après avoir été détruit en 2015 par le manque de coordination entre l’ouverture allemande généreuse mais téméraire et la réaction de fermeture de plusieurs pays de l’UE.

Soyons optimistes, l’entrée en fonction de la nouvelle Commission européenne et la relative accalmie des arrivées de migrants pourraient donner la chance de reprendre ce chantier avant d’avoir à nouveau à agir dans l’urgence, mais on est encore très loin d’une politique d’asile commune en Europe. Prochain épisode le 8 octobre à Luxembourg lors de la rencontre des ministres des affaires étrangères.

Déchoir les criminels de la nationalité suisse ?

Le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) vient de retirer la nationalité suisse à un citoyen. Ce dernier avait été condamné à la prison pour avoir fait de la propagande et recruté des combattants pour une organisation terroriste islamiste.

La possibilité de retirer la nationalité suisse figure à l’art. 42 de la loi sur la nationalité (1). Elle s’applique à une personne qui porte gravement atteinte aux intérêts ou à la réputation de la Suisse et, de ce fait, compromet la sécurité du pays. Seuls les double-nationaux sont concernés, car le droit international interdit aux Etats de produire des apatrides (Déclaration universelle et Convention européenne des droits de l’homme). Déchu de sa nationalité le condamné peut être expulsé de Suisse.

Au vu de l’atrocité des crimes terroristes, on est tenté au premier abord de considérer la mesure comme parfaitement acceptable, voire comme un bon moyen de dissuasion. Récemment, de nombreux Etats ont ainsi renforcé leur dispositif légal de retrait de la nationalité alors que cette dernière avait été peu pratiquée depuis la seconde guerre mondiale. Au Royaume-Uni, environ 30 personnes se sont  vues retirer leur nationalité entre 2010 et 2016. Plusieurs penseurs politiques des XVIIIe et XIXe siècles – Emmanuel Kant, Cesare Beccaria, Benjamin Constant – ont d’ailleurs soutenu le droit légitime d’un Etat à exclure des éléments qui ne respectent pas ses valeurs fondamentales. D’autres cependant ont par la suite mis en garde contre de telles pratiques. Pour Hannah Arendt la propension à dénaturaliser – massive dans l’Allemagne nazie et en URSS – était un indicateur de barbarie… Récemment, Donald Trump a menacé de priver de nationalité ceux qui brûleraient le drapeau américain…

Ceci doit inciter à la plus grande circonspection et à évoquer les dangers du retrait inconsidéré de la nationalité pour les valeurs fondamentales et l’état de droit :

Le premier danger est de créer deux classes de citoyens : les plus purs n’auraient qu’une nationalité et n’encourraient – quoi qu’ils fassent – pas de risques de la perdre. Les autres seraient toujours sous la menace d’une expulsion. Selon la Constitution pourtant, tous les ressortissants suisses doivent avoir les mêmes droits et devoirs. On pourra objecter que rien n’oblige les doubles nationaux à conserver une deuxième nationalité, mais la renier n’est pas toujours possible, ni sans risque.

Le second danger est que la perte de nationalité, instaure une double peine qui ne frapperait que certains. Ainsi à crime égal, aussi grave soit-il, le double national serait, une fois purgée sa peine, à nouveau puni par la privation de ses droits civiques et sa très probable expulsion.

Le troisième danger est que, si elle venait à s’étendre, la dénaturalisation ne devienne une arme de répression politique. Une telle dérive est actuellement inconcevable en Suisse, mais de nombreux régimes pratiquent sans vergogne l’exclusion civique des opposants désignés comme « traîtres à la nation ». Ainsi l’opposant politique georgien Bidzina Ivanichvili s’est vu retirer sa nationalité en 2011 (avant de la retrouver et de devenir premier ministre).

Le quatrième danger est que le retrait de la nationalité ne s’applique – de manière discriminatoire –  qu’à certaines formes de compromission des « intérêts ou de la réputation de la Suisse » attribuables à certains groupes de population. Matthew Gibney, l’un des plus fins analystes de la tendance actuelle à la dénaturalisation, relevait récemment que celle-ci ne touche, depuis quelques années, que des musulmans… On peut, de fait, s’étonner que la déchéance de nationalité ne soit pas proposée par ses promoteurs lorsqu’un très haut cadre d’une institution internationale de premier plan, de nationalité suisse, se trouve condamné pour corruption et qu’il entache ainsi gravement la réputation de probité dont la Suisse se prévaut (2).

Les différents dangers que nous venons d’évoquer sont sérieux. Ils ne justifient peut-être pas que, dans certains cas spécifiques, la nationalité puisse être retirée, mais ils montrent que l’on touche dans ce domaine aux fondements même d’un Etat libéral.

Il serait donc bon que la décision de dénaturaliser n’incombe pas à une administration et que de hautes instances judiciaires se prononcent. De fait, la décision du SEM n’est pas encore  exécutoire et peut faire l’objet d’un recours au Tribunal Administratif Fédéral. Souhaitons que les juges, s’ils sont saisis, lisent les articles ci-dessous et étayent avec soin leur décision.

 

  • Gibney, M. J. (2013). ‘A Very Transcendental Power’: Denaturalisation and the Liberalisation of Citizenship in the United Kingdom. Political Studies, 61(3), 637-655. doi:10.1111/j.1467-9248.2012.00980.x
  • Gibney, M. J. (2019). Denationalisation and discrimination. Journal of Ethnic and Migration Studies, 1-18. doi:10.1080/1369183X.2018.1561065
  • Miller, D. (2016). Democracy, Exile, and Revocation. Ethics & International Affairs, 30(2), 265-270. doi:10.1017/S0892679416000137
  • Tamara Lenard, P. (2016). Democracies and the Power to Revoke Citizenship. Ethics & International Affairs, 30(1), 73-91. doi:10.1017/S0892679415000635

Notes

(1) Jusqu’en 1953, les femmes suisses qui épousaient un étranger perdaient leur nationalité.

(2) Certains souhaitent étendre la possibilité de dénaturalisation à tous les citoyens, qu’ils soient ou non binationaux, mais la proposition ne cible que les djihadistes et produirait  des apatrides.

 

 

Réfugiés: une croissance inéluctable ?

“L’augmentation du nombre de personnes qui ont besoin d’être protégées contre la guerre, le conflit et les persécutions confirme une tendance à la hausse sur le long terme” a déclaré le Haut-Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés à l’occasion de la sortie du dernier rapport du HCR sur les déplacements forcés de populations dans le monde.

Il est vrai que 2018 a été une année particulièrement désolante, durant laquelle les violences ont poussé d’innombrables personnes à la fuite à l’intérieur de leur pays (10.8 millions de nouveaux ” déplacés internes “) ou en dehors (2.8 millions de nouveaux réfugiés et demandeurs d’asile ayant franchi une frontière internationale). Les violences et violations des droits humains au Venezuela, en Ethiopie, en Syrie, en Somalie, au Congo, au Nigeria, au Soudan du Sud, etc. expliquent ce triste bilan.

Les années précédentes avaient, elles aussi, été marquées par un accroissement des déplacements forcés. mais s’agit-il véritablement d’une tendance de long-terme à la hausse ? C’est heureusement aller trop loin que de l’affirmer :

D’une part il est important de tenir compte des améliorations dans l’exhaustivité du comptage des déplacés. Les 4 cinquièmes de l’accroissement observé entre 2017 et 2018 sont ainsi attribuables aux déplacés internes aux Etats. Une catégorie de personnes recensées systématiquement depuis peu par un organisation spécifique (l’Internal Displacement Monitoring Center à Genève) dont la qualité de relevé a beaucoup progressé ces dernières années.

D’autre part, il est important, sur le long terme, de tenir compte de l’augmentation de la population mondiale qui a immanquablement des effets sur le nombre de personnes risquant de devoir se déplacer. Pour ce qui est des réfugiés, on peut remarquer que leur pourcentage oscille autour de 0.9% de la population mondiale depuis 2015 sans accroissement spectaculaire.

Enfin, il ne faut pas oublier que chaque année des millions de personnes déplacées rentrent chez elles (2.9 millions en 2018). L’histoire montre que si une accalmie des violences survient le nombre de déplacés tend rapidement à diminuer. Ce fut par exemple le cas au début du siècle lors de l’intervention militaire de l’OTAN, suivie par la paix en ex-Yougoslavie. Avec un peu d’optimisme, on peut imaginer pour les années à venir un déclin similaire des déplacés dans certaines régions.

Mettre l’accent sur le niveau jamais atteint des déplacements forcés se comprend de la part du HCR. Le but est de faire réagir, de susciter des actions politiques et de mobiliser des ressources pour faire face à ces tragédies. Dans le même temps, insister année après année sur les nouveaux records de déplacements et sur leur caractère inéluctable présente un risque. Celui de conforter certaines populations d’Europe dans une peur irrationnelle de ” flots de réfugiés ” cherchant par tous les moyens à fuir vers le Nord. Celui aussi de donner des arguments aux politiciens qui font de cette peur leur fonds de commerce et proposent d’ériger des murs pour se protéger des réfugiés. Il faut donc compléter et nuancer le message alarmiste sur l’effectif des déplacés en rappelant deux points essentiels : 1) l’immense majorité des personnes qui doivent fuir la violence trouvent refuge à proximité immédiate de leur domicile, sans avoir ni l’intention, ni le souhait, ni les moyens, de venir jusqu’en Europe 2) le vœu le plus cher de la plupart des victimes de violences est de retourner au plus vite dans leurs foyers.

S’il est bon de prendre conscience et de déplorer l’augmentation du nombre des personnes déplacées par la violence, cette prise de conscience ne doit pas déboucher sur la peur mais sur des actions de solidarité concrètes, principalement à proximité des zones de violences. Afin de voir dans le futur l’effectif des déracinés décliner enfin.

Interview à ce sujet au 12:30 RTS le 19.06.2019

 

La guerre en Syrie causée par le réchauffement climatique ?

Les controverses scientifiques sont les moteurs de la recherche, mais elles sèment parfois la confusion. La question des liens entre environnement naturel et conflits violents en est un bon exemple récent. Ainsi en 2015 une équipe de recherche publiait dans les Proceedings of the [American] National Academy of Sciences une étude intitulée « Climate change in the Fertile Crescent and implications of the recent Syrian drought » qui connut un succès médiatique majeur.

Son argument central était qu’en Syrie, la sécheresse aurait, dès 2007, poussé les populations rurales vers les villes, aggravé la concurrence pour les ressources et exacerbé les tensions communautaires. Les révoltes de 2011, puis la guerre civile en seraient les conséquences, de même que la crise migratoire de 2015.

L’étude fut relayée dans le New-York Times et, comme beaucoup d’autres, le président de la commission européenne Jean-Claude Juncker s’en fit l’écho en déclarant dans son discours sur l’état de l’UE de 2015 que le changement climatique était « l’une des causes profondes d’un nouveau phénomène migratoire ».

En 2017 cependant, un autre groupe de recherche publia une critique acerbe de cette thèse dans Political Geography sous le titre « Climate Change and the Syrian Civil War Revisited ». Ils y affirmaient qu’il n’existe aucune démonstration probante selon laquelle la sécheresse aurait causé la guerre civile syrienne avec notamment l’argument que les régions plus touchées par la sécheresse n’ont pas été celles où les révoltes ont pris naissance. S’ensuivit un dialogue de sourds entre les deux équipes qui peut être suivi ici et qui laissa les observateurs perplexes.

Une nouvelle publication vient heureusement de montrer il y a quelques semaines que si la science louvoie parfois, elle progresse quand on lui en laisse le temps. Dans une étude plus exhaustive que les deux premières publiée dans la revue Global Environmental Change, une troisième équipe passe en revue l’ensemble des connaissances et croise les données de migration, de climat et de conflits pour 157 pays. Il en ressort que le climat joue bel et bien un rôle dans certains conflits et dans les déplacements de réfugiés qui en découlent, mais que ce rôle reste modeste et largement conditionné par d’autres variables économiques et politiques.

Sans l’oppression politique du régime, la guerre n’aurait pas eu lieu en Syrie, avec ou sans sécheresse.

La Suisse, pays d’Europe le plus généreux envers les demandeurs d’asile ?

En 2017, la Suisse semble avoir été le pays d’Europe où les demandes d’asile ont le plus souvent débouché sur l’octroi d’une protection (81% de décisions positives selon Eurostat[i], cf. la carte réalisée par Philippe Rekacewicz pour l’organisation Vivre Ensemble). Elle devrait donc constituer une destination privilégiée pour les personnes en quête de protection. Les demandes d’asile ont pourtant diminué l’an passé de manière plus marquée en Suisse que dans le reste de l’Europe.

Comment expliquer ce paradoxe ? Faute d’analyses approfondies, seules des hypothèses peuvent être formulées, mais les plus vraisemblables sont les suivantes :

En premier lieu la Suisse protège, certes, mais octroie une proportion plus élevée de statuts fragiles. En particulier des admissions provisoires (permis F) révocables et pour lesquelles le regroupement familial est différé. Si l’on ne prend en considération que l’octroi du statut de réfugié (permis B), le taux de décisions positives diminue à 35% [ii].

En second lieu, la Suisse prend des décisions rapides – le plus souvent négatives – pour une série de pays d’origine considérés comme exempts de persécutions. De manière générale, les perspectives de séjour associées à la longueur des procédures sont donc restreintes pour des personnes n’ayant pas de motifs d’asile entrant dans le cadre de la loi.

Enfin la Suisse exécute avec célérité les transferts « Dublin » ce qui la rend peu attractive pour des personnes ayant transité par d’autres pays d’Europe.

 

 

 

 

[i] Le taux de protection calculé par le Secrétariat d’Etat aux migrations (57.5%), s’il reste élevé en comparaison européenne, est inférieur à celui d’EUROSTAT pour plusieurs raisons. En particulier car il inclut des décisions négatives « Dublin » pour lesquelles un autre Etat sera compétent (et qui peuvent donc devenir en fin de compte positives). Le SEM comptabilise par ailleurs comme négatives des décisions pouvant encore faire l’objet d’un appel. Cf. à ce sujet https://asile.ch/2018/08/20/statistiques-en-2017-quelle-reconnaissance-du-besoin-de-protection-en-suisse/#lightbox/0/

[ii] Modification apportée le 11.03 : le taux de décisions postives (taux de reconnaissance du staut de réfugié) à 35% est calculé sans les décisions Dublin et est donc comprarable avec le taux de protection de 81% – Il est de 26% si les décisions Dublin sont inclues et est dès lors comparable au taux de protection de 57.5% – cf. https://asile.ch/2018/05/11/statistiques-dublin-et-le-besoin-de-protection/