L’une des grandes illusions de la fin du XXe siècle aura été la disparition des distances en raison de moyens de transports de plus en plus performants et d’une libre-circulation grandissante après la chute du rideau de fer. Des gourous de la prospective avaient alors même proclamé la fin des frontières et de la géographie !
Il a fallu rappeler à ces rêveurs qu’ils s’adressaient à des privilégiés et que pour l’immense majorité de la population du globe, les déplacements restaient difficiles à de multiples échelles. Pour des migrants dépourvus de papiers et pour les laissés-pour compte des pays riches, franchir l’espace reste un défi hasardeux.
La pandémie a rappelé aux élites ultra-mobiles et à la génération easyJet que, même pour elles, l’hyper-mobilité pouvait s’arrêter. Maintenant qu’un redémarrage se profile, le concept de « capital de mobilité » s’avère éclairant pour comprendre qui est à même de se déplacer, quels sont les obstacles à cette mobilité et comment les surmonter.
La pandémie a rappelé aux élites ultra-mobiles et à la génération Easyjet que, même pour elles, l’hyper-mobilité pouvait s’arrêter.
Le concept de “capital” est une contribution centrale du sociologue Pierre Bourdieu à notre compréhension du monde. Selon lui, le capital économique est primordial mais insuffisant: la richesse permet beaucoup mais est complétée, voire compensée, par d’autres formes de capitaux. Bourdieu en distingue trois : 1) le capital culturel est le bagage de connaissances et la maîtrise des codes et des usages. 2) le capital social est formé par les réseaux de relations et de connaissances fortes ou faibles qui permettent d’obtenir des informations 3) le capital symbolique est constitué par la notoriété, les honneurs et la respectabilité acquises. De manière complémentaire, ces différents capitaux sont des sources de pouvoir et permettent aux individus ou aux groupes d’agir en société.
Ces capitaux peuvent être acquis en cours d’existence, mais sont souvent transmis au sein d’une famille ou d’un milieu social dont ils assurent le pouvoir et le « classement ». L’inégalité des capitaux hérités explique dans une large mesure la stratification sociale.
C’est sur cette base théorique, mais dans un registre plus spécifique, que le concept de « capital de mobilité » (certains auteurs utilisent les termes “motilité” ou “capital spatial”) s’est imposé comme une forme de capital spécifiquement reliée aux déplacements. Il a été p.ex. récemment appliqué aussi bien aux entrepreneurs transnationaux qu’aux migrants somaliens.
La constitution d’un capital de mobilité est le produit transversal des différents capitaux identifiés par Bourdieu: le capital économique permet p.ex. d’acheter un billet d’avion, voire un statut de séjour. Le capital culturel, sous forme p.ex. de compétences linguistiques et le capital social, sous forme d’un réseau d’information, facilitent grandement les déplacements.
Le capital de mobilité se décline sous des formes multiples: disposer du permis de conduire, avoir le bon passeport – ou idéalement plusieurs – pour acquérir un visa, être titulaire d’une carte de crédit et disposer des connexion internet pour les réservations en ligne ou tout simplement avoir accumulé une expérience au fil de voyages passés… Il se matérialise dans certains artefacts – véritables prolongations du corps – dont le smartphone connecté est le plus emblématique.
Tout comme les capitaux de Bourdieu, le capital de mobilité n’est pas uniquement corrélatif de la richesse des individus, même si les vacances aux Maldives ou le tour du monde en ballon restent des luxes de nantis. Alain Tarrius a ainsi montré que chez les plus déshérités, un « capital de mobilité » ou un “savoir circuler” se développe aussi: connaître un passeur, une brèche dans la palissade, un itinéraire non surveillé, mobiliser un réseau ethnique dans une ville inconnue, nouer d’éphémères alliances pour diminuer les risques… C’est ce type de capitaux qui permettent – malgré tous les murs et les frontières – les migrations de survie décrites par Alexander Betts et une forme de “mondialisation par le bas” par de “nouveaux nomades”.
Connaître un passeur, une brèche dans la palissade, un itinéraire non surveillé… C’est ce type de capitaux qui permettent – malgré tous les murs et les frontières – les migrations.
La pandémie a brassé les cartes du “capital de mobilité”. Les privilégiés que nous sommes en ont été réduits à rester confinés ou, pour certains, à apprendre à bouger malgré tout. Connaître les subtilités et les incessantes adaptations des consignes de l’OFSP; savoir où un test COVID peut être réalisé pour voyager et à quel délai; identifier quel test est requis par quel pays et si un retour sera possible; saisir qu’il existe plusieurs listes de pays “à risques” non-concordantes entre le DFJP et le DFI… Ces renseignements disséminés sur des sites internet en voie d’obsolescence permanente et se contredisant entre eux sont devenus de l’or !
Durant un temps, les laissés-pour compte – aguerris à d’autres défis qu’une pandémie – semblent d’ailleurs s’être mieux débrouillés que les autres pour franchir les frontières: les traversées de la méditerranée se sont poursuivies et les demandes d’asile ont peu diminué. Mais les privilégiés ont vite repris la main. Le “capital de mobilité” existe désormais sous forme injectable. Vous avez eu la deuxième dose ? A vous le monde !
“Pour des migrants dépourvus de papiers et pour les laissés-pour compte des pays riches, franchir l’espace reste un défi hasardeux.”
Tout à fait d’accord. Ma famille appartenait à cette génération systématiquement effacée de l’Histoire qui fut celle de l’émigration russe des années 1920. Destitués de leur nationalité et de tous leurs biens par décret de Lénine, sans aucune base légale, en 1922, réduits au stade de parias, de sans-grades et d’éternels étrangers sur la Terre, ils étaient devenus apatrides SPN (Sans Papiers de Nationalité) au bénéfice du passeport Nansen, que l’ancien explorateur norvégien et Haut Commissaire pour les Réfugiés de la Société des Nations avait établi à leur intention. C’est même cette génération qui est à l’origine du statut d’apatride.
Pourtant, sans autre titre de voyage, dépourvus de ressources économiques, souvent réduits à quémander des petits boulots – les princes convertis en portiers d’hôtel, les généraux en chauffeurs de taxi, les académiciens en manoeuvres chez Renault à Boulogne-Billancourt et les duchesses en dames-pipi dans les édicules publics, pour ne citer que les Russes émigrés à Paris entre les deux guerres, sont entrés dans la légende – mes parent et grand-parents n’ont pas cessé de voyager. Certes, pas toujours sur une base volontaire. On ne s’exile pas pour le plaisir, avec fusils et baïonnettes pointées dans le dos.
Cette génération a sans cesse dû inventer des stratégies pour s’adapter à ses nouvelles conditions, souvent au jour le jour, avec pour premier obstacle celui de la langue. Pourtant, parmi les Russes, connus pour être des linguistes-nés, plus d’un a su s’assimiler et a donné de grands écrivains à son pays d’accueil (Nabokov, Troyat, Volkoff, Kessel, Sarraute, Maznef – eh oui, même lui -, parmi bien d’ autres).
Les émigrés russes des années 1920 ont donc avec ceux des générations plus récentes ces points communs, que résume Bourdieu avec ses trois formes de capital intangible, et n’ont même le plus souvent que celles-ci, faute de disposer du capital matériel pourtant indispensable.
Dès lors, on peut se demander avec le sociologue français: qu’est-ce que le capital? Le père de Georges Soros, le controversé inventeur des Hedge Funds, disait, en désignant sa tête avec son doigt: “Mon capital est dans mon capital”. Son fils est lui-même connu pour ne jamais sortir avec un billet de plus de cinquante dollars en poche. Jeff Bezos, fondateur et PDG d”Amazon, est sans domicile fixe et vit au jour le jour à bord de son yacht, se déplaçant d’un port à l’autre au gré de sa fantaisie. Bien sûr, dans son cas, avec sa fortune on peut s’offrir le luxe de jouer aux purotins.