Restructuration de l’asile, tout change, rien ne change ?

Ce 1er mars entre en vigueur la restructuration du domaine de l’asile portée durant tout son mandat au DFJP par Simonetta Sommaruga et soutenue en 2016 à 66.8% en vote populaire.

L’objectif central, l’accélération des procédures, est répété sans grand succès depuis la première loi sur l’asile de 1979. L’ampleur de la présente réforme lui donne cependant plus de chance que les précédentes, en particulier en raison d’une logique de proximité : l’ensemble de la procédure doit désormais se dérouler dans un seul et même lieu. Plusieurs centres fédéraux pour requérants d’asile (CFA) ont été érigés. Les demandeurs d’asile y séjourneront au maximum 140 jours et leur demande sera traitée sur place. Il est prévu que 60 pourcents de toutes les demandes d’asile feront l’objet d’une décision définitive dans ce délai. Les autres cas seront affectés aux cantons comme par le passé. En complément, des centres dédiés au départ devraient accélérer le renvoi des déboutés.

Contrairement aux réformes précédentes qui penchaient clairement vers la restrictivité, la restructuration de 2019, plutôt d’ordre technique, pourrait apporter des améliorations profitables aux réfugiés. Elle est flanquée d’une importante innovation en matière de garantie des droits puisqu’un conseiller/représentant juridique indépendant sera octroyé à chaque requérant d’asile. Elle a été soutenue par une partie des milieux de défense de l’asile et combattue par des partisans d’une politique restrictive.

La réforme ne touche cependant pas aux grands principes de la politique d’asile et c’est l’occasion ici d’en faire un inventaire critique. Quatre grandes orientations ressortent avec constance de l’action des autorités au cours des dernières décennies:

–             la volonté de maintenir en place le système issu de la Convention de 1951;

–             l’adaptation aux évolutions du contexte par la multiplication des statuts;

–             l’accélération des procédures et le renforcement de l’exécution des décisions;

–             la diminution des prestations dans un but de dissuasion.

 

Maintien du système : droits fondamentaux et logique de tri individuel

La volonté de maintenir le système d’asile adopté par la Suisse en 1954 découle d’obligations internationales, mais aussi de la place de la tradition humanitaire dans l’identité helvétique. Le caractère individuel de la procédure, la stricte séparation entre les volets humanitaires et économiques de la politique d’immigration et le fait que la protection est accordée sur le territoire même de la Suisse sont au cœur de ce système. Malgré les multiples remises en question, jamais un changement de ce paradigme n’a été durablement envisagé. Certains milieux ont certes proposé de restreindre drastiquement l’accueil en Suisse en contrepartie d’une contribution accrue aux efforts de protection collectifs dans les zones d’origine des réfugiés, d’autres ont suggéré l’inclusion des réfugiés dans un contingentement global de l’immigration mais ces propositions n’ont jamais emporté l’adhésion.

Au fil des années, le nombre absolu des personnes obtenant le statut de réfugié en Suisse a eu tendance à croître ce qui invalide la dénonciation par certains d’un démantèlement généralisé de l’asile. A l’heure actuelle un quart des requérants obtiennent le statut de réfugié (6358 en 2018) et 60% une forme ou une autre de protection (14926 en 2018). Une partie des autres voient leur demande d’asile traitée par un autre état Dublin et sont susceptibles d’être protégés. Des milliers de personnes déboutées sont cependant contraintes de quitter la Suisse chaque année, 3029 ont été expulsées directement vers leur pays d’origine en 2018.

La politique d’asile reste donc basée sur des principes restrictifs selon lesquels le statut de réfugié est un privilège réservé à une catégorie bien spécifique de personnes en fuite : celles qui peuvent faire valoir une crainte fondée de persécution individuelle liée à leur appartenance à un groupe social spécifique. Elle implique donc un processus de triage et fait peser sur les requérants un soupçon de fraude permanent. La Suisse semble être l’un des pays qui se tient le plus strictement à une exigence de persécution individuelle attestée par un récit circonstancié pour octroyer le statut de réfugié.

Multiplication des types d’autorisation de séjour

Confrontée à des motifs d’asile variés et à l’interdiction du refoulement vers une zone où l’intégrité physique d’une personne serait en danger, la Suisse a eu de plus en plus recours à des statuts subsidiaires n’offrant pour la plupart qu’une protection temporaire. Il s’agit là d’une deuxième ligne de force de la politique d’asile. Elle se retrouve, mais de manière moins marquée, dans de nombreux autres pays d’accueil. Le cas le plus flagrant en Suisse est celui des personnes « admises provisoirement» (permis F). Elles n’ont pas obtenu l’asile mais bénéficient d’une autorisation de séjour d’une année (renouvelable) liée soit à une situation de violence dans leur pays d’origine (principe de non-refoulement) ou au fait que leur retour n’est pas possible. Elles étaient 46’657 au 1.1.2019.

La création de statuts subsidiaires peut faire l’objet de deux lectures antagonistes. D’un côté, elle représente une amélioration des conditions d’accueil car elle offre une protection à des personnes qui ne peuvent stricto sensu prétendre au statut de réfugié, car elles fuient par exemple des situations de violence indifférenciée. Elle s’inscrit dans une prise en compte croissante par les états d’accueil de la vulnérabilité des populations, laquelle se substitue au modèle traditionnel de l’asile basé sur la persécution politique. D’un autre côté, cette multiplication des statuts maintien de nombreux exilés dans des situations provisoires souvent extraordinairement pénibles.

Accélération des procédures et excécution des renvois

Une troisième préoccupation constante des autorités est l’accélération de la procédure et l’exécution des renvois. Au début des années 1980, il n’était pas rare que la procédure d’asile se déroule sur de nombreuses années. Progressivement, la répartition des tâches entre la Confédération et les cantons, la limitation des délais de recours, l’obligation de collaborer imposée aux requérants, mais aussi le traitement prioritaire des demandes d’asile ayant peu de chance de succès et le ciblage de certains pays (« procédure 48 heures » pour les ressortissants d’Albanie, Bosnie, Géorgie, Kosovo, Macédoine et Serbie dès 2012/13, procédure « fast-track » pour la Gambie, la Guinée, le Nigeria, le Maghreb et le Sénégal dès 2013) ont permis un raccourcissement significatif des durées de procédure.

Dans le même temps, cependant, la multiplication des pays de provenance, la difficulté de collaborer avec leurs gouvernements et d’obtenir des documents de voyage ainsi que la nécessité d’éviter les refoulement des demandeurs d’asile déboutés vers des pays où ils pourraient être menacés, ont conduit à de grands retards dans l’exécution des décisions négatives. Cette situation a conduit à des tensions entre les acteurs de la politique d’asile.

Confrontés aux faibles chances de succès de leur requête et au risque de devoir rapidement quitter la Suisse, les demandeurs d’asile ont parfois un intérêt objectif à cacher leur origine et leur itinéraire et à ne pas présenter de documents d’identités afin de rendre difficile un rapatriement de force. De leur côté, les autorités fédérales tendent à soupçonner toute personne dépourvue de documents d’identité d’être un dissimulateur dépourvu de motifs d’asile.

La problématique de l’exécution des renvois a été, dans ce contexte, une source de préoccupation majeure des années récentes. La Confédération a tenté et tente toujours de remédier à cette situation par la signature d’accords de réadmission avec les pays d’origine et de transit et par la mise en place de conditions d’expulsion de plus en plus dures, permettant la détention en vue du départ, la mise sous pression financière des cantons pour qu’ils exécutent les renvois et celle des demandeurs d’asile pour qu’ils fournissent toutes les informations et documents requis.

Dissuasion et technologisation

Une quatrième caractéristique récurrente de la politique d’asile des dernières décennies est une volonté de dissuasion par des conditions d’accueil peu attractives et des procédures sélectives. Les normes d’assistance pour les demandeurs d’asile ont ainsi été progressivement abaissées et les délais de recours raccourcis. La mise en place de barrières rendant plus difficile l’accès à la procédure d’asile (non-entrée en matière sur certaines demandes, recours systématique aux accords de Dublin, sanctions contre les compagnies aériennes transportant des personnes dépourvues de documents valables) ainsi que l’octroi de statuts subsidiaires vont dans le même sens.

Des outils technologiques de plus en plus sophistiqués ont été mis en œuvre pour l’identification des personnes (dactyloscopie), l’établissement de l’âge (radiographies), l’expertise des documents et la vérification des provenances (expertise linguistique). Des campagnes d’information ont par ailleurs ciblés certains pays afin de dépeindre la Suisse comme une destination peu attractive.

La politique de dissuasion est justifiée par le fait qu’elle est censée s’adresser aux personnes n’ayant  pas de motifs d’asile solides et ainsi favoriser l’accueil des autres. Dans le même temps, les épisodes d’exil récents et en particulier la crise syrienne ont montré que pour des personnes pourtant considérées par le HCR comme des réfugiés de plein droit, la Suisse était devenue une destination de deuxième choix.

Un changement de paradigme ?

Les grandes évolutions que nous venons d’évoquer montrent à quel point, malgré la restructuration actuelle, la politique d’asile continue à s’exercer dans un certain paradigme. L’accueil sélectif et la dissuasion en sont les maîtres mots. L’approche reste ainsi réactive face à la croissance des demandes de protection à l’échelle mondiale et soulève de nombreuses questions : les  personnes les plus menacées sont-elles bien celles qui sont protégées ? Les critères de protection choisis ne favorisent-ils pas certains profils indépendamment des risques objectifs encourus ? Imposer le déplacement jusqu’en Suisse pour demander la protection ne suscite-il pas de dangereux voyages ? La sélection par la vraisemblance du récit et par son adéquation à une définition spécifique du réfugié est-elle la seule possible ?, etc…

Maintenant que l’importante réforme de la procédure est sous toit, il est sans doute temps d’initier une réflexion plus profonde sur ces questions visant à inscrire la politique d’asile dans un projet plus cohérent et proactif de protection.

 

 

Photo: L’un des Centres fédéraux de procédure à Perreux (Boudry – NE)

 

Ce blog a été modifié le 8 mars (ajout des chiffres absolus d’octroi d’une protection)

Etienne Piguet

Professeur de géographie à l’Université de Neuchâtel et Vice-président de la Commission fédérale des migrations, Etienne Piguet s'exprime à titre personnel sur ce blog.

Une réponse à “Restructuration de l’asile, tout change, rien ne change ?

  1. Sur le blog de votre collègue, Mme Caye, j’ai publié la question suivante le 27 février 2019:

    Qui peut m’expliquer comment le TAF a fait pour garder :
    (décisions publiées sur le site du TAF (bvger ch) le 27 février 2019)
    D-6153/2017: du 31 octobre 2017 au 15 février 2019 (décision en “que … que”)
    D-3895/2017: du 12 juillet 2017 au 19 février 2019 (décision en “que … que”)
    D-4260/2017: du 27 juillet 2017 au 18 février 2019 (7 lignes de subsomption)
    etc etc etc

    Avez-vous peut-être la réponse ? comment un tel délai de traitement est possible ??
    (j’ai retiré les cas Dublin cités, car ils correspondaient à une publication retardée)

    Sinon, s’agissant de votre commentaire, je me permets de relever:
    1.
    Vous mentionnez des % pour décrire les personnes admises (pour rappel, vous mentionnez: 25 % qui obitennent le statut de réfugié, et 60 % une autre forme de protection), puis faites état de 3’029 personnes expulsées directement vers leur pays d’origine en 2018.
    Est-ce que vous comprenez que je suis heurté par le fait que vous mentionnez des pourcentages (vagues et impersonnels) pour marquer le fait que la Suisse accueille 85 % des demandeurs d’asile (bravo la Suisse !!), puis des chiffres concrets pour les expulsés ?

    Etait-ce difficile de dire (de manière objective):
    En 2018, le SEM a traité 26 103 demandes d’asile en première instance: l’asile a été accordé à 6 358 personnes, une autre protection à 15 870 personnes, tandis que 1 613 pesonnes ont quitté la Suisse volontairement, 3 266 personnes ont été renvoyées soit dans leur pays d’origine soit dans un Etat tiers et 1 560 personnes dans un Etat Dublin.

    2.
    “La politique d’asile reste donc basée sur des principes restrictifs selon lesquels le statut de réfugié est un privilège réservé à une catégorie bien spécifique de personnes en fuite”
    C’est une blaque ? vous trouvez que c’est un principe “restrictif” d’examiner si la personnes qui revendique une protection nécessite une telle protection ??
    Et le terme “privilège” = ???

    3.
    “La Suisse semble être l’un des pays qui se tient le plus strictement à une exigence de persécution individuelle attestée par un récit circonstancié pour octroyer le statut de réfugié.”

    Et vous ne rapprochez à aucun moment le taux de protection (85 %) avec votre affirmation ?
    Ce tableau est illustratif que la Suisse ne semble pas si “restrictive” que cela:
    https://asile.ch/2018/07/25/carte-la-loterie-de-lasile-2017/

    4.
    “ainsi que la nécessité d’éviter les refoulement des demandeurs d’asile déboutés vers des pays où ils pourraient être menacés, ont conduit à de grands retards dans l’exécution des décisions négatives”

    Comment pouvez-vous dire que la nécessité d’éviter les refoulements (donc la procédure d’octroi de l’asile ou de l’admission provisoire) retarde l’exécution des décisions négatives ? Par principe, si la décision est négative, cela signifie que la personne ne risque, selon nos autorités, pas une menace au sens de l’interdiction du refoulement… (cohérence ?)

    5.
    ” les demandeurs d’asile ont parfois un intérêt objectif à cacher leur origine et leur itinéraire et à ne pas présenter de documents d’identités afin de rendre difficile un rapatriement de force.”

    Euh, non, c’est un intérêt “subjectif”. S’il était objectif, ils auraient tout intérêt à en faire part dans l’examen de leur demande de protection (qui, faut-il le rappeler, conduit la Suisse à reconnaître un besoin de protection à 85 % des gens qui demandent l’asile; nous sommes donc loin d’un système dont il faudrait se méfier et cacher ses réels motifs “objectifs” de départ).

    6.
    “De leur côté, les autorités fédérales tendent à soupçonner toute personne dépourvue de documents d’identité d’être un dissimulateur dépourvu de motifs d’asile.”
    Source = ??
    Si c’était le cas, aurions-nous vraiment un taux de protection de 85 % ?

    7.
    “Une quatrième caractéristique récurrente de la politique d’asile des dernières décennies est une volonté de dissuasion par … des procédures sélectives.”

    Mais qui, faut-il le rappeler, aboutit à un taux de protection de 85 % (soit nettement supérieur à l’ensemble des pays européens (sauf l’Ireland). Vous pensez vraiment que la Suisse a mis en place une procédure sélective pour arriver… au taux de protection le plus élevé (et de très loin) d’Europe continental ??

    8.
    “Les grandes évolutions que nous venons d’évoquer montrent à quel point, malgré la restructuration actuelle, la politique d’asile continue à s’exercer dans un certain paradigme. ”

    Non, désolé, vous avez surtout démontré que vous défendez un certain paradigme dans votre vision de l’asile en Suisse.

    9.
    “les personnes les plus menacées sont-elles bien celles qui sont protégées ?”

    Cas Dublin mis à part, vous pensez vraiment qu’avec un taux de protection de 85 %, la Suisse manque sa cible de protection ?
    Taux de protection en Europe:
    France: 28 %
    Espagne: 34 %
    Italie: 39 %
    Suède: 39 %
    Allemagne: 43 %
    Norvège: 46 %
    Autriche: 54 %
    etc etc.
    Suisse: 85 % (+ recours pendants devant le TAF, vu qu’il s’agit des chiffres de première instance)

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