Karl Spitteler, Xi Jinping et la naturalisation facilitée

Le président chinois n’aurait pu tomber plus à propos en évoquant la semaine dernière le prix Nobel suisse de littérature Karl Spitteler. Si l’œuvre romanesque est un peu oubliée, son discours du 14 septembre 1914 « Notre point de vue suisse » reste un document exceptionnel pour comprendre l’état d’esprit du début de la 1e guerre mondiale qui marque une profonde rupture entre une Suisse ouverte et sûre d’elle-même et un pays inquiet pour son identité et fermé à l’extérieur. Comme l’ont montré plusieurs recherches historiques, cette rupture va conduire à une restrictivité croissante en matière d’immigration et de naturalisation encore perceptible aujourd’hui dans la législation et les esprits. Citer Spitteler aujourd’hui renvoie ainsi directement au débat sur la naturalisation facilitée et au vote du 12 février.

Un passage en particulier doit être évoqué. Le voici :

"On nous exhorte parfois amicalement, en bons voisins, à ne pas trop marquer par le sentiment nos frontières politiques. Si nous écoutions ces exhortations voici ce qui en résulterait : à la place des frontières extérieures abolies, on en créerait de nouvelles au-dedans, qui ouvriraient des abîmes entre Suisse occidentale, Suisse méridionale et Suisse orientale. Je crois donc qu’il vaut mieux nous en tenir aux frontières que nous avons déjà. Nous devons nous pénétrer de l’idée qu’un frère politique est plus près de nous que le meilleur voisin et parent de race. Fortifier cette conviction est notre devoir patriotique. La tâche n’est pas facile. Nous devons sentir en commun tout en restant divers. Nous n’avons pas le même sang, ni la même langue, nous n’avons pas de maison régnante pour atténuer les oppositions, nous n’avons pas même, à proprement parler de capitale. Toutes ces choses, il ne faut pas se le dissimuler, constituent des éléments d’infériorité politique. Nous avons donc besoin d’un symbole commun pour triompher de cette infériorité. Heureusement que ce symbole nous le possédons. J’ai à peine besoin de vous le nommer : la bannière fédérale. Il s’agit donc de se grouper toujours plus étroitement autour de cette bannière et partant, de tenir à une juste distance ceux qui ont prêté serment de fidélité à un autre drapeau (…)." (p. 12)

Ce passage doit se comprendre dans le contexte des tensions importantes qu’a suscité en Suisse le conflit franco-allemand, mais il illustre plus largement l’une des spécificités de la Suisse : la nécessité de définir un projet et une identité nationale transcendant les clivages culturels et linguistiques (« raciaux » dans les termes de l’époque !). En période de troubles, elle débouche sur une volonté de clôture aux étrangers et explique la révision de l’article constitutionnel sur la nationalité en 1928 et la très restrictive loi sur le séjour et l’établissement de 1931. Les lois et les concepts forgés à l’époque, dont celui d’Ueberfremdung, impriment encore aujourd’hui leur marque à de nombreux discours sur la nationalité et la migration. Il est important d’en tenir compte pour expliquer les spécificités suisses. On peut cependant se demander ce que Spitteler aurait pensé aujourd’hui de la naturalisation facilitée. Les clivages entre suisses allemands, romands et tessinois semblent estompés. N’est-ce pas précisément réduire les clivages intérieurs à la société suisse et promouvoir un projet commun que de permettre aux étrangers établis de longue date d’en faire pleinement partie ?

Etienne Piguet

Professeur de géographie à l’Université de Neuchâtel et Vice-président de la Commission fédérale des migrations, Etienne Piguet s'exprime à titre personnel sur ce blog.