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Sexe, mensonges et néolibéralisme

Dirigée avec maestria par Steven Soderbergh, “The Girlfriend Experience” jette un regard glacial et fascinant sur les maux du néolibéralisme.

The Girlfriend Experience : bande-annonce

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L’histoire : étudiante en droit et stagiaire dans un cabinet d’avocats, Christine observe avec curiosité la double vie de son amie Avery. Escorte, celle-ci propose aux hommes d’affaires fortunés la girlfriend experience : des relations sexuelles impliquant une intimité émotionnelle. Un soir, Christine décide d’accompagner Avery dans un bar, où l’attendent deux clients.

« Everybody’s paid to be everywhere. It’s called an economy. I fuck people, but I don’t fuck them over. I know exactly what I’m selling, and they know exactly what they’re buying.»

D’abord un film engagé

En 2009, Steven Soderbergh sortait un petit film inclassable, “The Girlfriend Experience”. Considéré à juste titre comme mineur dans l’œuvre prolifique du réalisateur de “Sex, Lies, and Videotape”, le film suivait le quotidien d’une escorte – incarnée par l’actrice porno Sasha Grey – à Manhattan, en pleine crise des subprimes. Portrait à charge d’une société gangrenée par l’argent, le film, tourné pendant la campagne présidentielle, appelait à trouver d’autres valeurs que le capitalisme.

Sept ans après la sortie de cet ovni cinématographique, la situation s’est largement détériorée. Alors que “The Girlfriend Experience”, laissait entrevoir un avenir meilleur si Barack Obama était élu, les illusions sont définitivement perdues. La crise a tout dévasté, laissant un champ de ruine d’où ne percent que les bourgeons issus des racines les plus résistantes. C’est sur ce terreau que Steven Soderbergh a bâti sa nouvelle œuvre majeure : “The Girlfriend Experience”, la série.

Promise à un brillant avenir

Dans cette production de 13 épisodes de 28 minutes diffusée depuis le 10 avril sur la chaîne Starz et qui se situe désormais à Chicago, la star du porno a cédé sa place à Riley Keough, mannequin et petite-fille d’Elvis Presley. L’actrice est belle, d’une beauté fraîche et juvénile. Avec son chignon sage et ses ballerines, elle incarne l’innocence. Mais son personnage ne bénéficie pas que d’atouts physiques. Christine Reade est aussi brillante. Etudiante en droit, elle débute un stage dans l’une des plus prestigieuses études de la ville.

Alors que rien ne semble l’y prédisposer, cette jeune femme éduquée et ambitieuse se laisse entraîner dans la prostitution « de luxe » par une amie. La curiosité et l’attrait de l’argent facile semblent être son seul moteur. Un raccourci qui laisse dubitatif et fait craindre un scénario de roman à l’eau de rose vaguement grivois à la nullité aussi abyssale que “50 Shades of Grey”.

Très vite pourtant, on comprend que cet objet télévisuel-là est beaucoup plus complexe et ambigu que son point de départ peut le laisser penser. Comment une étudiante promise à un brillant avenir peut-elle tomber aussi facilement dans la prostitution ? Quel traumatisme ce basculement dissimule-t-il ? Le scénario élude volontairement la question pour se concentrer sur la seule personnalité de Christine, dont on mesure bientôt l’ampleur du trouble. “I saw an opportunity and I took it”, livre la jeune femme pour seule piste lapidaire, laissant le spectateur en proie au malaise.

Une héroïne ambiguë

Tout le génie de “The Girlfriend Experience” est là : placer au cœur de l’action un personnage ambigu et insaisissable, auquel il est impossible de s’attacher mais qu’il ne s’agit pas de juger. Aux antipodes de l’héroïne de série classique, Christine exerce un contrôle obsessionnel sur sa vie (“I got it under control. I know what I’m doing.”). Ambitieuse, elle aborde les relations tarifées avec la même froide détermination que ses autres activités et maintient sans effort ses émotions à distance.

Tant que chaque espace reste solidement compartimenté, la jeune femme se glisse avec une facilité déconcertante dans l’intimité de ses clients, puis à ses cours, avant de retourner rédiger des contrats. On le perçoit dès le pilote, sa sexualité n’est que la projection fantasmée d’une image qu’elle maîtrise à la perfection. “You can be whoever you want to be”, lui promet Avery. Une offre qui ne se refuse pas, lorsqu’on souffre de trouble de la personnalité borderline. La girlfriend experience va ainsi procurer à Christine liberté et pouvoir. Du moins en apparence.

Mise en scène éblouissante

Les troubles de l’identité sont au cœur de l’œuvre de Steven Soderbergh. Nul auteur ne pouvait mieux que lui mettre en scène l’histoire de Christine. S’il n’a pas souhaité réaliser “The Girlfriend Experience” (la caméra est confiée à tour de rôle à Amy Seimetz et Lodge Kerrigan), l’auteur de la fantastique série “The Knick” en a piloté la production de A à Z. Et cela se voit du premier au dernier plan.

Entièrement filmée à la lumière naturelle, la série est d’une beauté formelle à couper le souffle. L’univers urbain dans lequel évolue Christine est représenté dans toute sa splendeur graphique. On pense à Stanley Kubrick en voyant défiler les plans au découpage chirurgical et à la lumière sépulcrale (la photographie glaciale est assurée par Steven Meizler, assistant caméra des longs-métrages de Soderbergh).

Habilement, les scènes de sexe sont filmées depuis l’encadrement d’une porte, derrière une fenêtre ou à travers les stores, plaçant le spectateur dans une position de voyeur aussi grisante qu’inconfortable.

Au-delà de l’esthétique époustouflante, la force de la mise en scène réside dans une narration déroutante, semblable à nulle autre série. Refusant de s’enfermer dans un arc narratif classique, “The Girlfriend Experience” soulève plus de questions qu’il n’en résout et nous entraîne dans un univers inquiétant, à la frontière du polar.

On retient son souffle lorsque Christine marche lentement dans un couloir d’hôtel, au son grésillant des néons, ou lorsque la jeune femme rentre chez elle et visionne les segments de vidéosurveillance captés en son absence. Une tension exacerbée par la musique électronique de Shane Carruth, et que la durée de 28 minutes par épisode renforce avec brio.

Baiser pour ne pas se faire baiser

Mais que souhaite signifier Soderbergh par cet objet télévisuel aussi étrange que brillant ? Si elle évoque le quotidien d’une escorte, cette série n’a rien de “Secret Diary of a Call Girl”. Au-delà de son aura sulfureuse, “The Girlfriend Experience” n’est pas une série sur le sexe. C’est bien de baiser qu’il s’agit, mais l’acte sexuel n’est ici qu’un support allégorique au constat funeste de Soderbergh. “I’m fucking with you. Better yet, I’m fucking you. It’s a whole lot more fun”, s’enorgueillit un client de Christine.

L’Amérique que dépeint Soderbergh a perdu toute valeur. Seul subsistent l’argent et le pouvoir. Dans cette société, on baise son prochain. Pour ne pas se faire baiser. Dès lors qu’il se vend et s’achète, le sexe est une transaction comme une autre, qui se cèle en un clic via les sites de rencontres.

De façon plus implacable encore qu’en 2009, la girlfriend experience que pratique Christine est une métaphore glaçante des maux du néolibéralisme. Une société qui broie les identités jusqu’à les nier. Le lien invisible est ici permanent entre le monde des affaires et la girlfriend experience qui, d’épisode en épisode, se font écho en miroir jusqu’à se fondre.

Le premier jour de son stage, Christine reçoit la consigne d’exécuter les tâches comme un mouton (“Don’t get clever. You cut and paste.”), une règle qu’appuie son patron en lui donnant sciemment un mauvais prénom. De même, Christine est une autre : Chelsea. L’intimité que la jeune femme instaure avec ses clients est feinte, le lien mensonger, mais cela fait partie du deal.

Dénués de toute substance, ces rapports qui n’ont rien d’humain suscitent une sensation étrange de vacuité, que la mise en scène renforce avec maestria. Les personnages s’effacent dans des pièces immenses qui semblent les avoir absorbés. Au loin, les immeubles paraissent inhabités, le paysage est fantomatique. De longs plans de pièces vides ponctuent l’action et intensifient le malaise.

Illusions perdues

Le propos de “The Girlfriend Experience” est là : le seul moyen de survivre dans une société dénuée de valeur est de se défaire de tout lien, de tout affect. Les êtres se croisent sans jamais vraiment se rencontrer. Ils sont profondément seuls. Froide, distante, sans état d’âme, Christine possède toutes les armes pour survivre dans cet univers mortifère.

Pourtant, loin de lui apporter la liberté à laquelle elle aspire, sa double vie l’enferme et la réduit, lui faisant perdre peu à peu son identité. En renonçant à ses fantasmes, dont elle pensait qu’ils étaient l’expression de sa liberté, la jeune femme perd le peu de pouvoir qu’il lui restait.

Assaillie par la tourmente, jamais elle ne laisse transparaître la moindre émotion, au pire essuie-t-elle une larme, à peine un rictus. Mais son visage se dégrade subtilement, comme rongé de l’intérieur. Si l’on pense au « Portrait de Dorian Gray », la réalité est plus sombre encore.

Car en proie au tourment, la beauté de Christine s’intensifie de façon troublante. « Le chagrin rend sublime le visage d’une jeune femme très belle », dit Balzac dans « Illusions perdues ». On le devine, la splendeur éclatante de Christine sera vite altérée. Sans doute est-il déjà trop tard. Et il y a dans cette éclat éphémère quelque chose de déchirant. Un chant du cygne dont on mesure la portée universelle.

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