L’urne et la matraque : retour sur la construction récente d’une pratique : le vote

L’image est frappante : un policier espagnol lourdement équipé, marchant dans les rues de Barcelone une urne à la main, confisquée dans un bureau de vote le 1er octobre dernier, jour de la votation sur l’indépendance de la Catalogne. Cette photographie a beaucoup fait parler d’elle.

Elle nous apparaît comme violente, choquante, mais pourquoi ? Cette question nous invite à revenir brièvement (format « blog » oblige) sur cette pratique devenue symbole démocratique : le vote.

Une pratique récente

Voter aujourd’hui nous paraît évident, mais la pratique du vote est le fruit d’un processus historique qui débute en Europe au milieu du XIXème siècle seulement. Les Etats ont progressivement octroyé le droit de vote à une partie de leur population (du vote censitaire, au suffrage universel masculin, puis au suffrage vraiment universel) dans une visée pacificatrice : sur le principe, voter permettrait au corps électoral d’intervenir de manière non-violente dans les affaires de l’Etat (ou du moins d’en avoir l’impression).

Mais le vote est loin du cadeau de dirigeants bienveillants à leur peuple aimant. Par son instauration, l’Etat affirmait sa volonté d’en faire la forme légitime d’expression politique par excellence, en reléguant d’autres vers l’illégitime, notamment le recours à la violence dans les luttes politiques. Louis Blanc, député sous la IIIème République française, disait en 1874 : « [le suffrage universel] est un instrument d’ordre par excellence. Et pourquoi ? […] Parce que, en permettant à chacun de poursuivre sans violence le redressement de ses griefs, il désarme la violence […] ; parce qu’il investit le pouvoir émané de lui d’une force morale immense et qui rend toute entreprise factieuse impossible et dispense de recourir à l’emploi de la force matérielle. » N’est-il dès lors pas utile de penser la construction du vote en lien avec « un projet plus général de forclusion de la contrainte physique », comme nous y invite Olivier Ihl ? (Olivier Ihl, « La civilité électorale : vote et forclusion de la violence en France », in Cultures et conflits, 1993)

L’école du vote et de la civilité électorale

Pour le politologue, la pratique du vote est bien le résultat d’une construction. Il a d’abord fallu faire en sorte que la population comprenne simplement comment voter pour éviter par exemple que le citoyen glisse dans l’urne une missive adressée à son candidat, ou qu’il calligraphie le bulletin de vote, rendant ainsi son vote nul. Les Etats démocratiques vont donc tenter d’inculquer une « civilité électorale » aux futurs citoyens dès le plus jeune âge. Des bancs de l’école aux discours aux tribuns, on glorifiera l’acte à la fois laïque et sacré du vote : « Il faut inspirer à l’enfant, clamera Paul Bert en 1882, un respect quasi religieux pour ce grand acte de vote qui, jusqu’à présent, est par tant de personnes traité si légèrement ; […]. Il faut que cela devienne chez lui comme une sorte d’instinct acquis, si bien que lorsque ce jeune citoyen s’approchera de la simple boîte en bois blanc déposée sur la table de vote, il éprouve quelque chose de cette émotion que ressentent les croyants lorsqu’ils s’approchent de l’autel » (Conférence sur l’éducation civique de Paul Bert en août 1882).

Cette « émotion » démocratique sera rendue de plus en plus privée et individuelle, à travers notamment la loi française du 29 juillet 1913 qui normalisera l’indépendance et le secret du vote grâce à l’instauration de l’unique enveloppe bleue dans laquelle on met son bulletin seul dans l’isoloir avant de la glisser dans une urne celée (Alain Garigou, Les secrets de l’isoloir, 2012).

Le vote : une pratique acquise aujourd’hui ?

L’amnésie historique risque de nous faire croire que voter aujourd’hui va de soi, que cette « seconde nature » (Garigou) serait intégrée dans le for de chacun comme un droit, voire un devoir. C’est là peut-être l’une des raisons pour lesquelles cette image de la répression du vote catalan est si choquante. On pourra bien sûr arguer du fait que l’Etat espagnol n’a pas reconnu la licéité de cette votation. Il n’en reste pas moins que cette scène rappelle aussi qu’il a considéré comme un acte de violence à son encontre l’expression pacifique par le vote d’une partie de la population espagnole, justifiant à ses yeux la répression dont nous avons été les témoins.

Ce triste épisode nous rappelle que si voter paraît être le droit le plus démocratique de celles et ceux qui veulent s’exprimer, il reste aussi parfois un outil de l’Etat pour contenir ce qui l’ébranle, au point, comme ici, de répondre à l’urne par la matraque.


Image mise en avant : L’urne ou le fusil, une gravure de M.L. Bosredon, avril 1848, BNF, Paris.

Corruption à tous les niveaux : le ras-le-bol des Roumains

Depuis le 31 janvier 2017, la Roumanie est le théâtre de nombreuses manifestations contre la corruption omniprésente dans le pays et incarnée par le gouvernement de Sorin Grindeanu du Parti social-démocrate (PSD). Des rassemblements spontanés d’une ampleur historique ont commencé après la tentative de l’exécutif social-démocrate de passer un décret gouvernemental qui avait pour but de dépénaliser certaines infractions et, surtout, d’assouplir la législation anticorruption.

Le PSD, déjà chassé du pouvoir par la rue fin 2015, est connu pour divers démêlés avec la justice. Le chef du parti Liviu Dragnea par exemple a écopé de deux ans de prison avec sursis pour fraude électorale, et a également été accusé dans un procès pour emplois fictifs.

Dans ces circonstances, malgré l’argument officiel du gouvernement selon lequel ce décret permettrait de « désengorger les prisons » et de « moderniser le système judiciaire », celles et ceux qui manifestent aujourd’hui leur indignation voient dans celui-ci la volonté de renforcer ses privilèges, de dépénaliser des pratiques douteuses des politiques et du parti au pouvoir et d’affaiblir dans les faits la lutte anticorruption.

Bien que ce décret ait été retiré le 4 février, qu’une motion de censure contre le gouvernement ait échouée le 8 février et que le ministre de la justice Florin Iordache (PSD) ait démissionné le lendemain, les manifestations continuent à travers le pays et sont devenues le symbole d’un ras-le-bol général des Roumains vis-à-vis de la corruption présente à tous les étages de la société.

 

Piața Unirii – Cluj-Napoca (10 février 2017)

Une « petite » corruption intégrée et banalisée

 Je me suis rendu en Roumanie la semaine dernière (07.02.17) et j’ai pu observer quelques pratiques qui témoignent de la corruption présente dans le quotidien des Roumains.

Arrivé tout d’abord en Bulgarie, je me suis rendu à Bucarest en taxi. Nous étions six dans un taxi prévu pour cinq. A la frontière, un douanier roumain contrôle le véhicule et constate bien évidemment que nous sommes en surnombre. Le conducteur du taxi et le douanier discutent quelques minutes, rigolent un peu, et nous passons notre route sans soucis. Le chauffeur du taxi nous expliquera qu’en revenant de Bucarest, il devra repasser par le même poste frontière et offrir cinq bouteilles de bière au douanier qui nous a laissé passer.

Cette histoire cocasse s’est déroulée sous les panneaux officiels anticorruptions du gouvernement roumain, installés à tous les postes frontières. De prime abord insignifiante, elle illustre bien la « petite » corruption courante en Roumanie. Si aucune somme d’argent n’a été échangée, la pratique est loin d’être innocente : ce fonctionnaire de l’Etat a tout de même accepté de « fermer les yeux » devant un acte illégal en échange (symbolique peut-être) de cinq bouteilles de bière.

A Cluj-Napoca, une ville du nord-ouest de la Roumanie, j’ai rencontré un responsable du contrôle des chauffages de la ville. Il m’a raconté que, régulièrement, lorsqu’il constate qu’il est nécessaire de changer un chauffage défectueux pour des raisons de sécurité, certaines personnes tentent de lui donner de l’argent pour qu’il ne les oblige pas à changer leur installation. Se déclarant lui-même opposé à ce genre de « petite corruption », il m’a assuré qu’elle était courante, répandue et banalisée. Cette autre petite histoire tranche pourtant avec la première : des personnes peuvent se retrouver moralement corruptrices parce qu’elles n’ont pas financièrement les moyens de payer ce que les autorités leur demandent.

Une prise de conscience générale ?

En Roumanie, comme ailleurs sans doute, petite et grande corruptions semblent s’entretenir comme un cercle vicieux. Pour bon nombre de Roumains avec qui j’ai discuté, la « petite » corruption qui est totalement intégrée à leur quotidien ne leur pose pas réellement problème au regard de la « grande » corruption qui gangrène le pays : « Que sont quelques bouteilles de bières ou quelques lei (la monnaie roumaine) face à la corruption gouvernementale à grande échelle ? » me demandait un peu cyniquement un manifestant à qui je racontais mes anecdotes.

Si ce n’est pas la première fois que les Roumains descendent dans la rue pour condamner ce gouvernement corrompu, il semble bien pourtant que ses malversations récentes aient engendré une prise de conscience et une volonté plus fortes que par le passé d’en finir avec cette corruption qui s’est répandue à tous les étages de la société. Ce même manifestant ajoutait : « En attaquant ces pratiques par le haut nous voulons aussi changer celles du bas ». Espérons que l’avenir lui donne raison et que la Roumanie ne sera pas descendue massivement dans la rue pour rien.

 


Photographies: Piața Victoriei, Bucarest (7 février 2017) et Piața Unirii, Cluj-Napoca (10 février 2017) ©Elio Panese

«L’après-Daech est clairement en train de se préparer.» Regard d’une humanitaire aux prises avec le terrain

Ces derniers temps, le recul de Daech (dit Etat islamique) et la reprise progressive des territoires occupés en Irak font les gros titres des médias occidentaux. En effet, le groupe terroriste est en mauvaise posture : l’armée irakienne et les Peshmergas kurdes, avec l’aide de la coalition internationale, enchaînent les offensives, ce qui peut laisser penser que la fin de Daech est proche et que l’Irak pourrait bientôt être pacifié. Malheureusement, vue de plus près, la situation n’est pas aussi simple.

J’ai contacté Alice*, une humanitaire basée à Kirkouk, au nord de l’Irak. La ville se situe sur un territoire dit « disputé » à une vingtaine de kilomètres de la ligne de front entre les Peshmergas kurdes et Daech. Kirkouk a d’ailleurs presque été prise par l’organisation terroriste en janvier 2015.

De derrière son écran d’ordinateur, Alice m’a livré son regard sur la situation du pays et son ressenti de l’intérieur.

La situation

Alice connaît bien l’Irak : elle y avait déjà passé du temps en 1992 et elle y est à nouveau depuis 6 mois. Elle m’a expliqué que le territoire de Kirkouk a de tout temps été disputé entre les Kurdes qui revendiquent le territoire et les Irakiens qui souhaitent notamment profiter de la manne pétrolière de la région ; mais pas seulement. En effet, on y retrouve également la présence d’une population turkmène qui revendique plus de poids politique, et bien sûr aujourd’hui Daech, situé derrière la ligne de front.

La région de Kirkouk se retrouve ainsi sous au moins trois conflits superposés qui n’ont que peu de liens les uns avec les autres ; tout cela étant encore compliqué par des tensions religieuses croissantes.

Une superposition dont on parle peu dans les médias

Cette superposition de conflits est quelque chose dont on parle peu dans les médias occidentaux, constate Alice : « Depuis l’Europe, Daech est perçu comme le problème principal de l’Irak car c’est le conflit le plus médiatisé ; mais ce n’est que la pointe de l’iceberg. Bien entendu, la présence du groupe terroriste ne facilite rien, mais l’importance que prend Daech ne fait que diminuer les autres conflits, les met en suspend, sans pour autant les faire disparaître. Actuellement, Daech est derrière des lignes de front bien définies que les Peshmergas kurdes tiennent du côté de Mossoul, au Nord, mais également sur Kirkouk plus à l’Est. Tout cela fait que le conflit entre Kurdes et Irakiens – tenus au-delà de ces lignes de front – est atténué par cette sorte de zone tampon que tient Daech. »

Difficile d’être optimiste

Difficile donc d’être optimiste concernant le futur de la situation en Irak. De plus, le gouvernement de Bagdad est rongé par la corruption et le clientélisme, et le pays est secoué par une crise économique forte, le tout engendrant de grandes manifestations de la population.

« L’impression que l’on a une fois sur le terrain est que, malheureusement, s’il n’y avait que Daech, il serait encore possible de s’en sortir ; mais on remarque que tous les problèmes antérieurs ne se sont pas résolus. Pour l’instant, certains n’attendent que le départ de Daech pour recommencer avec plus de vigueur les anciennes guerres. Après la libération du pays par les États-Unis en 2003, des élections ont eu lieu, les chiites ont pris le pouvoir et à partir de là, on n’en a plus entendu parler en Europe. On a pensé que la démocratie avait été rétablie, mais cela n’a jamais fonctionné. L’impression qu’on a depuis ici [depuis l’Irak, N.D.R] est que les choses ne font que se compliquer au lieu de se simplifier au fil des ans. Je ne vois pas comment la situation pourrait s’arranger vu qu’actuellement la haine religieuse et la violence sont encore plus virulentes qu’avant. »

Daech, une fin proche ?

Selon Alice, une majorité en Irak s’accorde à dire que l’on ne verra pas la fin de Daech en 2016, ou même en 2017 ; et là encore, les intérêts de chacun compliquent la situation.

« Il est vrai que, du côté kurde, rien ne presse car la situation au niveau territorial est plutôt en leur faveur actuellement. Ensuite, on distingue des signaux assez évidents concernant le retour du régime de Bagdad, sur la région de Kirkouk notamment. L’après-Daech est clairement en train de se préparer. Le jour où Daech ne sera plus là, tous reviendront exactement aux mêmes disputes qu’en 2013. C’est pour cette raison qu’il est difficile d’être optimiste pour l’Irak. De plus, il ne faut pas se faire d’illusions : même si le Califat autoproclamé de Daech venait à disparaître, le problème terroriste ne serait pas résolu. A partir du moment où les lignes de front auront disparu, les éléments de Daech se disperseront mais leur capacité de nuisance ne sera pas abolie. Pour le moment, dans la région où je me trouve en Irak, on se sentirait presque plus en sécurité qu’à Paris ou à Bruxelles car nous savons où les éléments de Daech se trouve. D’après moi, il sera très difficile, dans les années à venir, de retrouver une certaine sérénité par rapport à ces groupes djihadistes qui vont continuer de recruter facilement. »

Restons donc vigilants. Vue d’Irak, la situation géopolitique de la région apparaît bien moins simple que l’on aimerait le croire parfois depuis ici.


*Nom d’emprunt

Photographie : Sur la route de Kirkouk ©Alice

«KOD» : émergence d’un mouvement. Rencontre avec Mateusz Kijowski

« Il faut mettre en place un comité pour la défense de la démocratie (KOD). » Ce sont ces mots que Mateusz Kijowski, informaticien et bloggeur de 47 ans, lut dans un article de Krzysztof Łoziński publié en novembre 2015 sur le site polonais Studioopinii. Il le publia suite à l’arrivée au pouvoir exécutif et à la majorité législative du parti populiste « Droit et Justice » (PIS) en Pologne ; un parti qui enchaîne depuis des décisions considérées par l’Union européenne comme contraires aux fondements de l’état de droit. Cet article esquissait les bases d’un « comité citoyen de défense de la démocratie » (Komitet Obrony Demokracji) que son auteur, ancien activiste anti-communiste à la retraite, appelait à créer.

Le cri d’alarme de Łoziński conduira Mateusz Kijowski à la tête du Comité pour la défense de la démocratie (KOD) dont on parle de plus en plus depuis décembre dernier, alors qu’il n’avait jusque-là jamais été réellement actif politiquement. « Ce n’est pas moi qui ai choisi de créer le KOD, c’était juste une bonne idée qui a rallié beaucoup de monde » me confie-t-il.  Tout commença par la création d’un groupe Facebook le jeudi 19 novembre 2015. « J’ai invité 4 à 5 proches dans le groupe et, le soir même, plus de 100 personnes l’avait rejoint, le lendemain matin 200, le soir d’après 900 et le lundi nous étions près de 30’000. A partir de là, toutes les 2 secondes une nouvelle personne rejoignait le groupe. » Ce soutien inattendu et d’une ampleur inédite a permis au KOD d’organiser moins d’un mois plus tard, le 12 décembre 2015, une grande « manifestation pour la démocratie » qui rassembla près de 50’000 personnes à Varsovie.

 Mateusz Kijowski, un politicien ?

Lorsque je lui demande s’il se considère comme un politicien, la réponse de Mateusz Kijowski est nuancée : « Si pour vous un politicien est quelqu’un qui se bat pour le pouvoir contre un autre parti, alors non, je n’en suis pas un. Mais si pour vous un politicien est quelqu’un qui se bat pour le bien commun, alors je travaille dans le domaine de la politique. Je dirais que je suis un politicien-citoyen. J’essaie d’aider les citoyens à s’organiser, à devenir plus actifs, à mieux comprendre la politique et à mieux voter. Je suis persuadé qu’il y a un grand besoin et de la place pour de l’activité citoyenne dans un pays comme la Pologne qui, pour le moment, est encore démocratique. »

Et le KOD, un parti politique ?

 Vu l’engouement pour ce mouvement, on peut se demander si Mateusz Kijowski a de plus grandes ambitions au niveau de la politique institutionnelle. Il m’explique que ses objectifs sont bien différents. « Nous ne voulons bien entendu pas avoir notre liste aux élections, devenir un parti politique ; nous ne voulons pas nous battre pour le pouvoir, devenir président, ministres, parlementaires, etc. Nous voulons travailler avec les citoyens pour les instruire et pour nous instruire aussi bien entendu. Nous ne prétendons pas tout savoir. Nous voulons plutôt créer des débats, développer des discussions, pour créer des idées, définir nos valeurs communes. C’est là le travail de toute la communauté et de la société. »

Des objectifs ambitieux pour un Comité encore si jeune, mais dont le ton tranche singulièrement avec le milieu politique. C’est peut-être à cela que le KOD doit la forte résonnance qu’il a aujourd’hui.

 Une résonnance jusqu’à Strasbourg

 La veille de cet entretien avec Mateusz Kijowski, une délégation de l’Alliance progressiste des socialistes et démocrates au Parlement européen (S&D) est venue à leur rencontre à Varsovie. Le leader du KOD relate l’épisode. « Le but de leur visite était d’acquérir quelques connaissances de bases sur le développement de la situation politique en Pologne. Nous les avions rencontrés au Parlement européen à Strasbourg deux semaines auparavant, et nous avons décidé de les aider à organiser certaines rencontres. Disons que nous sommes pour eux une sorte de partenaire. Je remarque que beaucoup de membres du Parlement européen sont attentifs à la situation en Pologne. C’est la première fois qu’une telle procédure de surveillance du respect de l’état de droit est lancée par l’Union européenne. Ils nous ont également confié qu’ils ne souhaitaient pas refaire les mêmes erreurs qu’avec la situation hongroise, pour laquelle ils n’ont pas agi à temps. La Hongrie était plus difficile à surveiller car les choses avançaient plus lentement et Viktor Orbán essayait sans cesse de se justifier, alors qu’en Pologne, les choses changent très vite sans que le gouvernement prenne la peine de réellement se justifier. »

Le KOD, une lutte contre le PIS mais également contre les eurosceptiques

 Sur le terrain, on remarque une nette montée en puissance des discours eurosceptiques au sein de la population polonaise, encouragée vraisemblablement par les menaces de répression de l’Union européenne, une situation qui inquiète Mateusz Kijowski : « Si l’Union européenne se contente de punir la Pologne économiquement, cela va effectivement encourager les discours eurosceptiques ; et le message clair devrait être que l’Europe n’est pas contre la Pologne ni contre les polonais, mais contre les actions et les procédures anti-démocratiques prisent par le gouvernement, par le PIS. »

Mais il reste optimiste : « Nous devons rester vigilants mais, pour le moment, la majorité des polonais sont encore europhiles. Une étude polonaise parue il y a quelques semaines a montré que 80% d’entre eux reconnaissent les valeurs européennes, veulent faire partie intégrante de la Communauté européenne, et ce malgré l’avis contraire du gouvernement. Il faut que nous apprenions à défendre nos idées et à coopérer avec l’Union européenne. L’Europe devrait soutenir les polonais pro-européens et ceux-ci soutiendront les valeurs européennes en Pologne sans que l’intermédiaire du gouvernement soit nécessaire. »

Un mouvement pour tous

Le KOD apparaît dès lors comme une alternative au gouvernement, non seulement sur le plan des convictions politiques mais aussi, et peut-être surtout, sur le sens même de l’action publique fondée sur un idéal de citoyenneté. « Nous voulons discuter avec chaque citoyen, explique Mateusz Kijowski, peu importe ses opinions politiques, car nous souhaitons ouvrir une discussion démocratique réelle. Bien entendu nous avons encore beaucoup de chemin à parcourir et nous n’avons pas encore décidé la manière exacte avec laquelle nous allons nous y prendre, mais c’est en discussion. Notre mouvement a été très spontané, nous nous sommes réunis autour de thèmes tels que la démocratie, l’indépendance de la cour constitutionnelle, la liberté ; ce sont ces mots qui ont fait de nous un groupe, et maintenant nous discutons sur ce que cela signifie et pourquoi il est important de se battre pour ces valeurs. Nous invitons bien entendu n’importe quel membre du PIS ou du gouvernement à venir discuter avec nous, même si je remarque qu’ils font beaucoup d’efforts pour montrer qu’ils ne nous voient pas. »

Le gouvernement dans les mains Jaroslav Kaczyński ?

 Jaroslav Kaczyński est le chef du parti « Droit et Justice » au pouvoir depuis l’an dernier. Frère jumeau de l’ancien président polonais Lech Kaczyński, décédé dans un accident d’avion en 2010, c’est une personnalité controversée de la scène politique polonaise et beaucoup de polonais, dont Mateusz Kijowski, soutiennent que c’est lui qui tire les ficelles au gouvernement : « Officiellement, je dirais que Jaroslav Kaczyński est juste membre du parlement. Il peut dire ce qu’il veut, il ne prend aucune responsabilité pour le pays, car il n’a aucune fonction exécutive, mais c’est bien ça le problème. Il agit dans l’ombre, et détruit le système sans en assumer les conséquences. Normalement, le président et le premier ministre ont le devoir de se surveiller mutuellement, de discuter des décisions, mais s’ils ne font qu’exécuter ce que quelqu’un d’autre leur dit de faire, il n’y a pas de discussion. Il faut se rendre compte qu’ils ne font que recevoir les ordres de Jaroslav Kaczyński et les exécuter. Mais évidemment, je n’ai pas à parler de Monsieur Kaczyński car il n’est qu’un membre du parlement (il sourit). »

 Les risques de l’organisation d’un tel comité en Pologne

 Dès la création du KOD, Mateusz Kijowski et son épouse ont commencé à recevoir des appels très agressifs ainsi que des menaces de mort. Quelqu’un essaya même de pirater son compte bancaire, son compte Facebook et sa messagerie. Mais le plus gros problème, nous explique-t-il, c’est que des faux comptes Facebook ont été crées à son nom. « Un jour, quelqu’un sur un faux compte a publié, en se faisant passer pour moi, un message qui disait : “Si c’est nécessaire, je tuerai Monsieur Kaczyński”. Un membre du parlement en a parlé lors d’une session en prétendant que j’allais tirer sur Jaroslav Kaczyński. Le lendemain matin, je suis allé à la police pour leur dire que ce n’était pas moi qui avait tenu ces propos, pour ne pas être incriminé bien sûr. Après cela, j’ai obtenu une protection policière. (Il se tourne vers la fenêtre et m’indique une voiture de police stationnée devant le café où nous nous trouvons). Il y a deux officiers de police qui me suivent à chaque fois que j’ai un rendez-vous en ville; ils font également des rondes devant ma maison. »

Depuis, ces menaces anonymes ont laissé place à des attaques plus « officielles », notamment par des journalistes pro-régime. Mais Mateusz Kijowski tente, m’explique-t-il, de ne pas y prêter attention. « Je ne réagis pas à ce genre de choses. Je ne vais pas laisser quelqu’un changer mon comportement avec des menaces. Je fais mon travail, et si je me sens réellement menacé, je peux en informer la police. Il y a toujours des personnes stupides qui essaient de vous influencer d’une manière ou d’une autre. »

Un futur riche en projets pour le KOD

 « Et quelles sont vos perspectives futures ?», lui ai-je demandé. « Nous sommes en train de finaliser nos structures dans toute la Pologne en lien aussi avec des initiatives ailleurs dans le monde concernant notre avenir. Nous allons aussi organiser des débats publics sur des sujets importants liés à nos valeurs. Mais nous ne savons pas encore quand et où cela se passera car nous ne pouvons à l’évidence pas demander d’autorisations au gouvernement. En résumé, nous essayons de travailler sur l’observation de ce qu’il se passe en Pologne au niveau politique, de le commenter et d’essayer de connecter des idées, des gens, pour montrer au monde, à travers des manifestations notamment, que nous n’acceptons pas que des lois soient enfreintes par le gouvernement. Par exemple, notre première grande manifestation du 12 décembre 2015 a été organisée avant celle du parti de l’opposition. Nous avons essayé de montrer à tout le monde qu’il existe des valeurs importantes à défendre et que la population, et même des politiciens, peuvent se rassembler et montrer qu’ils soutiennent ces idéaux fondamentaux de la démocratie. Il est de notre devoir de réunir des gens de différents côtés, de construire ensemble des idées, des coopérations et de défendre ces valeurs si importantes pour un état de droit. »

Qui aurait parié le jeudi 19 novembre 2015 qu’une page Facebook engendrerait un tel mouvement ? Le KOD est une démonstration de plus de la cyberdémocratie qui se développe depuis quelques années et s’affirme comme un nouveau mode de mobilisation politique. Les temps changent assurément.

Elio Panese


Photographie: Mateusz Kijowski, Varsovie, 30 janvier 2016 (©Elio Panese)

 

In memoriam : Aaron Swartz (1986-2013), un millenial brillant

« Le jeune prodige de l’informatique Aaron Swartz a été retrouvé mort dans son appartement de Brooklyn ce vendredi 11 janvier à seulement 26 ans (…) ». Voilà ce qu’on pouvait lire ou entendre dans tous les médias américains il y a trois ans jour pour jour. Aaron Swartz était un jeune prodige de l’informatique, et surtout un hacktiviste engagé et militant pour les libertés numériques.

Il se fit connaître à l’âge de 12 ans déjà lorsqu’il créa The Info Network – une encyclopédie en ligne à laquelle n’importe quel internaute pouvait contribuer, un précurseur de Wikipédia. Il reçut pour cela l’Ars Digital Prize – prix qui récompensait les jeunes développeurs de sites non-commerciaux –  à l’âge de 13 ans. On lui doit également une contribution essentielle au développement du format RSS alors qu’il n’avait que 14 ans. Il fut respecté et admiré par la communauté informatique dès son plus jeune âge : il donnait des conférences dans des lieux prestigieux comme le Massachusetts Institute of Technology (MIT), où il continua à travailler jusqu’à sa mort. Vous l’aurez compris, Aaron Swartz était bel et bien un prodige.

La défense des libertés numériques : le combat de sa vie

Aaron Swartz était mu par une réelle volonté de changer la société, au niveau politique et numérique. Il s’est battu toute sa vie pour l’accès gratuit et total à toutes sortes de données. En 2008, il téléchargea 2.7 millions de documents juridiques américains, censés être publics et gratuits mais dont le site PACER faisait payer le téléchargement. Il considérait cela comme une injustice car le public devait légalement avoir accès à ces documents gratuitement.

Mais ce qui le révoltait le plus était l’accès payant aux connaissances scientifiques. Pour lui, les articles scientifiques étaient exploités par les éditeurs à des fins uniquement lucratives et il soutenait que la connaissance ne devait en aucun cas être monnayée. En octobre 2010, Aaron Swartz brancha son ordinateur directement sur le réseau internet du MIT, dans la salle de câblage, pour télécharger la quasi-totalité des publications scientifiques – soit 4.8 millions d’articles – disponibles sur JSTOR, une plateforme payante d’archivage en ligne de publications scientifiques. Il sera pris en flagrant délit par une caméra de surveillance installée dans cette salle. De lourds chefs d’accusations sont alors retenus contre lui par un procureur des Etats-Unis et sa surveillance par le FBI confinera au harcèlement. Le procureur requerra une peine pouvant aller jusqu’à 35 ans de prison et une amende de près d’un million de dollars. Le jeune Aron Swartz plaida non coupable, mais ne fut jamais jugé : on le retrouva pendu à son domicile, peu de temps avant son procès. Tout porte à croire que les pressions exercées à son encontre par le gouvernement américain auront été la principale raison de son geste fatal du 11 janvier 2013.

Jugé en exemple ?

Aaron Swartz n’avait pas le projet de vendre les données qu’il avait téléchargées, mais de les rendre disponibles gratuitement. Il ne l’avait même pas encore fait au moment de l’accusation. Et pourtant, la lourdeur de la peine potentiellement requise fut inimaginable et beaucoup dénonceront le gouvernement américain d’avoir voulu faire de l’inculpation du jeune prodige un exemple. Son seul « crime » aura été de vouloir rendre la connaissance accessible pour que tout un chacun puisse l’utiliser et participer à sa production. Défendre la noble cause de la liberté numérique et de l’accès à la connaissance fut le combat de sa courte vie, et ce millenial brillant aurait certainement continué à se battre pour cette cause encore bien longtemps.


 

Photographie: Sage Ross – Flickr

Et si la surinformation fabriquait des paresseux?

Notre siècle a été marqué par un développement des moyens de communication sans précédent. L’accès à l’information n’aura jamais été aussi facile. Les médias traditionnels ou nouveaux – émulés par nos smartphones, ordinateurs ou tablettes – déversent en flux continu des informations qui nous arrivent du monde entier, de sources de plus en plus diverses, de Monsieur/Madame Toulemonde au journal de référence. Bienvenu.e.s dans l’ère de la surinformation ! Reste que trier et évaluer ces informations est un travail fastidieux qui demande du temps et de la réflexion. Le bien nommé Homo numericus, semble pourtant éprouver de la répugnance vis-à-vis de ce travail nécessaire, ce qui le conduit souvent à se désintéresser de ce qu’il se passe dans le monde, ou à sélectionner aléatoirement des news sans se préoccuper de leur rigueur et encore moins de leur traçabilité. Et si la paresse était l’une des maladies de l’Homo numericus ?

Trier l’info comme on trie ses déchets

Il n’est pas évident, mais pas impossible, de faire le tri entre informations fondées et non fondées. Comme le tri des déchets, le faire est question de temps, de valeur et de volonté. A l’heure des likes et des shares, ne pas le faire peut entraîner l’effet « boule de neige » d’informations non vérifiées que le réseau viral des connectés prendra pour vraies. Vaincre cette paresse, c’est utiliser sa capacité de réflexion et son esprit critique. Et n’en déplaise aux pessimistes, je crois que chacun en est doté, que chacun peut les cultiver, à condition toutefois d’y trouver de l’intérêt. Et là est peut-être le problème. Désintérêt et paresse vont ensemble et s’épaulent tristement. Evidemment, chacun de nous a déjà éprouvé ce sentiment d’exaspération mêlé de fatigue face à la surinformation, ce besoin de ne plus s’occuper de ce qu’il se passe en dehors de sa zone de confort. Mais à trop s’y abandonner, ce besoin devient une habitude qui nous coupe du présent partagé d’un monde uni dans lequel sont prises des décisions qui nous concernent et nous gouvernent, du local à l’international.

Des solutions ?

Nul sans doute ne peut prétendre apporter LA solution au problème, mais j’ose avancer quelques pistes. Tout d’abord, il est utile de rappeler comment savoir si l’on peut se fier ou non à une information. Certains médias, comme Le Monde lors des attentats de novembre, l’ont fait en tentant de lutter contre ces informations erronées, ces hoaxs. Plus ambitieux, on peut songer à cultiver très tôt le sens critique des petits homos numericus, dès les premières classes. Le programme Semaine des médias à l’école lancé par e-media.ch est un pas prometteur dans cette direction. Si l’initiative s’étend, on aura peut-être trouvé une parade pédagogique pour vaincre la paresse informationnelle et permettre de mieux vivre dans une société où la surinformation sera sans doute pour longtemps inévitable. La solution sera donc vraisemblablement à l’échelle individuelle, c’est-à-dire à l’échelle de l’effort que chacun fournira pour empêcher la surinformation de nous rendre paresseux.


 

Photographie: Leo Hidalgo – Too much information – Flickr

 

La solidarité ici comme ailleurs

Tout le monde le sait désormais : Paris a été violemment attaqué vendredi 13 novembre 2015. Il n’a fallu que quelques minutes après l’annonce pour que les gens manifestent leur solidarité sur les réseaux sociaux comme ailleurs. Hashtags, dessins, paroles, bougies ou même drapeaux français, très nombreux sont celles et ceux qui ont montré leur soutien aux victimes. Quelques heures plus tard, des rassemblements de sympathie s’organisaient dans le monde entier. Nous vivons un élan solidaire inouï.

Pourtant, très vite, des critiques de ce mouvement généreux et planétaire sont apparues un peu partout, sur les réseaux sociaux et dans les discussions.

Solidarité « hypocrite »?

Certains dénoncent le caractère supposément « hypocrite » de cet élan de solidarité et reprochent le silence après l’attentat qui a frappé Beyrouth un jour plus tôt : pas de hashtags,de photos, de dessins ou de drapeaux libanais sur Facebook. La dénonciation pose problème, surtout lorsqu’elle conduit à critiquer la mobilisation pour Paris en la considérant même comme « hypocrite ». Est-ce bien judicieux ?

Les gens ont été solidaires pour Paris et non pour Beyrouth, et c’est bien entendu injuste. Seuls les idiots pourraient dire le contraire. Mais cette critique ne fait en rien avancer les choses. Ne vaut-il pas mieux reconnaître la prise de conscience si positive que ces horreurs ont entrainée, cette sensibilité des anonymes pour des événements tragiques que d’autres vivent au quotidien, plutôt que de perdre son temps à donner des leçons de géopolitique de la compassion ?

Un mouvement nécessaire face à la cruauté

Nous avons été profondément choqués par la cruauté et la violence de ces attaques, et les suivre en temps réel a amplifié ce sentiment assez naturel de proximité. Nous avons vécu impuissants l’horreur en direct. Après un tel choc, exprimer son soutien et sa compassion est primordial pour surmonter la peur et le désarroi engendrés par la terreur. Être solidaire, c’est reconnaître les victimes et leurs proches, mais aussi la souffrance d’un peuple qui déborde de loin les frontières nationales. Nul ne veut se sentir seul face à la douleur. Le besoin d’agir en ce genre de situation est tout à l‘honneur des hommes et des femmes rassemblés autour de modestes mots ou dessins.

Manifester son soutien, un « phénomène de mode » ?

 La critique surfe aussi sur l’idée selon laquelle cette solidarité serait un « phénomène de mode », comme si la mode était le seul moteur des foules. Comment accuser celles et ceux qui s’émeuvent aujourd’hui d’être inauthentique ? Comment critiquer un mouvement de soutien à des victimes innocentes ? A mes yeux, le faire, c’est déshumaniser l’événement, se taire face à des vies humaines prises à l’aveugle au nom d’une cause abjecte.

Critiquer le mouvement de soutien pour Paris alimente sans doute les contre-courants du genre « Je ne suis pas Charlie », mais cela n’aidera en aucun cas les victimes de Beyrouth. En revanche, tous les élans de solidarités, répartis autour du globe, aideront le monde à surmonter ces épreuves difficiles. Tout mouvement contre l’inadmissible violence est nécessaire, et reprocher le silence (relatif) à propos du Liban par exemple ne conduit qu’à le diviser et en aucun cas à le faire progresser.

S’il est vrai que la proximité émotionnelle de certains drames influence l’ampleur du soutien qui leur est lié, la devise de la solidarité devrait rester en tout temps : « ici comme ailleurs ».


 

Photographie : Place de l’Europe, Lausanne 14.11.15

Les Millennials, une génération qui échappe aux catégories

Les Millennials, ce terme vous dit peut-être quelque chose, vous l’avez sûrement lu ou entendu quelque part sans y prêter attention. Depuis peu, ils sont devenus l’une des priorités pour toute grande entreprise ou start-up qui souhaite réussir. D’innombrables études sont menées pour essayer tant bien que mal de les cerner.

Qui sont-ils ? Il n’existe pas de définition exacte et partagée par tous : Millennial – aussi appelé « Génération Y » – est le nom donné à toutes personnes nées entre 1980 et 2000 environ. A partir de là, beaucoup de généralités ont été proposées pour tenter de les décrire, mais s’agissant d’une génération très diverse, il est impossible de les ranger en une seule et même case. Cela dit, les Millenials ont un point commun : ce sont des digital natives. Ils ont grandi avec l’évolution des technologies d’information et de communication : ils ont vu naître et sont actifs sur les réseaux sociaux ; ce sont celles et ceux qui utilisent les nouvelles technologies au quotidien. Ils sont également les consommateurs de demain, et c’est la raison pour laquelle les entreprises s’y intéressent tant.

Pourquoi est-il si difficile de généraliser la catégorie de Millennials ? Ils ont cette habilité à muter très rapidement au rythme de l’innovation : le temps de trouver quelque chose pour eux, ils auront déjà bougé, seront déjà passés à autre chose. Prenons Facebook par exemple: un Millennial l’a crée pour ses pairs, une génération entière l’a utilisé et commence maintenant à s’en éloigner pour de nouveau réseaux sociaux en laissant la place à une génération plus âgée qui découvre cette plateforme alors que la première l’a déjà quittée.

Un changement de mentalité inédit

Cette génération intrigue. On peut lire énormément d’articles, américains pour la plupart, sur « Comment se comporter avec les Millennials », ce dans différents milieux, notamment celui du travail. D’innombrables études sont faites pour essayer de les cerner avec précision pour mieux travailler avec eux. Tout se passe comme si la génération des Millennials avait moins besoin de s’adapter au monde, de se normaliser par rapport à lui, que, au contraire, le monde s’adapte à eux, contrairement aux générations précédentes pour lesquels un tel scénario aurait été inimaginable. Plusieurs hypothèses pour comprendre cette curiosité : la « Génération X » des Steve Jobs ou Bill Gates – qui sont de réels précurseurs des Millennials – ont contribué à changer le fait qu’à leur époque les générations plus vieilles ne se sont pas adaptées à la leur. Ils ont ainsi développé une culture du changement en permettant à la nouvelle génération de se réaliser et montrer ce qu’elle vaut, plutôt que de l’enfermer dans des schémas étroits. Cela représente un changement important de mentalité, dans les entreprises notamment. Mais cette évolution est également stratégique : la génération des Millennials est devenue l’un des plus gros marché, et pour l’aborder, les entreprises ont tout intérêt à les intégrer dans leur système et à s’adapter à leur culture. Les grosses entreprises n’ont pas le choix. Et les personnes les mieux placées pour comprendre les Millennials, ce sont les Millennials eux-mêmes.

Les Millennials, un simple produit ?

Les Millennials sont souvent considérés comme un « marché » car, oui, ils consomment énormément et ont un pouvoir d’achat important. Mais en même temps, ils représentent une génération très ouverte, souvent très tolérante, qui apprend vite et qui de ce fait est particulièrement mobile. Le fait des les étiqueter comme « Millennials » est sans doute une réduction sommaire, qui convient très bien pour du marketing, mais bien trop stéréotypée et simplifiée pour rendre compte de la réalité de cette génération. C’est une génération qui mute, qui change rapidement et il faut être prudent avec les chiffres et les définitions. A force de graphes et d’analyse, on tente de faire entrer dans une case une génération qui n’y entre pas, qui échappe à la catégorie de simples consommateurs, et que l’on peine à considérer comme des personnes à part entière, aux actions et intentions plus complexes qu’il n’y paraît. On sait d’ailleurs que la notion même de « consommateur » est dépassée en ce qui concerne les réseaux sociaux. On sait par exemple que lorsque l’on utilise un réseau social gratuitement, les usagers sont le produit. Facebook, par exemple, ne vend pas un produit aux gens, mais les utilisateurs sont le produit que Facebook vend sur le marché. Les Millennials sont ainsi à la fois produit et consommateur et défient le paradigme classique du marketing.

Une génération prête à s’exprimer

Malgré la difficulté de mettre tous les Millennials dans un même panier, on observe toutefois des éléments communs à la grande majorité. Pour Stelio Tzonis, ex-CEO de Urturn, une plateforme de partage de contenu, les Millennials : « ne veulent plus consommer uniquement du contenu sur internet mais s’exprimer. En s’exprimant, en donnant leur avis, ils expriment une forme d’identité ; c’est une manière de se définir ; le fait de dire « J’aime ça » ou « J’ai défendu cette cause» est une manière de se définir. L’idée de donner la parole aux gens n’est pas seulement liée au fait qu’ils veulent simplement parler entre eux ; c’est surtout une manière de leur offrir une nouvelle forme d’expression, une forme de liberté. On a découvert que les Millennials étaient une génération créative, qui voulait et était prête à énormément s’exprimer.»

Solution impossible ?

Les Millennials, une génération diverse, qui mute, qui veut s’exprimer, et qui refuse d’être mise dans une case. Un vrai casse-tête donc pour les entreprises et les start-ups à la recherche de « la » solution qui mettrait « tous » les Millennials d’accord. Pour Stelio Tzonis, « cela ne sera pas une solution rigide qui les mettra tous d’accord. Il faut plutôt rechercher des solutions qui soient capable de s’adapter de manière plastique à chacun d’eux et de muter aussi rapidement qu’eux. Ça, ce serait le Saint Graal. Car chaque cas est différent. Nous n’avons pas besoin de mettre tout le monde d’accord, nous devons juste essayer de trouver la solution, la plateforme, qui leur ressemble. » Le fait de sans cesse chercher à échapper à la segmentation est peut-être devenu paradoxalement le signe identitaire de cette génération à la fois mouvante et déterminée.


 

[Photo credit: Optician Training]