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Violences et ‘morts-vivants’ : la nécropolitique à la frontière polono-biélorusse

10.11.2021

« Je ne sais pas combien de cadavres on va découvrir. »  Depuis la semaine passée, le nombre de témoignages morbides de ce type provenant de la frontière entre la Biélorussie et la Pologne a augmenté significativement. En effet, depuis cet été, le dictateur biélorusse Alexandre Loukachenko est accusé par l’Europe de créer une « crise migratoire » en poussant plusieurs milliers de personnes migrantes, principalement originaires de Syrie et du Kurdistan irakien, vers la frontière polonaise. Et ce, en représailles des sanctions européennes émises à l’encontre de son pays suite à sa répression des manifestations et aux violations des droits humains post-élection présentielle de 2020.

À cet égard, on entend parler de « tensions entre la Pologne et la Biélorussie », de « chantage diplomatique », « d’attaque hybride [risquant] de déstabiliser l’Union européenne », tout cela étant même potentiellement orchestré par Vladimir Poutine lui-même, comme l’avançait la semaine dernière le gouvernement polonais. Mais cette « crise » est encore et surtout un symptôme de plus de l’incapacité des pays et des institutions de l’Union européenne d’adopter une position constructive face aux questions migratoires.

Alors qu’on dénonce – à juste titre – Loukachenko d’utiliser des personnes migrantes comme moyen de pression, il est nécessaire de dénoncer simultanément l’Union européenne de percevoir ces mêmes personnes comme une menace. Pire, la réponse sécuritaire européenne apportée jusqu’ici – déploiement de militaires polonais à la frontière, décret d’état d’urgence en Lituanie voisine, ou même annonce de la construction d’un mur par la Pologne – montre une nouvelle fois que les pays européens participent directement à l’instrumentalisation de vies humaines à des fins politiques, prenant part ainsi au jeu dangereux du dictateur biélorusse.

Car oui, faut-il encore le rappeler, outre toute considération géopolitique, il s’agit ici et toujours de personnes humaines. Celles-ci sont prises au piège entre deux feux : celui, terne, de Loukachenko qui utilise la crainte irrationnelle des pays de l’UE face à des supposées – et inexistantes – « vagues migratoires » – et qui instrumentalise ces corps amassés à sa frontière, et celui de l’UE, brillant par ses déclarations inefficaces et ses sanctions ratant leur cible ainsi que par la violence illégale de certains de ses États-membres, tentant par tous les moyens d’empêcher l’entrée sur leurs territoires de quelques milliers de personnes au nom de la supposée « sécurité » et « stabilité » du continent tout entier.

Mais, qu’est-ce qui est vraiment à l’œuvre dans ce scénario absurde et désespérément devenu commun ?

Nécropolitique et violence

La situation à la frontière polono-biélorusse est éminemment violente. On y constate non seulement la violence physique et directe de la part des gardes-frontières polonais et biélorusses sur les personnes migrantes, mais également la violence structurelle et politique de la part des États qui maintiennent ces personnes dans une situation mortifère tout en leur retirant leur liberté de se sortir de cette condition. Pour le dire autrement, ils/elles sont soumis·es au pouvoir que les États ont sur leur vie ou leur mort.

C’est en partie ce que le politologue et historien Achille Mbembe appelle la nécropolitique, c’est-à-dire « divers moyens par lesquels les armes sont déployées dans le but d’une destruction maximale des personnes et de la création de mondes de mort, formes uniques et nouvelles d’existence sociale, dans lesquelles de nombreuses populations sont soumises à des conditions d’existence leur conférant le statut de morts-vivants. » [1] Par ce concept, Mbembe fait écho au concept de « biopolitique » de Michel Foucault pour conceptualiser non plus seulement le pouvoir de l’État sur le gouvernement des vies de sa population, mais pour rendre compte des formes les plus extrêmes et brutales de contrôle des États sur les vies des personnes colonisées, racisées, dominées, de l’oppression directe de certains groupes à leur exclusion spatiale.

La situation à la frontière entre la Biélorussie et la Pologne met donc tristement sur le devant de la scène ce que Mbembe décrit : des personnes réduites à l’état précaire de corps racisés, sacrifiables, des morts-vivants qui voient leur existence instrumentalisée dans un jeu géopolitique froid dans lequel ils/elles ont tout à perdre et rien à gagner.

Entre le visible et l’invisible

Si le scénario n’est pas nouveau, force est de constater que les champs médiatique et politique se concentrent principalement sur les enjeux géopolitiques et diplomatiques de cette crise. Pire encore, on nous parle même parfois des « tentatives de plus en plus violentes de forcer les barrières et les rouleaux de fils barbelés de la frontière » de la part des personnes migrantes, contribuant ainsi directement à la construction de ces personnes comme une « menace ». Le pas de côté nécessaire pour saisir l’absurdité de cette situation et de son traitement politique et médiatique n’a dès lors nul besoin d’être très grand. En prenant pour acquis le narratif sécuritaire européen face à la migration, les médias invisibilisent de fait les mécanismes qui sous-tendent cette situation dramatique alors que, comme beaucoup d’autres, elle constitue une occasion de plus de rendre visible la violence structurelle subie par des personnes migrantes. Et, cette violence subie est à l’œuvre non seulement à nos frontières, dans l’horreur des « camps de réfugiés », mais également au quotidien dans nos rues, nos administrations, nos institutions.

Comme l’avance le politologue Yves Winter – reprenant Engels – cette invisibilité est notamment construite par le fait que cette situation est perçue comme normale, naturelle, dans la mesure même où elle est reproduite à travers les générations. [2] En d’autres termes, si notre société connaît pertinemment les conditions terribles dans lesquelles les personnes migrantes et d’autres populations précaires vivent, elle ne les reconnaît pas forcément, car les mécanismes à l’œuvre ne sont pas toujours tangibles. Il n’empêche que les violences structurelles ont autant – voire plus – d’effets négatifs sur la vie de ces personnes.

Appelons donc à passer d’une connaissance passive de la situation à une reconnaissance active du problème qui amènera à une réaction structurelle. Plutôt que de s’affairer à militariser une frontière, les pays européens devraient plutôt réfléchir ensemble afin que la mobilité humaine redevienne un droit égalitaire pour tout groupe social ou national, et non plus un enjeu sécuritaire et politisé. Les individus et institutions devraient questionner ces rouleaux de fils barbelés aux frontières plutôt que de craindre celles et ceux qui sont derrière. Sans un tel changement de perspective et de politique, des personnes continueront à mourir sur l’autel d’une géopolitique myope et inhumaine.


[1] Achille Mbembe, “Nécropolitique”, Raisons Politique 21, 2006, p. 59.

[2] Yves Winter, “Violence and Visibility”, New Political Science 34(2), 2012, p. 198.

Source de la photo mise en avant: Flickr.

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