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Bientôt tou·te·s terroristes ?

© 2018 Theo Deutinger and Lars Müller Publishers

Imaginez que vous soyez subitement interdit·e de contact avec vos proches. Que du jour au lendemain, on vous interdise de quitter le territoire suisse, ou même de sortir d’une étroite zone géographique. Que votre téléphone soit localisé et vos conversations et recherches internet surveillées. Tout cela, même si vous êtes mineur·e et sans passer devant un tribunal ou autre instance judiciaire, sauf si l’on veut vous assigner à résidence. Et comment est-ce possible ? Car la Police fédérale (fedpol) « présume sur la base d’indices concrets et actuels » que vous mènerez – oui au futur ! – « des activités terroristes ». [1] Simples spéculations ? Eh bien non ; ce scénario pourrait devenir réalité après le 13 juin prochain.

Dans un mois, les Suisses et Suissesses sont appelé·e·s à voter sur la nouvelle « Loi fédérale sur les mesures policières de lutte contre le terrorisme (MPT) ». Officiellement, cette loi vise à fournir des moyens à la police d’agir de manière préventive en cas de menace terroriste afin de mieux protéger la population. Mais, depuis son annonce, nombre de voix se sont élevées, en Suisse comme à l’international, contre cette loi considérée comme arbitraire et pouvant mener à toutes sortes d’abus.

Mais alors, en revenant à notre spéculation initiale, comment imaginer que cela vous affecte directement ? Il semble en effet impossible que de tels soupçons concernant des « activités terroristes » puissent peser sur vous. Nous allons voir que l’affaire est plus compliquée que cela.

Une définition vague ouvrant la voie à l’arbitraire

Le premier problème concerne la notion de « activités terroristes » présente dans la loi. Elle est définie comme « les actions destinées à influencer ou à modifier l’ordre étatique et susceptibles d’être réalisées ou favorisées par des infractions graves ou la menace de telles infractions ou par la propagation de la crainte. » [2] Il n’est pas nécessaire d’être juriste pour constater que cette définition est vague et problématique. Comme l’affirme la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe Dunja Mijatović, cette « absence de définition claire et précise ouvre la voie à une interprétation large faisant courir le risque d’ingérences excessives et arbitraires dans les droits de l’homme. »

Nous pouvons en effet légitimement nous demander ce qui ressort de cet « ordre étatique » ? Comment définir ce qu’est une action qui vise à l’influence ou le modifier ? Et sur quels indices se baser pour affirmer que quelqu’un est susceptible de mener de telles actions ? Est-ce que des actes politiques comme des manifestations ou des occupations pourraient être considérés comme des activités terroristes car pouvant supposément mener à des infractions graves ? Des propos critiques tenus contre l’État fédéral pourraient-ils être entendus comme « propageant la crainte » ? Certaines personnes peuvent probablement le penser, et celles-ci travaillent peut-être au sein de la fedpol.

Du tournant préventif à la dérive sécuritaire ?

Cette loi constitue également un tournant dans le pouvoir octroyé à la police et l’application du droit pénal. Alors que la police se doit généralement d’intervenir après qu’une infraction soit commise, ce nouveau projet de loi met en effet en œuvre des mesures permettant à la police d’agir de manière préventive sur la base d’indices, soit avant qu’une quelconque infraction soit commise. De prime abord, ce « tournant préventif » peut paraître bénéfique, mais l’accent mis sur la prévention couplée au soupçon risque d’engendrer une réelle dérive arbitraire et sécuritaire au point par exemple de rendre « difficile de prouver l’innocence factuelle. » [3] En effet, chercher des indices de dangerosité toujours plus en amont de l’infraction tout en obligeant la personne soupçonnée de prouver qu’elle ne commettra pas d’infraction grave dans le futur met en péril un des principes fondamentaux de l’état de droit, la présomption d’innocence, au bénéfice de ce qui pourrait devenir un état policier arbitraire.

Bien sûr, pour beaucoup, imaginer une telle dérive sécuritaire en Suisse semble impensable. Pourtant, en situant ces nouvelles mesures policières de lutte contre le terrorisme dans une perspective historique et globale, on aperçoit que si cette loi était acceptée, la Suisse ne ferait que suivre d’autres pays démocratiques dans l’abîme sécuritaire.

À actes exceptionnels, mesures exceptionnelles ?

Le terrorisme en tant qu’acte violent et indiscriminé contre des populations innocentes en dehors de tout conflit armé semble difficilement pensable hors de la sphère sécuritaire et permet par conséquent de justifier des mesures de lutte disproportionnées. En fait, tout se passe comme si, en Suisse ou ailleurs, la nature même de l’acte terroriste permettait au législateur de proposer des mesures qui contredisent les principes fondamentaux de l’état de droit. Mais ce que révèle cette obsession pour la prévention et la sécurité est bien une volonté des États, d’une part, de combattre leur impuissance face à ces actes et, d’autre part, de répondre à la peur qu’ils engendrent. L’horreur des actes terroristes semble en effet appeler des réactions politiques de force équivalente. Certain·e·s vont même jusqu’à dire que nous nous retrouvons dans « une situation paradoxale dans laquelle plus l’incertitude quant aux risques graves pour la sécurité publique ou nationale est grande, plus il semble urgent que les États prennent des mesures préventives. » [4]

Alors, bientôt tou·te·s terroristes ?

Face à cette situation trouble, il reste malgré tout un point positif : il nous est possible d’éviter ces dérives en votant « non » à la « Loi fédérale sur les mesures policières de lutte contre le terrorisme ». Et voter « non » ne signifie pas remettre en question l’importance de la lutte contre le terrorisme, ni même minimiser la menace d’activités terroristes potentielles sur notre sol. Refuser les MPT, c’est adopter une position forte pour la démocratie et les droits fondamentaux. Refuser les MPT, c’est s’opposer à des lois contre-productives qui ont déjà mené à des dérives sécuritaires et politiques dans des pays qui nous entourent. Voter non, c’est aussi pousser les autorités vers une approche différente concernant la prévention du terrorisme, une approche plus réfléchie, plus sociale, en collaboration avec la société civile, les ONG et les parties concernées, comme le recommande le Conseil des droits de l’homme de l’ONU.

Le terrorisme est certes un problème sécuritaire, mais sa prévention est aussi un enjeu social et démocratique. Il est donc nécessaire d’en viser les causes plutôt que de tenter d’essuyer maladroitement ses conséquences. Alors que ces mesures policières sont censées être prises lorsque « les mesures moins fortes sont inefficaces ou n’ont pas été respectées », réfléchir à des manières de rendre ces mesures ordinaires plus efficaces semble être le chemin vers une réelle prévention exempte de dérives sécuritaires et d’abus policiers.

 

©pizzazz.studio: Katharina Hofer, Brigitte Lampert

[1] Loi fédérale sur les mesures policières de lutte contre le terrorisme (MPT), 25 septembre 2020, art. 23e, al. 1.

[2] Loi fédérale sur les mesures policières de lutte contre le terrorisme (MPT), 25 septembre 2020, art. 23e, al. 2.

[3] Ahmed Ajil et Manon Jendly, « Fabriquer un « dangereux ennemi terroriste » : étude de cas suisse sur les implications d’une prophétie » Déviance Et Société, 44, no 4 (2020): 636.

[4] Lucia Zedner, Andrew Ashworth, « The Rise and Restraint of the Preventive State, » The Annual Review of Criminology 2 (2019): 433.

Image de titre : Terrorist Groups’ flags dans Theo Deutinger, “Handbook of Tyranny“, Lars Müller Publishers, 2018. © 2018 Theo Deutinger and Lars Müller Publishers.

 

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