L’urne et la matraque : retour sur la construction récente d’une pratique : le vote

L’image est frappante : un policier espagnol lourdement équipé, marchant dans les rues de Barcelone une urne à la main, confisquée dans un bureau de vote le 1er octobre dernier, jour de la votation sur l’indépendance de la Catalogne. Cette photographie a beaucoup fait parler d’elle.

Elle nous apparaît comme violente, choquante, mais pourquoi ? Cette question nous invite à revenir brièvement (format « blog » oblige) sur cette pratique devenue symbole démocratique : le vote.

Une pratique récente

Voter aujourd’hui nous paraît évident, mais la pratique du vote est le fruit d’un processus historique qui débute en Europe au milieu du XIXème siècle seulement. Les Etats ont progressivement octroyé le droit de vote à une partie de leur population (du vote censitaire, au suffrage universel masculin, puis au suffrage vraiment universel) dans une visée pacificatrice : sur le principe, voter permettrait au corps électoral d’intervenir de manière non-violente dans les affaires de l’Etat (ou du moins d’en avoir l’impression).

Mais le vote est loin du cadeau de dirigeants bienveillants à leur peuple aimant. Par son instauration, l’Etat affirmait sa volonté d’en faire la forme légitime d’expression politique par excellence, en reléguant d’autres vers l’illégitime, notamment le recours à la violence dans les luttes politiques. Louis Blanc, député sous la IIIème République française, disait en 1874 : « [le suffrage universel] est un instrument d’ordre par excellence. Et pourquoi ? […] Parce que, en permettant à chacun de poursuivre sans violence le redressement de ses griefs, il désarme la violence […] ; parce qu’il investit le pouvoir émané de lui d’une force morale immense et qui rend toute entreprise factieuse impossible et dispense de recourir à l’emploi de la force matérielle. » N’est-il dès lors pas utile de penser la construction du vote en lien avec « un projet plus général de forclusion de la contrainte physique », comme nous y invite Olivier Ihl ? (Olivier Ihl, « La civilité électorale : vote et forclusion de la violence en France », in Cultures et conflits, 1993)

L’école du vote et de la civilité électorale

Pour le politologue, la pratique du vote est bien le résultat d’une construction. Il a d’abord fallu faire en sorte que la population comprenne simplement comment voter pour éviter par exemple que le citoyen glisse dans l’urne une missive adressée à son candidat, ou qu’il calligraphie le bulletin de vote, rendant ainsi son vote nul. Les Etats démocratiques vont donc tenter d’inculquer une « civilité électorale » aux futurs citoyens dès le plus jeune âge. Des bancs de l’école aux discours aux tribuns, on glorifiera l’acte à la fois laïque et sacré du vote : « Il faut inspirer à l’enfant, clamera Paul Bert en 1882, un respect quasi religieux pour ce grand acte de vote qui, jusqu’à présent, est par tant de personnes traité si légèrement ; […]. Il faut que cela devienne chez lui comme une sorte d’instinct acquis, si bien que lorsque ce jeune citoyen s’approchera de la simple boîte en bois blanc déposée sur la table de vote, il éprouve quelque chose de cette émotion que ressentent les croyants lorsqu’ils s’approchent de l’autel » (Conférence sur l’éducation civique de Paul Bert en août 1882).

Cette « émotion » démocratique sera rendue de plus en plus privée et individuelle, à travers notamment la loi française du 29 juillet 1913 qui normalisera l’indépendance et le secret du vote grâce à l’instauration de l’unique enveloppe bleue dans laquelle on met son bulletin seul dans l’isoloir avant de la glisser dans une urne celée (Alain Garigou, Les secrets de l’isoloir, 2012).

Le vote : une pratique acquise aujourd’hui ?

L’amnésie historique risque de nous faire croire que voter aujourd’hui va de soi, que cette « seconde nature » (Garigou) serait intégrée dans le for de chacun comme un droit, voire un devoir. C’est là peut-être l’une des raisons pour lesquelles cette image de la répression du vote catalan est si choquante. On pourra bien sûr arguer du fait que l’Etat espagnol n’a pas reconnu la licéité de cette votation. Il n’en reste pas moins que cette scène rappelle aussi qu’il a considéré comme un acte de violence à son encontre l’expression pacifique par le vote d’une partie de la population espagnole, justifiant à ses yeux la répression dont nous avons été les témoins.

Ce triste épisode nous rappelle que si voter paraît être le droit le plus démocratique de celles et ceux qui veulent s’exprimer, il reste aussi parfois un outil de l’Etat pour contenir ce qui l’ébranle, au point, comme ici, de répondre à l’urne par la matraque.


Image mise en avant : L’urne ou le fusil, une gravure de M.L. Bosredon, avril 1848, BNF, Paris.

Elio Panese

Elio Panese, étudiant en Master d'études du développement à l'Institut de hautes études internationales et du développement (Graduate Institute). Il est passionné d’écriture et souhaite partager et analyser différents sujets avec son expérience et sa vision de «Millennial».