Sally Horner: la tragique inspiratrice de Lolita
Sally Horner a 11 ans lorsqu’elle est kidnappée dans le New Jersey en 1948.
Orpheline de père, issue d’un milieu pauvre, elle n’est pas très populaire à l’école. Pour la mettre à l’épreuve ses “amies” la défient de voler dans un libre-service. Le pédophile Frank La Salle, qui se trouve sur les lieux, voit le larcin. Il en profite pour se faire passer pour un agent du FBI et mettre l’enfant sous son contrôle. Durant 21 mois, il tiendra la fillette sous son emprise. Le ravisseur, un mécanicien quinquagénaire, lui fera traverser les États-Unis tout en abusant d’elle. Ce fait divers, cité dans Lolita de Vladimir Nabokov, aurait inspiré l’écrivain pour créer ses personnages. Il s’en est toujours défendu. Peut-être ne voulait-il pas que l’on réduise son œuvre littéraire à la littéralité. D’autant que l’écrivain traitait de l’attirance des vieux messieurs pour les très jeunes filles, voire même de la pédophilie, depuis 1929. Penché, depuis longtemps, sur l’écriture de Lolita, il en éprouvait parfois une certaine désespérance. A tel point que Vera, son épouse, a une fois sauvé le manuscrit des flammes. C’est donc probablement au moment où Nabokov a pris connaissance du drame de Sally Horner, qu’il a trouvé les clés du roman. En effet, comme Frank La Salle, Humbert Humbert, l’agresseur imaginé par le grand écrivain, emmène l’enfant sur les routes, de motel en motel et l’inscrit à l’école en se faisant passer pour son père.
Lolita la véritable histoire, le livre de Sarah Weinman est paru aux Éditions du Seuil. Extrêmement détaillé, il analyse le fonctionnement de l’enfant, éloignée de ses proches, qui ne reçoit de l’amour que de la part de l’homme qui la viole et la manipule. Souvent à l’extérieur, en contact avec d’autres personnes, Sally ne tente jamais de s’échapper. C’est Ruth, une voisine de campement, mère de 9 enfants qui a été mariée 10 fois, qui remarque l’étrange façon de marcher de Sally. Elle en déduit que son “père” lui inflige des sévices peu dicibles. Elle l’a fait venir dans sa caravane pour l’interroger. Sally se confie à elle. La voisine met son téléphone à la disposition de la fillette pour qu’elle appelle chez elle. Chose étonnante: cette mère de famille nombreuse, qui s’occupe sommairement de ses enfants, ne remarque pas que sa propre fille a été abusée par Frank La Salle. Ce qui tend à confirmer l’idée que la réalité dépasse souvent la fiction. Par ailleurs, le destin de Sally s’avère plus tragique que celui de Lolita. Une fois “sauvée”, malgré son étonnante intelligence, elle ne parvient pas à se réintégrer socialement. Les filles la méprisent et les garçons la traitent de pute. A 15 ans, elle meurt renversée par un camion.
Une reconstitution de l’Amérique des années 1940
Le livre aborde énormément de sujets: l’affaire Horner, l’enquête de police, le lien avec Lolita, l’écriture de Nabokov, la place que la littérature tient dans sa vie, un meurtre de masse, le kidnapping de June Robles une riche héritière, les difficultés que l’écrivain rencontre dans le milieu de l’édition avant et après la publication de son chef-d’œuvre, de sa passion pour la chasse aux papillons… J’en passe. Cette lecture m’a souvent donné l’impression que Sarah Weinman se laissait déborder par ses recherches. J’ai peiné à comprendre où elle voulait en venir mais, plus j’avançais dans le livre, plus cette surabondance d’évènements et d’explications m’encourageait à le poursuivre. Sa fidèle reconstitution de l’Amérique des années 1940 nous aide, notamment, à mieux comprendre la mère, une veuve indigente débordée de travail qui laisse partir sa fille avec un inconnu et les motifs pour lesquels la police néglige cette affaire.
Un livre moralisateur
En revanche, la journaliste reproche à la beauté de l’écriture de Nabokov d’occulter le désarroi de la fillette. Un point qui déplaît aux admirateurs de l’écrivain.
De toujours on a tenté de prouver que Nabokov était pédophile. Personne n’a jamais rien trouvé ni démontré. Soupçonne-t-on Maxime Chattam ou Agatha Christie d’être de pervers assassins sous prétexte qu’ils savent décrire le crime, la psychologie du criminel et nous tenir en haleine? L’auteur, lui-même, a toujours soutenu que l’enfant était manipulée et abusée. Ce sont les yeux de ceux qui l’ont lu, qui ont perçu Lolita comme une jeune perverse. Mais elle n’est perverse qu’à travers les fantasmes de son agresseur et de certains lecteurs. Or, Sarah Weinman, semble reprocher à l’auteur d’avoir consacré son livre au criminel plutôt qu’à la victime. Que son écriture, trop savante et raffinée, occulte la monstruosité de la situation et les sentiments de l’enfant. Mais ce n’était pas son propos. Nabokov souhaitait pénétrer l’esprit de l’agresseur, sonder son arrogance. Il y est remarquablement parvenu. S’intéresser aux sentiments de l’abuseur plutôt qu’à ceux de l’abusée c’était son droit d’auteur. Il n’en reste pas moins que Lolita la véritable histoire est une excellente enquête, très bien documentée.
A noter: si vous souhaitez vous plonger dans le ressenti de Lolita d’une manière plus romanesque qu’à travers un essai, je vous recommande Journal de L. (1947-1952) de Christophe Tison, évoqué au mois de décembre 2019 sur ce blog.