Un livre 5 questions : “Sucres” de Matthieu Corpataux des mots crissant sous la dent

L’homme qui défend la relève de la littérature suisse

Jeune adolescent, Matthieu Corpataux rencontre Emmanuel Carrère sur l’étal d’un supermarché français. Un livre de l’auteur plus exactement. Une révélation. Dès cet instant, il sait que sa vie sera consacrée à la littérature où il est entré il y a une dizaine d’années pour y devenir un incontournable.

A vingt ans, en 2013, il crée L’Epître, une revue de relève littéraire en ligne et sur papier, et à vingt-et-un ans la maison d’édition des Presses littéraires de Fribourg avec Lucas Giossi l’actuel directeur d’EPFL Press. A présent, il est le directeur du Salon du livre romand réorganisé et renommé Textures – Rencontres littéraires ces exemples n’étant qu’un aperçu de ce qu’il organise dans le milieu littéraire romand. Des journées bien remplies où il trouve encore le temps de s’adonner à la poésie. Matthieu Corpataux n’a pas trente ans mais semble avoir plus de trente bras et autant de têtes.

Matthieu Corpataux : poésies acidulées

Son premier recueil, Sucres, nous emmène avec légèreté dans ses souvenirs d’enfance, d’adolescence et de jeune homme. En quarante-deux poèmes, parfois aussi brefs que des haïkus mais pas uniquement, on entre tout en douceur dans sa poésie, au cœur de ses constats et réflexions. Un univers, constitué de grains de sucre, qui ne s’avère jamais écœurant. La poix du lyrisme outrancier Matthieu l’abandonne à d’autres. Des douceurs qui crissent parfois sous les dents et dont l’acidité s’attaque insidieusement aux racines. Des poèmes aux couleurs des bonbons langue, et au goût de reviens-y, que nous dégustions autrefois.

Demain, Des avenues et des fleurs présentera la revue L’Epître et quelques publications des éditions Presses littéraires de Fribourg (PLF).

 

 Matthieu Corpataux : l’interview

Quelle influence a eu Emmanuel Carrère dans votre vie ou votre cursus ?

C’est une belle question, merci. A vrai dire, il y a deux choses : premièrement, D’autres vies que la mienne fut un choc esthétique – cette sorte de franchise dans le récit et cette tentative de réconciliation entre la fiction et la réalité m’ont marqué. Bien sûr, à l’époque, je n’avais pas le bagage pour caractériser ça. Et puis, c’est une influence indirecte. Dans ce même roman, le narrateur évoque longuement Mars de l’écrivain zurichois Fritz Zorn. Et c’était là mon deuxième choc. Aujourd’hui, je lis Carrère avec plaisir mais je ne lui voue aucun culte particulier.

Quel rôle la poésie joue-t-elle dans votre vie ?

Très tôt, j’ai voulu écrire. Mais j’ai mis un peu de temps à trouver que je m’épanouissais dans la forme courte. D’abord par la nouvelle, puis des récits fragmentaires. Naturellement, je suis parvenu à la poésie qui possède cette densité, cette profondeur qui m’ont accroché. J’aimais l’idée – et j’aime toujours – de dire le plus avec le moins.

Qu’est-ce qui vous pousse à si pleinement vous engager pour la littérature ?

J’ai lancé L’Épître par frustration. J’avais 17-18 ans et je voulais écrire mais je savais que je n’étais pas prêt à publier mes textes. J’ai cherché des espaces pour progresser, pour recevoir des commentaires sur mes écrits afin de m’améliorer. Il n’existait pas vraiment de plateforme de ce type. Les concours, les maisons d’édition ou les revues ne font pas un retour critique systématique (c’est explicable, cela demande un tel investissement de temps et d’énergie que ces structures préfèrent les accorder aux textes retenus). Alors, j’ai pris le contre-pied. Je me suis dit que j’allais, justement, créer une plateforme où chacune et chacun recevrait un regard critique sur ses textes. Manifestement, il y avait un besoin car L’Épître reçoit chaque année des centaines et des centaines de demandes. Bien sûr, cette revue, qui s’est aussi développée en publication papier et en de très nombreux événements (performances, expositions, résidences, lectures, ateliers, médiations scolaires…), je n’ai pas pu et ne pourrais pas la porter seul. J’ai une équipe de 12 personnes avec moi aujourd’hui. Et puis plusieurs personnes m’ont apporté des soutiens décisifs. Lucas Giossi en effet, mais aussi Jean-François Haas, Frédéric Wandelère, Olivier Pitteloud, Thomas Hunkeler et puis encore tant que ce serait laborieux de toutes et tous les mentionner.

C’est vrai que ce qui me porte, depuis toujours, c’est cette volonté de défendre l’écriture, coûte que coûte. Je me bats pour que les écrivaines et les écrivains soient rémunérés correctement. Je me bats pour que des espaces de visibilité soient offerts à la relève littéraire. Je me bats pour que l’on comprenne que l’écriture doit imprégner nos vies, tout le temps, tout le monde – un peu comme le fait la musique. Je ne crains absolument pas la surproduction littéraire que certains dénoncent. Le problème, c’est la « surpublication » et la précipitation à sortir un livre qui mériterait d’être retravaillé.

En matière de littérature ou de poésie, qu’est-ce qui retient votre attention ?

C’est difficile de verbaliser spécifiquement les choses qui m’accrochent. J’arrive mieux à dire ce qui m’ennuie : la surinformation, la « surpoétisation », la « surmétaphorisation ». Ce quelque chose de trop, qui déborde, qui mousse au-delà du texte. J’ai l’habitude de dire que j’aime les récits secs, qui sont efficaces et qui évitent l’artifice, qu’ils soient vrais, crédibles, et non surfaits. Je suis nourri de littérature américaine et ai tendance à fuir l’épanchement lyrique. Et puis ça m’agace quand l’auteur ou l’autrice infantilisent son lectorat. Enfin, ce qui est absolument nécessaire, c’est de la nouveauté. Si j’ai le sentiment d’avoir déjà lu telle expression, tel rapprochement lexical ou telle image poétique, si j’ai l’impression de saisir trop vite la mécanique de l’écriture, ça va m’ennuyer. On le comprend, je m’intéresse beaucoup plus au style, à la manière, à la singularité de la machinerie textuelle, qu’à l’histoire.

Quel est le personnage littéraire auquel vous pourriez vous identifier ?

Je n’y avais jamais réfléchi mais peut-être qu’une partie de moi est très Philinte du Misanthrope. On le définit souvent comme le personnage ami de tout le monde, au mieux bienveillant, au pire hypocrite. Je trouve que c’est le juger bien sévèrement dans ce second cas. A mon sens, Philinte cherche simplement une position raisonnable que je comprends comme rationnelle. C’est un analyste de sang-froid de la société humaine qui ne se laisse pas emporter par ses émotions – et puis, il me semble, que c’est un personnage qui est très altruiste. Il cherche la conciliation, le consensus, il est profondément démocrate sans le savoir. Il ne faut pas oublier qu’il reste, sans défaillir, auprès de son ami Alceste alors que celui-ci l’envoie balader. Il ne se dérobe pas. Certes, il y a cette scène où il cherche à ne pas blesser Oronte qui déclame un mauvais poème. C’est peut-être là notre différence : quand on me demande un avis sur un texte ou sur un projet, comme Philinte, je chercherai à ne pas blesser, à ne pas détruire ; mais comme Alceste, je tâcherai d’être aussi sincère que possible. D’ailleurs, Alceste, lui non plus n’aime pas les artifices et l’épanchement lyrique.

« Ce style figuré, dont on fait vanité,

Sort du bon caractère et de la vérité ;

Ce n’est que jeu de mots, qu’affectation pure,

Et ce n’est point ainsi que parle la nature. »

Je pense qu’Alceste aurait fait un très bon éditeur.

Merci pour l’invitation !

Matthieu Corpataux : la biographie

Assistant diplômé en littérature française à l’Université de Fribourg, il prépare une thèse sur la typographie dans la poésie et enseigne au niveau Bachelor. En 2013 il crée la revue de relève littéraire L’Épître  puis, en 2015, la maison d’édition des PLF qu’il dirige depuis 2017. Impliqué dans de nombreux projets culturels en Suisse, il est également écrivain. En 2020, il publie Sucres aux éditions de l’Aire et participe à de nombreux projets collectifs.

En 2021, il remporte la bourse d’écriture de l’État de Fribourg.

L’écrivain Matthieu Corpataux. Crédit photographique : Nicolas Brodard

Jean-Michel Borcard : « Soupirs du soir » un fumet de littérature américaine à Bulle

Les Éditions Torticolis et Frères : invitation à un Noël décapant

Pour les personnes qui abhorrent les contes de Noël et les sucreries proposées à ces dates, j’ai déniché trois lectures ébouriffantes aux Éditions Torticolis et frères. Ces éditeurs se décrivent eux-mêmes comme “sérieux, sympathiques et persévérants”. Sans ligne éditoriale, ils ne publient que leurs coups de cœur littéraires à condition que les auteurs leur semblent amicaux. Au grand jamais, ils n’éditeraient Nothomb ou Houellebecq, aussi talentueux et connus soient-ils, si Les Tortis, (comme on les appelle dans le milieu), venaient à les percevoir imbuvables. Houellebecq et Nothomb pourraient les supplier à plat ventre (ce qui, ma foi, m’étonnerait tout de même un tantinet) qu’ils refuseraient leur prose s’ils les pressentaient suffisants ou malveillants. Décidés à déboulonner ce qu’ils appellent « la littérature ornementale », Torticolis et Frères sortent avec le même bonheur des essais de journalistes, que de la fantasy, que la délicate poésie de Corinne Reymond ou d’Anne-Sophie Dubosson, que des nouvelles d’un style classique ou des romans totalement déjantés. Avec eux chaque parution est une surprise. Pour exorciser cette odieuse année 2020, ils la finissent en apothéose en publiant trois fous furieux inspirés. Aujourd’hui, je vous présenterai le fribourgeois Jean-Michel Borcard, digne héritier de Frédéric Dard et de Charles Bukowski. Demain, le troublion de la RTS Patrick Dujany alias Duja, nous proposera, avec son deuxième ouvrage, une tournée en enfer avec un groupe de death-metal-core. Jeudi, Miguel Angel Morales, fondateur du collectif Plonk & Replonk, nous emmènera dans l’univers des Ploucs et des Beaux. Avec ces trois livres, vous passerez un Noël et un Nouvel-An sans masque médical, ni gestes barrières, ni alcool hydraulique – mais peut-être avec une caisse de bière -, dans des mondes souterrains qui se moquent de la distanciation et du politiquement correct. Trois livres délirants qui, par coïncidence, se relient entre eux : dans Les soupirs du soir  Jean-Michel Borcard se réfère à Les Ecorcheresses, le premier roman de Patrick Dujany, alors que celui-ci cite, dans Les Enfers, Bikini Test le club rock chaux-de-fonnier pour lequel Miguel Angel Morales a travaillé.

 

Les trois derniers nés des Éditions Torticolis et Frères.

 

Jean-Michel Borcard : le style américain en pays fribourgeois

Autodidacte de la littérature comme John Fante ou Bukowski qu’il a biberonné pour s’échapper d’une vie qui ne l’a pas ménagé, Jean-Michel Borcard raconte, dans un style cinématographique, les péripéties de deux anciens dératiseurs : l’alcoolique, plutôt de droite, Carl Meinhof et l’antifa Joseph Miceli ouvrier dans une scierie. Malgré leurs différences les deux hommes, vaguement paumés, cultivent une amitié qui ne se dissout dans aucun liquide. Si on ne reconnaissait pas Bulle et sa région, on imaginerait les ambiances décrites dans Les soupirs du soir dans la campagne du Maine ou dans une petite ville du Montana. Le roman exhale les milieux ruraux et alternatifs, la sueur du travail manuel, le bois fraîchement coupé dont on fabrique les flûtes douces et parfois les cercueils, les vapeurs d’essence, le sang d’abattoir et même les effluves de l’amour. Les personnages, hauts en couleurs, nous emmènent dans une suite d’aventures, qui vont de la descente punitive dans un fief fasciste à l’antre d’un baron barjo, en passant par des porcheries. Le tout arrosé d’alcool et enfumé d’opium. Dans Les soupirs du soir, on retrouve les personnages du premier roman de Jean-Michel Borcard L’asile du Baron que je n’ai pas lu mais dans lequel je vais m’empresser de plonger. Par chance, chaque livre peut être lu indépendamment de l’autre. En guise de musique d’avenir, l’auteur nous promet un troisième opus avec les mêmes protagonistes. J’en trépigne d’impatience !

 

Jean-Michel Borcard : extrait de Les Soupirs du soir

“- On a les flics au cul !

Ils se sont retournés.

– Et merde !

J’étais pied au plancher et cette bagnole envoyait ! C’était une BMW, comme les braqueurs de banque je vous dis ! Le bruit du moteur envahissait l’habitacle et participait à la peur. Je tirais chaque rapport dans le rouge. Les aiguilles témoignaient de la folie : on fonçait. A la sortie d’une courbe, on est partis en dérapage dans un crissement de pneus. J’ai contrebraqué. On a failli percuter un abribus. J’avais perdu toute ma vitesse, mais avec la puissance de cette bagnole, j’ai vite retrouvé une cadence de fuyards. Les autres commençaient à avoir peur. Ils s’accrochaient aux poignées comme des petits vieux. J’ai pris une rue qui descendait. On a fait un saut. Les quatre roues ont décollé du sol. Un instant d’apesanteur qu’on a ressenti dans le ventre. A la réception le moteur a tapé sur la route. Ça a dû provoquer des gerbes d’étincelles.

– T’as pété le carter !

– On va serrer et se retrouver comme des cons.

Il fallait continuer et ne pas se laisser démoraliser. D’ailleurs, j’avais distancé les flics, je n’apercevais plus leurs feux bleus dans le rétroviseur. Je me suis d’abord réjoui avant d’en déduire que c’était suspect : ils devaient nous attendre plus loin pour nous barrer le passage. Et qu’est-ce que je pourrais faire ? On ne fonce pas sur la police ! J’essayais de ne pas y penser. Sur la route de Bourguillon, on volait littéralement. On volait. Un avion au ras du sol. Les phares qui perçaient la nuit. Le défilement du bitume. L’intimidation des arbres.

Au bout de la ligne droite, on a plongé dans une suite de virages.

– On est raides cette fois ! a prédit Trotsky.

Il avait peut-être raison. On a glissé de l’arrière. Le talus semblait nous attendre. Je jouais du volant pour nous maintenir sur la route. Plus un mot. La peur. Le roulis de la voiture menaçait de nous envoyer dans une série de tonneaux mortels à coup sûr. Je nous fabriquais des souvenirs qui allaient nous réveiller la nuit.

-Ralentis ! a gueulé Christopher, c’est juste après la vieille grange (il était venu repérer une planque quelques jours auparavant).

J’ai planté les freins et j’ai viré sur un chemin de terre. Les cailloux frappaient l’intérieur des ailes. La bagnole bougeait dans tous les sens. Par endroits, c’était défoncé par les tracteurs, c’était bourré d’ornières et d’empreintes de pneus à chevrons. Ça passait en cognant sous les planchers…”

 

Biographie de Jean-Michel Borcard

L’écrivain Jean-Michel Borcard. Photo: Béatrice Del Mastro

Né en 1978, Jean-Michel Borcard n’a que 8 ans quand la vie sans fard le percute à la mort de sa mère. Grâce au soutien de son père et de ses frères, il passe une enfance plutôt heureuse. Il fait ses écoles obligatoires en Gruyère. A l’adolescence, il se vautre sur un canapé pour visionner des centaines de vidéos. Désintéressé par les études et les diplômes, il commence à travailler dans une scierie. Après plusieurs années dans le métier du bois, il le quitte pour faire divers boulots : magasinier, machiniste, déménageur tout en lisant tout ce qui lui tombe sous la main, sans trêve ni répit, presque jusqu’à la folie. Et, en romançant les rencontres qui l’ont guéri de l’ennui et du vide… il écrit, écrit, écrit…  parce qu’il a lu des livres qui lui ont sauvé la vie !

 

Sources:

  • Les soupirs du soir, Jean-Michel Borcard, éd. Torticolis et Frères
  • Éditions Torticolis et Frères