Collection Lieu et Temps : 20 ans c’est une fête !

Nourritures terrestres et mets littéraires

C’est à l’Atelier Grand Cargo, l’antre d’Yves Robert, auteur de plus de 20 pièces de théâtre et de romans adaptés pour la scène, que l’AACL – Association pour l’Aide à la Création Littéraire – a fêté son vingtième anniversaire ce dernier samedi. Un public particulièrement dense, pour lequel il a fallu faire de la place et rajouter des chaises, est venu suivre des lectures articulées par des gens de plume. Six courts métrages, réalisés par le cinéaste Alain Margot, ont donné un souffle nouveau à plusieurs textes. Des nourritures pour l’esprit agréablement aérées par des pauses aux mets plus terrestres, devant lesquels se sont tissées des conversations littéraires fort animées. A l’extérieur de l’atelier, un itinéraire emmenait les curieux à la rencontre des phrases des écrivaines et écrivains dont on fêtait les livres. Au dernier mot, situé sur un promontoire, l’on découvrait, depuis les hauteurs, une vue donnant sur les quartiers de l’Est de La Chaux-de-Fonds.

Sur scène Claude Darbellay répond aux questions du public.

20 ans, 20 livres, 20 visions du monde

Avec sa collection Lieu et Temps, la bourse de l’AACL vise à constituer, à raison d’un livre par an, une collection d’auteurs neuchâtelois invités à traiter du thème du temps en résonnance avec un lieu vernaculaire de leur choix. En vingt-ans, les hommes et femmes de lettres les plus connus et les plus emblématiques du canton – Anne-Lise Grobéty, Jean-Bernard Vuillème, Antoinette Rychner, Thomas Sandoz, Odile Cornuz, Hélène Besençon…  – se sont suivis pour donner leur vision de la vie et du monde, tout en la mettant en lien avec leur région. Une démarche originale qui ne manque pas d’aboutir sur des ouvrages dont l’intérêt dépasse largement les frontières cantonales.

Odile Cornuz dans le court-métrage “Biseaux” d’Alain Margot, d’après le texte de l’autrice.

La collection Lieu et Temps est née de la volonté d’un homme politique. Dans les feuillets relatant l’histoire de cette épopée, Jean-Bernard Vuillème écrit : « Le très actif et remuant ex-député libéral Bernard Matthey avait déposé au Grand Conseil, en 1995, un projet de loi visant à modifier la loi sur l’encouragement des activités culturelles. Il souhaitait ainsi réformer la pratique de l’Etat en matière de décoration artistique des bâtiments officiels. « C’est presque toujours une œuvre plastique ou picturale » regrettait-il, proposant « d’élargir le bénéfice du pour cent artistique à d’autres domaines des arts et de la culture ». Plutôt qu’une sculpture ou une fresque murale, l’Etat commanderait un court métrage, une création musicale, une pièce de théâtre, un roman… Il est clair qu’une telle idée ne pouvait que rencontrer la ferme opposition de la société des peintres, sculpteurs et architectes ».

Le projet de loi fut enterré mais la petite graine n’était pas tombée dans du terreau stérile. Malgré les intempéries, elle se mit à grandir, et à se laisser pousser des branches et des feuilles grâce à la fertilisation enthousiaste et passionnée de Jean-Pierre Jelmini, ancien directeur du Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel et archiviste communal. Auteur d’ouvrages d’histoire neuchâteloise, il fut le premier président de l’AACL.

En 2001, signé par la regrettée Monique Laederach, « L’ombre où m’attire ta main » initia la collection. Les quatre premiers ouvrages de ce projet furent imprimés à Saint-Blaise à l’imprimerie Zwahlen. L’Association se chargeait de la promotion et de la diffusion. Cette manière artisanale de produire du livre rencontra vite des limites. C’est ainsi que, durant de longues années l’édition fut confiée aux Éditions d’Autre Part, de vrais professionnels qui firent pendant longtemps le bonheur des écrivains et écrivaines ayant obtenu le mandat de l’AACL. Toutefois, depuis 2021, la collection a été confié à la prestigieuse maison d’éditions ALPHIL, sise en terres neuchâteloises, et connue dans toute la francophonie pour ses ouvrages universitaires, ses essais et ses parutions sur l’histoire régionale. Souhaitant élargir son catalogue en promouvant de la littérature de qualité, elle a repris le flambeau de cette aventure éditoriale.

Alain Cortat, l’un des fondateurs des prestigieuses Editions ALPHIL.

Après vingt ans d’existence les années 2020 sont, à n’en point douter, celles du coup de jeune de l’AACL. En effet, durant les festivités, son hyperactive présidente Anne-Marie Cornu a officiellement transmis sa place à deux jeunes co-président-e-s : Marie Wanert, 30 ans, qui possède un Master en études muséales, également chargée de diffusion et de communication pour divers projets culturels et à Thibault Ziegler, 28 ans, étudiant en lettres préparant son Master en littératures.

 

Anne-Marie Cornu, la présidente sortante de l’AACL, en compagnie des deux nouveaux co-présidents : Marie Wanert et Thibault Ziegler.

Les ouvrages de la collection Lieu et Temps

Le premier, « L’Ombre où m’attire ta main », est une lettre d’amour à un mort composée en 2001 par l’inoubliable Monique Laederach.

Jean-Bernard Vuillème nous lègue ses « Meilleures pensées des Abattoirs », ceux de La Chaux-de-Fonds, où l’auteur mêle à ses souvenirs d’enfant vivant à proximité des Abattoirs les idéologies contradictoires qui jalonnent le parcours d’un bâtiment aussi dérangeant qu’encombrant.

L’une des images du film “Meilleures Pensées des Abattoirs” d’après le texte de Jean-Bernard Vuillème. Une peinture de Chaïm Soutine (1925) sur le modèle du “Bœuf écorché” de Rembrandt (1665) qui figure aussi dans le film. On y voit également la toile de Pieter Aertsen dit Lange Pier (1508-1575) intitulée Étal de boucherie (1551).

Roger Favre se promène « Ici est ailleurs » en 2003. Décédé en ce début d’année 2022, l’auteur nous laisse ce roman né dans le son des grelots d’un traîneau dans les neiges de Le Locle. Une musiquette qui entraîne le lecteur vers des contrées lointaines comme l’Afrique ou l’Amérique du sud.

Après un séjour dans un Berlin en chantier naît « Mémoire pendant les travaux » en 2005, sous la plume d’Hélène Bezençon. La trajectoire décrite dans ce livre, correspond autant que faire se peut, à l’état des lieux qui était visible à Berlin en mai-juin 2003.

Jean-Pierre Bregnard, établi en France, écrit le quatrième ouvrage. « NE » voit le jour dans un questionnement permanent qui ramène l’auteur vers son passé. « … si j’étudie les grands évènements du monde, les philosophes ou les galaxies lointaines, lorsque j’ai des calculs rénaux, un minuscule bout de calcaire me semblera plus vaste qu’un astéroïde ».

« Dérapages », c’est le titre de l’ouvrage de Jean-Marie Adatte qui livre cinq nouvelles très différentes qui pourtant s’enchaînent avec une porosité qui offre des explorations intimes inattendues.

Avant que la maladie ne l’emporte en 2010, Anne-Lise Grobéty a écrit « L’Abat-Jour » deux ans auparavant. « Ces champs de ruines où je scrute de toutes mes forces, comme si une part de moi y était restée pétrifiée, même si je n’étais pas née… »

En 2009, Odile Cornuz porte un regard en « Biseaux » sur les utopies humaines. L’acceptation d’une réalité rude, râpeuse, exigüe, mais avec une exigence de poésie.

« Même en terre » sort de la marne et de la plume de Thomas Sandoz. Il imagine un narrateur, un fossoyeur entêté dans une démarche d’accompagnement, qui refuse d’abandonner les enfants morts. L’ouvrage, publié en 2010, a été réédité chez Grasset puis également publié en allemand.

L’écrivain Thomas Sandoz.

« Léa » est le personnage imaginé par Gilbert Pingeon. Pour utiliser le langage cinématographique, on peut dire que Léa est une sorte de « remake » d’Adolphe. Benjamin Constant y fait même une brève apparition, en «guest star».

En 2012, paraît « L’Affaire », une fiction politique recomposée par Claude Darbellay. L’ascension, la grandeur et la décadence d’un conseiller d’Etat, raconté au scalpel dans ses agissements politiques mais aussi dans ses dérives intimes.

Valérie Poirier l’« Ivre avec les escargots », un recueil de 24 tableaux chaux-de-fonniers. Un voyage entre paradis et enfer.

En 2014, Yves Robert suit « La Ligne obscure » d’un personnage qui apprend qu’il est condamné. Le roman d’un homme qui meurt et s’en va seul, loin des siens.

Laure Chappuis propose de « S’en remettre au vent »  en 2015 et, en 2016, Antoinette Rychner de « Devenir pré ». Deux fabuleuses propositions venues de femmes qui ont les yeux et le cœur ouverts.

Bernadette Richard écrit « Heureux qui comme » en 2017. Clément a arpenté les continents pour son travail en cherchant à s’affranchir de son coin de terre, à la recherche d’un Graal illusoire. Son retour aux sources prend alors des allures de poésie et d’apaisement. Ce roman a permis à Bernadette Richard de recevoir le prix Edouard-Rod.

En 2018, Alexandre Caldara choisit d’associer Peseux  à Paterson, la ville du New Jersey et le titre du poème composé par William Carlos Williams, créant un chassé-croisé poétique entre les lieux et les êtres.

Une image du court-métrage “Peseux Paterson” d’après le texte d’Alexandre Caldara.

Julie Guinand imagine « Survivante » en 2019. Son personnage, seul au bord du Doubs, écrit après un effondrement. Un journal de fin du monde au bord de l’eau. Pour ce roman Julie Guinand a reçu le prix Auguste-Bachelin 2021 et le prix CiLi de la même année.

Le Covid a imposé une interruption dans le rythme que s’était imposé l’AACL de sortir un livre par an, mais les parutions ont repris en 2021 avec Emanuelle Delle Piane qui propose au lecteur une visite dans la tanière de son enfance avec son titre « Grenier 8 ». « Pendez-le haut et court » de Reda Bekhechi, paraîtra au printemps 2023.

De gauche à droite, les écrivains Alexandre Caldara et Karim Karkeni, qui viennent de publier une année d’échanges épistolaire ” Ce grand remous en nous”  – éd. de L’Aire -, en compagnie de Gilbert Pingeon.

Livres, éditeurs et auteurs romands : les sacrifiés du confinement (2)

Le combat des éditeurs romands

Lire romand c’est soutenir les éditeurs et les auteurs de proximité, mais pas uniquement. Certes, la crise tout le monde y a droit et, si certains considèrent la littérature comme une chose dispensable, il faut tout de même rappeler qu’elle participe entièrement à l’économie. En effet, sous l’étiquette « NON ESSENTIEL » se cache une réalité très terre-à-terre. La littérature ne se compose pas uniquement d’une bande d’écrivaillon-ne-s qui se regardent le nombril en alignant des mots sur du papier. Elle s’ancre dans un pan de l’économie bien réel : des librairies et des libraires, des imprimeries et des imprimeurs, des éditeurs, des transporteurs, des distributeurs, des représentants, des employés de commerce, des bureaux, du mobilier, des comptables, des locaux de stockage et d’autres pour la vente, du matériel informatique, des juristes, des journalistes, des graphistes, des correcteurs, des apprentis dans plusieurs corps de métiers et j’en passe. Dans la débâcle actuelle, comme dans la restauration, ce sont les plus petits les plus touchés. Surtout ceux qui viennent de créer leur entreprise. Marilyn Stellini, fondatrice les éditions Kadaline en 2019, souligne « Les librairies ont rouvert, mais les embouteillages dans les rayons défavorisent largement les petites structures. Raison pour laquelle Kadaline a suspendu toutes les parutions du premier semestre, reportées ultérieurement. Sans parler du manque de salons littéraires qui peuvent représenter un apport dans le chiffre d’affaires. » Dès le début de la pandémie, les librairies ont prévenu les éditeurs qu’elles ne pourraient pas payer ce qu’elles leurs devaient. Quelques uns ont dû utiliser les aides perçues en tant que salaire pour payer les factures courantes de leur maison d’édition (locaux, chauffage, électricité, etc). Résultat : certains, sont sans salaire depuis plusieurs mois alors que, même en temps “normal” l’édition romande ne permet guère de remplir un bas de laine. Autre effet boule de neige : actuellement les éditeurs suisse romands croulent sous les retours des libraires. Les fermetures imposées aux commerces dit “non-essentiels”, ne leur ont pas permis de vendre les livres parus durant les deux confinements. Andonia Dimitrijevic, directrice des Éditions L’Âge d’Homme précise : « Les éditeurs vivons sur les mises en vente. Sans mise en vente cela devient hardcore. De plus, pour ceux qui avons également des stocks et une partie de nos affaires en France, c’est très compliqué. Nous ne pouvons plus aller à Paris ou nous déplacer comme nous devrions le faire pour que notre entreprise fonctionne normalement. Les librairies font de nouveau d’excellentes ventes, mais les librairies ne représentent pas à elles seules le monde du livre. Vendre du livre ou le produire ce n’est pas du tout la même chose. Pour les éditeurs romands la situation reste bloquée. En ce moment, nous manquons d’argent pour tout. Notamment pour engager le personnel dont nous aurions besoin pour relancer nos entreprises ou pour publier de nouveaux auteurs. A l’Âge d’Homme, ces prochains mois nous ne pourrons pas publier tous les livres que nous avions prévu et aucun premier ouvrage. Nous n’allons travailler qu’avec des auteurs dont les libraires et les lecteurs connaissent déjà le travail. » Une situation assez ironique alors que la plupart des éditeurs sont submergés sous les premiers romans, le confinement ayant inspiré de nouvelles vocations d’écrivains. Les genres qui ont inspiré celles et ceux qui se sont lancé dans la littérature : la science-ficition et les romans d’anticipation. Toutefois, ces nouveaux arrivants devront s’armer de patience avant de voir leurs romans publiés. Si toutefois un jour ils sont publiés. Actuellement, la majorité des éditeurs en sont surtout repousser les parutions qu’ils avaient prévues pour 2021, tout en anticipant qu’il y aura pléthore de publications dans les prochains mois. Déjà, ils s’attendent à ce que beaucoup d’entre elles passent à la trappe faute de place dans les rayons des libraires. En sont à prévoir qu’il y aura un manque à gagner et qu’ils devront gérer cette donnée. Ces réalités les éditeurs suisses romands, petits ou à peine plus grands, les affrontent depuis le début de la pandémie. Une situation qui risque de perdurer les mois à venir face aux géants de l’édition hexagonale qui, sans prendre de risques, vont envahir les rayons des librairies avec des ouvrages de développement personnel et des auteurs bankables.

 

Livres romands présentés en 2020

La semaine passée j’ai publié une partie de la liste des auteurs suisses romands dont j’ai présenté les livres en 2020. En voici la deuxième et dernière partie. Lire local, c’est non seulement permettre à la littérature suisse d’exister. C’est participer à l’économie de nos cantons.

 

A l’aube des mouches, poésie, Arthur Billerey, éd. de L’Aire : un recueil de poèmes par l’un des fondateurs de la revue littéraire romande La cinquième saison. Passionné par les mots écrits, Arthur Billerey a également créé la chaîne Youtube Trousp, entièrement consacrée au livre.

Fleurs imaginaires , poésie, Corinne Reymond, éd. Torticolis et Frères : avec empathie et tendresse, Corinne Reymond rend hommage aux personnes happées par l’âge ou la maladie.  Sa longue carrière d’aide-soignante aux soins à domicile, en EMS, à l’hôpital ou en hôpital psychiatrique, l’a menée à écrire ses expériences avec les patients. Dans son métier, plus que les soins, ce qu’elle recherche c’est le relationnel, le contact avec les gens, apprécier qui ils sont, sentir leurs états d’âme, se pencher sur l’histoire de leur vie. “Plus on devient âgé, plus ça devient riche” dit-elle. Une richesse qu’elle n’a pas voulu laisser perdre.

Balles neuves, roman, Olivier Chapuis, éd. BSN Press : malgré l’amour de son épouse, de sa fille et de son fils, Axel Chang éprouve une jalousie et une haine grandissantes envers Roger Federer à qui tout réussi. Une obsession qui le conduit à la dérive. Un récit peu conventionnel, Axel Chang étant le personnage d’un tapuscrit imaginé par un auteur en mal de reconnaissance, agacé par les succès du sportif d’élite devant qui toutes les portes s’ouvrent pendant que lui croupit. Conseillé et coaché par un écrivain mondialement célèbre, le créateur d’Axel Chang poussera son histoire jusqu’à ses extrêmes limites.

Dernier concert à Pripyat, roman, Bernadette Richard, éd. L’Âge d’Homme : dans la nuit du 25 au 26 avril 1986, eut lieu dans l’ex-Union Soviétique, dans la centrale nucléaire de Tchernobyl, l’accident atomique le plus dévastateur de l’histoire. Une hécatombe qui a coûté l’existence de milliers de personnes et péjoré la vie d’autant de survivants. Passionnée par la question nucléaire, la journaliste et romancière Bernadette Richard nous emmène dans la Zone interdite de Pripyat. Le livre raconte l’histoire de trois jeunes garçons qui fuient de chez eux en compagnie d’une vieille dame la nuit de la catastrophe. Quelques années plus tard, les trois compagnons deviennent stalkers. Défiant les dangers de la contamination, ils pénétreront régulièrement dans La Zone interdite, non seulement pour l’explorer, mais aussi pour lui rendre ses lettres de noblesse à travers la musique. Au cours de leurs expéditions, ils rencontreront tous les réprouvés et désœuvrés du système soviétique.

Roman de gares, roman, Jean-Pierre Rochat, éd. D’Autre part : Dèdè est obligé d’abandonner sa ferme dans le Jura bernois après cinquante ans de labeur. En plein hiver, il part sur les routes accompagné d’un jeune âne. Avec son équipage, il espère descendre, à pied, dans le sud de la France en s’arrêtant de ferme en ferme pour y trouver assiette et logis selon la coutume des journaliers d’autrefois. Empreint de tradition et de souvenirs bienveillants, Dèdè s’imagine que les paysans lui ouvriront leur porte comme lui-même ouvrait la sienne quand il possédait sa propre demeure. Il doit déchanter. Par chance, deux femmes exceptionnelles croiseront son chemin.

Soupirs du soir, roman, Jean-Michel Borcard, éd. Torticolis et Frères : dans un style cinématographique, les péripéties de deux anciens dératiseurs : l’alcoolique, plutôt de droite, Carl Meinhof et l’antifa Joseph Miceli ouvrier dans une scierie. Malgré leurs différences, les deux hommes cultivent une amitié qui ne se dissout dans aucun liquide. Si on ne reconnaissait pas Bulle et sa région, on imaginerait les ambiances décrites dans la campagne du Maine ou dans une petite ville du Montana. Le roman exhale les milieux ruraux et alternatifs, la sueur du travail manuel, le bois fraîchement coupé dont on fabrique les flûtes douces et parfois les cercueils, les vapeurs d’essence, le sang d’abattoir et même les effluves de l’amour.

Les Enfers, roman, Patrick Dujany, éd. Torticolis et Frères : pas loin d’un village au doux nom luciférien, au cours de l’une de ces fameuses torrées comme on n’en fait que sur les crêtes et les flans du massif du Jura, quatre membres de Burning Plane, un groupe de death-metal-core, agrémentent leurs saucisses de champignons hallucinogènes. Pour améliorer le goût de la forestière cuisine, ils l’arrosent de trop d’alcool. C’est au milieu de cette débauche culinaire qu’apparaît Satan. Aux quatre gastronomes, il propose de devenir un groupe de rock mondialement connu, à condition qu’ils lui vendent leurs âmes.

Les choses gonflables, roman, Miguel Angel Morales, éditions Torticolis et Frères : Miguel Angel Morales s’est distingué en fondant le collectif Plonk & Replonk. Mais pas uniquement. Pendant longtemps, il a tenu les chroniques rock du feu quotidien L’Impartial et animé des émissions pour RTN. Les Choses Gonflables ne se résument pas. Elles se lisent. Le récit se déroule, au départ, dans un monde étrange qui ressemble à une parodie du nôtre. Un endroit où vivent les Ploucs et les Beaux. Puis, peu à peu, on change de plan comme si les personnages se promenaient d’univers en univers, dans des mondes parallèles qui se superposent.

Jean-Pierre Rochat : « Roman de gares » arrêts sur instants douloureux ou amoureux

Roman de gares : le goût de l’amour

A présent, il m’est rare de retrouver les émois amoureux éprouvés durant mon enfance ou adolescence envers les héros ou héroïnes d’un livre. Avec une agréable surprise, j’ai goûté à cette délicieuse sensation en lisant le dernier ouvrage de Jean-Pierre Rochat. Roman de gares vient de paraître aux Editions d’Autre Part. A travers sa prose, l’écrivain a su m’instiller l’amour et le désir qu’il ressent pour les deux femmes qui le sauvent du désespoir. A l’inverse, j’ai également pu plonger dans le sensuel penchant amoureux qui attire ces femmes vers Dèdè, un homme d’une si grande sensibilité qu’il sait nous tenir sous son charme. Au cours de ses pérégrinations, Jean-Pierre Rochat, qui se confond avec le personnage de Dèdè, – avec des accents graves pour que cela signifie grand-père en turc – nous fera également découvrir la manière dont il écrit ses romans ainsi que les poètes et les écrivains qu’il aime : Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Marcel Aymé

 

Roman de gares de Jean-Pierre Rochat : l’histoire

Dèdè est obligé d’abandonner sa ferme dans le Jura bernois après cinquante ans de labeur. En plein hiver, il part sur les routes accompagné d’un jeune âne. Avec son équipage, il espère descendre, à pied, dans le sud de la France en s’arrêtant de ferme en ferme pour y trouver assiette et logis selon la coutume des journaliers d’autrefois. Empreint de tradition et de souvenirs bienveillants, Dèdè s’imagine que les paysans lui ouvriront leur porte comme lui-même ouvrait la sienne quand il possédait sa propre demeure. Il doit déchanter. De nos jours les campagnes se sont repliées sur elles-mêmes. A peine si on les laisse, son âne et lui, malgré une température peu clémente, s’installer sous le toit d’une remise. Ces mœurs, nouvelles et hostiles, n’améliorent guère la mélancolie et les idées suicidaires qui le rongent depuis qu’il a été contraint de se séparer de tout ce qu’il aimait : son coin de terre, ses vieux murs, ses animaux, ses livres… Il rêvait d’accueils chaleureux, d’échanges humains et de partage, il ne trouve que des visages fermés et des battants clos. Quitter cette existence, qui peu à peu anéantit ses idéaux et lui refuse tout ce qu’il aime de la vie, le hante. Tout lui est-il vraiment refusé ? Non pas tout. Deux femmes traverseront sa route. La première, une personne mariée à un homme puissant avec qui elle s’ennuie, vénère son talent d’écrivain. Elle lui offrira admiration, échanges intellectuels, luxe et volupté. La seconde, une ouvrière qui travaille dans une boulangerie industrielle, lui apportera joie et fraîcheur, une manière d’appréhender la vie au jour le jour, de croquer l’instant sans penser au lendemain. Avec Roman de Gares, Jean-Pierre Rochat nous emmène dans le passé de Dèdè, dans la nostalgie du partage traditionnel qui se pratiquait dans les milieux ruraux ainsi que dans les idéaux de mai 1968 qui ont marqué sa jeunesse. Bercé par ses illusions, la découverte des campagnes du XXIème siècle s’avérera amère. Par bonheur, l’amour et le sexe sauveront Dèdè d’une mort à laquelle il songe trop souvent.

 

Roman de gares de Jean-Pierre Rochat : extraits

« Ce serait facile de me déclarer dépressif en plus de SDF, les SDF sont tous un peu dépressifs. Et toi qui avouerais à ton mari suffisant : je fréquente et fricote avec un SDF, quelle plaisanterie ! Serait-ce par esprit de provocation, ou par mansuétude ? Je sais bien que non, nous partageons un rêve commun, trois bouts de ficelle. Le bus n° 8 traverse la banlieue, avec à son bord des femmes et des hommes qui montent ou descendent à chaque arrêt, une poussette, un déambulateur, une cuite carabinée, un sac à commissions, une cigarette en attente de l’air libre pour se faire allumer ; je me dis merde, c’est ça la vie ?  La banlieue passée, le cimetière dépassé, les premières fermes exploitées et quelques villas hors zone, construites à l’aide de dérogations obtenues en haut lieu, au-dessus des lois et de la population ordinaire.

Aujourd’hui est un jour de l’année où tous sont à la fête, sans exception autre que nous deux, tu me reçois chez toi en vitesse – faudrait pas qu’on se fasse prendre sur le vif, on serait pendus sur la place publique. Tu m’appelles du fond du pâturage, je te sens venir au galop, crinière au vent, nous nous poursuivons pour mieux nous rejoindre ; je gravis ton mont de Vénus et te caresse, là où le plaisir voile ton regard en te faisant soupirer d’aise ; j’embrasse ton nez, ta bouche, ton nez, ta bouche… à l’infini. Recommençons, c’est tellement bon une femme satisfaite et souriante étendue sur le dos, pendant qu’à ses côtés j’essaie de reprendre mon souffle, avant de repartir pour un tour d’honneur.

Nous sommes nus, après nous être ébattus inlassablement d’orgasme en orgasme, comme si j’étais un jeune étalon bien avoiné et toi une jument en pleine chaleur.

Il y a un quart d’heure de marche jusqu’à l’arrêt terminus du bus n° 8 menant à la gare. J’étais à nouveau rattrapé, récupéré, envahi par le spleen : pas celui de Paris, en Suisse nous avons aussi des spleens bien de chez nous, parfois même un dégoût de la vie, de nos forêts sombres et nos ciels gris, nos fleurs du mal ou notre saison en enfer. A la gare, une grande partie des passagers descend du bus pour prendre le train. J’aimerais être plus optimiste, les sanglots longs c’est trop con, je viens de prendre mon pied, un super pied de tous les tonnerres de Dieu, alors je ne vais pas recommencer à pleurnicher, même si ma turne est merdique et mes bouquins stockés dans des cartons au fond d’un garage bordélique. »

Jean-Pierre Rochat : biographie

L’écrivain paysan J.P Rochat. ©Gérard_Benoit_à_la_Guillaume

Jean-Pierre Rochat vit à Bienne dès l’âge de sept ans. Après un court passage en maison de correction, qu’il évoque dans Roman de gares, il devient berger : à l’alpage en été et comme journalier en plaine l’hiver. De 1974 à 2019 il exploite, avec sa famille, un domaine au sommet de la montagne de Vauffelin, et devient un éleveur réputé de chevaux Franches-Montagnes. Il commence à écrire vers la fin des années 1970. En 2012, L’Écrivain suisse allemand lui vaut le prix Michel-Dentan. En 2019, le prix du roman des Romands lui est décerné pour Petite Brume. Ce livre raconte l’histoire d’un paysan qui vit un drame en devant vendre sa ferme, son bétail et sa jument, baptisée Petite Brume.

Vous pouvez lire la chronique de Jean-Marie Félix / RTS – Culture et écouter son entretien avec Jean-Pierre Rochat en cliquant ici.

 

Sources :

  • Roman de gares de Jean-Pierre Rochat, éditions D’Autre Part
  • Wikipédia