Un livre 5 questions : “Tonitruances” de la dépendance à l’abstinence

Marie Marga : la liberté retrouvée

Face au soleil en cette journée trop chaude pour la saison, l’auteure de Tonitruances m’attend devant un jus de poire-carotte à une terrasse lausannoise. Mèche rebelle et voix douce, Marie Marga a dans le fond des yeux les orages de son existence. Issue d’une famille vaudoise et bourgeoise empoisonnée par les non-dits, elle grandit avec la rage au ventre et le goût de l’autodestruction. Passant de l’anorexie à la toxicomanie et à l’alcoolisme, elle découvre peu à peu que ces dysfonctionnements sont les divers symptômes d’une même maladie.

Le jour de notre rencontre, elle est particulièrement joyeuse. En ce mois de mars 2022, elle fête dix-neuf ans d’abstinence. Dix-neuf ans de liberté.

Paru aux éditions Le Lys Bleu, Tonitruances explique, avec des mots simples et une belle écriture, les chemins qui mènent à l’autodestruction et aux dépendances.

Comme dans un roman, nous sommes pris dans cette histoire vraie qui raconte, sans détours mais avec pudeur, la fausse-couche de la mère qui donne à Marie Marga le rôle du bébé de remplacement, la froideur du père, les relations affectives malsaines jusqu’à ce qu’elle rencontre l’amour de sa vie qui mourra tragiquement en exerçant son métier, sa quête éperdue de sexe et de tendresse…  Marie Marga ne nous épargne pas, non plus, les pétages de plombs qu’encaissent ses propres enfants alors qu’ils sont encore très jeunes. Par chance, au début des années 2000, elle prend conscience de ses difficultés. Elle reçoit le soutien et la force nécessaires pour mettre un terme à ses dépendances le jour où elle pousse la porte des Narcotiques Anonymes. Elle découvre alors un climat de bienveillance, le pouvoir guérisseur de la parole et apprend à s’appuyer sur cette béquille pour reconstruire, autrement, ce qu’elle s’est acharné à détruire.

Marie Marga : l’interview

A quel moment peut-on considérer que la consommation festive d’un produit devient une dépendance ?

Ce qui distingue une consommation festive de la dépendance, c’est la fréquence et la quantité de la consommation. Le dépendant (j’inclus évidemment le féminin) ne laisse jamais une bouteille entamée, ne part jamais avant la fin de l’after. Et généralement, c’est aussi quelqu’un qui consomme seul. Tout prétexte est bon pour user de son produit de choix, que ce soit une contrariété à apaiser, une bonne nouvelle à fêter ou un sentiment d’ennui à dissiper. Allumer un joint a été pendant des années mon premier geste de la journée. Il n’y avait aucun lieu où je m’abstenais de fumer. Là où c’était interdit, par exemple dans l’avion, je m’enfermais dans les toilettes pour allumer mon pétard après avoir bouché le détecteur d’incendie avec du papier.

La dépendance n’est pas liée à un produit spécifique, mais bien davantage à un comportement. Les troubles alimentaires sont une forme de dépendance, au même titre que la consommation abusive de médicaments. Que le produit soit légal ou non ne change strictement rien à l’affaire.

Lorsqu’on arrête une addiction comme l’alcool qui, en Occident, fait partie de tous les repas familiaux, de toutes les commémorations et de tous les moments festifs, ne se sent-on pas un peu seul-e ?

Au début, l’abstinence est difficile à assumer. Quand on s’est défini pendant des années comme un fêtard, on se sent très rabat-joie de refuser un verre. C’est toute notre identité qui est remise en question par ce changement d’attitude. Puis, on s’habitue et on se rend compte qu’au final, le fait de ne jamais boire nous confère plutôt une originalité supplémentaire. La plupart des gens n’ont aucun mal à accepter qu’on trinque au jus de pomme. Ceux à qui ça pose problème sont en principe ceux qui ont eux-mêmes un problème d’alcool.

Le décès de votre grand amour a-t-il influencé votre dépendance ?

La dépendance était déjà bien installée dans ma vie quand mon grand amour de jeunesse a été assassiné dans l’exercice de son métier de journaliste. Cela faisait douze ans qu’elle s’exprimait activement, d’abord par des troubles alimentaires, puis par une consommation quotidienne et soutenue de produits psychotropes. Ce décès m’a juste donné un prétexte pour consommer davantage et ouvertement. Je pense même que la dépendance a préexisté ces manifestations extérieures. Je la vois comme une maladie des émotions héritées des générations précédentes.

Lorsque vous consommiez encore, avez-vous été inadéquate avec votre entourage ?

Je relate dans le livre quelques anecdotes où j’ai été clairement inadéquate, en particulier avec mon entourage le plus proche, à savoir mes enfants et mes compagnons successifs, non seulement pendant mes années de consommation, mais encore longtemps après. Il y en a bien sûr eu beaucoup d’autres. Le produit a parfois atténué mes sautes d’humeur. Pendant toutes les années que j’ai passées sous son emprise, je n’ai pas appris à gérer mes émotions sans cette béquille. Quand j’ai arrêté, j’étais une femme de trente-cinq ans avec la maturité émotionnelle d’une adolescente.

Je tiens à souligner que la violence qu’on fait subir à ses proches est l’expression d’une grande souffrance. Ce n’est bien sûr pas une raison pour l’excuser, mais ça ne sert à rien non plus de se contenter d’accabler le bourreau. Il serait beaucoup plus aidant pour tout le système familial de lui apprendre à /permettre de verbaliser ce ressenti qui le/la déborde.

Le fait d’avoir des enfants encore petits a joué un rôle important dans ma décision d’arrêter de consommer. Je ne voulais pas mourir avant qu’ils soient adultes. Le groupe de parole, c’était la solution de la dernière chance. J’avais tout essayé sans succès. Chez les Narcotiques Anonymes, j’ai découvert le pouvoir phénoménal de la parole partagée.

Quels motifs vous ont poussés à écrire Tonitruances ?

L’écriture a toujours fait partie de ma vie, c’était normal qu’à un moment ou à un autre, j’aille creuser la problématique qui me touche de si près. Avec Tonitruances, j’ai envie de transmettre un message d’espoir aux personnes qui se débattent encore dans les filets de la dépendance. Leur dire que c’est possible d’arrêter sans devoir s’épuiser à lutter sans fin contre l’envie de consommer. Leur dire que cette obsession finit par disparaître quand on cesse de l’alimenter en consommant. Que l’abstinence ouvre un champ de possibilités insoupçonné. Et qu’on reste fondamentalement soi-même, ce n’est pas parce qu’on arrête de s’exploser la tête qu’on rentre dans le moule.  Ce livre est aussi destiné aux personnes qui vivent ou qui travaillent avec des dépendants. Les personnes intéressées peuvent l’obtenir auprès de Philippe S. 079 599 99 15. (Ndlr : depuis la France on peut directement le commander aux Editions du Lys Bleu : cliquer ici )

Quels conseils donneriez-vous aux proches d’une personne dépendante : je pense aux parents, aux conjoints ou aux enfants qui ne supportent plus les difficiles situations que cela entraîne.

Le déni fait partie intégrante de la maladie de la dépendance. Quel que soit son niveau de déchéance, le toxico arrive toujours à se convaincre qu’il gère et qu’il y a pire que lui. Pour l’entourage, il est très difficile de ne pas tomber dans un rapport de codépendance. Or, les efforts déployés pour atténuer les conséquences de la toxicomanie de leur proche ont souvent pour effet de maintenir celui-ci dans l’aveuglement et donc dans la consommation active. Le dépendant se sent en effet désinvesti de son problème du moment que quelqu’un d’autre s’en occupe. Il mettra son énergie à dissimuler sa consommation plutôt qu’à en guérir. Le meilleur conseil que je puisse donner aux proches est donc de se joindre à des groupes d’entraide de conjoints, d’enfants ou de parents de dépendants (alanon.ch) où des pairs les rendront attentifs aux pièges à éviter en partageant leur propre expérience.

Pour plus de renseignements :

Narcotiques Anonymes : cliquez ici.

Alcooliques Anonymes : cliquez ici.

La main tendue : cliquez ici.

Aide aux proches de personnes dépendantes :

– Al-Non : cliquez-ici.

 

Marie Marga souhaitant garder l’anonymat, la photographie qui introduit l’article, libre de droits, provient du site pixbay.com.  Merci pour votre compréhension.

Lecture : Demain tous infertiles ? Comprendre, prévenir et traiter l’infertilité masculine

Voyants au rouge : le sperme humain est en berne

Dans la mythologie et les textes fondateurs, et ce jusqu’à récemment, la stérilité était considérée comme une affaire presque exclusivement féminine. Dans mon enfance l’on disait encore « ELLE ne pouvait pas avoir d’enfant » en parlant de voisines ou de grands-tantes qui auraient désiré une grossesse à une époque où l’on ne faisait pas encore d’examens médicaux pour détecter cette problématique. De l’Antiquité et jusqu’au deux tiers du XXe siècle, on imputait la stérilité du couple aux manquements de la femme, à sa faible constitution, à sa mélancolie, à son manque de sommeil, à sa luxure, à sa maigreur ou à son obésité, mais aussi à sa laideur ou à son extrême beauté. Toutefois, il est à présent prouvé, qu’en cas d’infertilité d’un couple, les hommes en sont la cause dans 40% à 50% des cas. D’autant que la qualité du sperme est en chute libre.

Depuis les années 1990, une trentaine d’études menées auprès d’une population variée ont été réalisées dans divers laboratoires du monde. Le constat est toujours le même : la qualité du sperme humain est en baisse. La concentration des spermatozoïdes est souvent insuffisante pour fertiliser la femme. Leur mobilité ou leur morphologie présente des anomalies. Des recherches identiques ont été faites dans le monde animal. Le bilan est tristement le même : le sperme des animaux, notamment celui des chiens, baisse de manière significative et brutale.

Vidéo réalisée par l’INSERM : Le fonctionnement du testicule.

Un livre pour mieux comprendre l’infertilité masculine

Pour que chacun et chacune puisse mieux appréhender cette problématique, le professeur Stéphane Droupy, urologue spécialiste de l’infertilité, et la journaliste Brigitte-Fanny Cohen, spécialiste des questions médicales, ont écrit Demain tous infertiles ? Comprendre, prévenir et traiter l’infertilité masculine paru chez First Éditions. En effet, un couple sur sept consulte parce qu’il ne parvient pas à mettre un bébé en route et, une fois sur deux, cela provient de l’homme. Cet ouvrage permet de comprendre ce qui peut fragiliser la fertilité masculine tout en apportant des conseils pour l’optimiser. Le livre aborde également les nombreuses possibilités d’accompagnement et de traitements : médicaments, chirurgies, assistance médicale à la procréation, mais aussi coaching nutritionnel, compléments alimentaires, modification du mode de vie… Les textes du livre, écrits pour un large public, sont soutenus par de nombreux tableaux et dessins qui en facilitent encore plus l’intelligibilité.

Ce qui péjore la fertilité

Je ne me pencherai pas sur ce qui nécessite un jargon strictement scientifique. Je ne relèverai, ici, que quelques unes des multiples causes qui altèrent la qualité du sperme.

Le sport intensif

Plus de cinq heures de vélo par semaine peuvent altérer la qualité de sperme. Idem pour la course à pied et d’autres sports pratiqués de manière intensive. Mais après quelques semaines d’activité plus modérée les choses reviennent à la normale. Cependant la sédentarité, ainsi que l’obésité qu’elle peut entraîner, est toute aussi nocive.

Les ondes électromagnétiques

Le sujet est certes polémique mais, que ce soit in vitro ou in vivo, les recherches sur l’homme et l’animal concluent à une dégradation de la qualité du sperme lors d’exposition prolongées aux ondes des téléphones cellulaires ou de Wi-Fi.

Les polluants organiques

Les polluants organiques, difficilement biodégradables, peuvent se transporter sur de longues distances dans l’eau ou dans l’air. Parmi eux : les pesticides, les dioxines, les PCB et les hydrocarbures. Tous sont rejetés dans la nature par les activités humaines et tous influencent négativement la fertilité.

Vidéo réalisée par l’INSERM : La régulation du cycle ovarien.

L’alimentation

Tant de choses et de facteurs polluent notre alimentation, compromettant ainsi la fertilité de l’être humain, qu’il est impossible de les énumérer de manière exhaustive dans un article. Toutefois, parmi les désignés coupables par ce livre, figurent les fruits et légumes traités aux pesticides. Une consommation modérée d’autres aliments est également fortement conseillée : produits laitiers, abats, poissons, café, boissons sucrées… La liste des produits néfastes et les suggestions pour bien s’alimenter font l’objet de longues pages. Il est quand même intéressant de relever que les hommes qui mangent, plus de deux fois par jour, des fruits et légumes issus des cultures biologiques, ont un nombre total de spermatozoïdes plus de deux fois supérieur à ceux qui n’en mangent qu’une fois.

Le travail

Les personnes qui exercent des professions où l’on manipule des produits phytosanitaires, des produits chimiques et des solvants sont davantage exposées aux perturbateurs endocriniens. Donc plus susceptibles d’être infertiles si les moyens de protection mis à disposition s’avèrent peu adaptés. Il en va de même pour tous les métiers qui exposent à la chaleur : pizzaiolo, boulanger, cuisinier, les métiers du textile, pompier, ouvrier suivant les ateliers…

Le mode de vie en général

Certains des éléments qui peuvent dégrader les capacités reproductrices chez l’homme sont difficilement évitables car invisibles. Nous n’avons aucun pouvoir sur eux. D’autres dépendent du mode de vie. Même si les produits suivants semblent logiquement perturbants pour la fertilité, il est peut-être bon de rappeler lesquels : l’alcool, le tabac, le cannabis, la cocaïne, l’héroïne et toutes les drogues qu’elles soient de synthèse ou non, beaucoup de médicaments notamment ceux contre l’acné, les antibiotiques, les antidépresseurs, les antidouleurs, le paracétamol, énormément de cosmétiques et les crèmes solaires…

L’une des nombreuses illustrations du livre Demain tous infertiles ?

 

Sources :

  • Demain, tous infertiles ? Comprendre, prévenir et traiter l’infertilité masculine, Professeur Stéphane Droupy et Brigitte-Fanny Cohen, First Éditions, octobre 2020, 287 pages.
  • Bibliothèque de la Ville de La Chaux-de-Fonds.

Cécile Guilbert : « Écrits Stupéfiants » drogues et littérature de Homère à Despentes

Un essai dédié aux écrits influencés par les psychotropes

Ma littérature est largement empreinte de drogue. C’est quasiment le thème principal de Swiss trash mais elle apparaît également dans Fille facile et Inertie. Raison pour laquelle je me suis précipitée chez mon dealeur de livres, lorsque j’ai entendu parler, à sa parution en septembre 2019, d’Écrits stupéfiants un essai de Cécile Guilbert. Parue chez Robert Laffont, cette bible répertorie les écrivains – et quelques écrivaines – qui ont écrit sous l’influence de produits psychotropes. Ou du moins à leur sujet. Après un prologue autobiographique de l’auteur, le livre nous emmène pour un long voyage dans les paradis et les enfers artificiels : « de l’Inde védique à l’époque contemporaine des drogues de synthèse, des pharmacopées antiques et moyenâgeuses à la vogue moderne des psychostimulants en passant par l’opiophagie britannique, le cannabis romantique, l’opiomanie coloniale, la morphine ou l’éther fin-de-siècle, l’invention du « junkie » au XXe siècle et la révolution psychédéliques des années 60. » Un volume de 1440 pages, imprimé sur un papier aussi fin que celui dont on roule les joints, contenant plus de 300 textes écrits par 220 auteurs. Les grands classiques y côtoient les contemporains ou des signatures moins connues ou parfois oubliées. Je ne peux citer tous les auteurs dont on peut lire les lignes qui se réfèrent aux drogues. L’on ne s’étonne guère d’y rencontrer Gérard de Nerval, Jack Kerouac, Françoise Sagan, Hubert Selby Jr ou André Malraux. C’est plus surprenant lorsqu’on y croise Hérodote, qui écrivait sous l’influence du chanvre, les sœurs Brontë ou Pline L’Ancien. Mais l’on y cite également une pléthore de personnages historiques comme Napoléon ou Joséphine de Beauharnais, des musiciens de toutes les époques et de tous les genres musicaux, des artistes peintres ou de music-hall… j’en passe. Je suis toutefois surprise de ne pas y avoir trouvé Guillaume Dustan, écrivain homosexuel et directeur de collection aux éditions Balland, décédé en 2005, ou Johann Zarca, prix de Flore 2017, actuellement l’écrivain le plus expert de l’Hexagone en matière de drogues diverses. Peu importe ! Son contenu reste si vaste, que je l’inhale peu à peu, sniffant deci delà pour ne pas sombrer dans une overdose de lecture stupéfiante mais dont je ne regrette en rien l’acquisition.

 

Écrits stupéfiants : un essai en quatre parties

Pour chaque drogue, à la suite de son histoire sacrée, médicale et culturelle, est proposée une anthologie chronologique de textes précédés d’instructions détaillées. Pour classer les drogues, les auteurs qui s’y réfèrent et leurs textes, Cécile Guilbert a choisi une manière plus littéraire que scientifique. Elle se réfère à la liste, désormais un peu obsolète mais fort poétique, établie en 1928 par le pharmacologue allemand Louis Lewin. « Cette somme se divise en quatre grandes parties : Euphorica (opium, morphine, héroïne), Phantastica (cannabis, plantes divinatoires, peyotl et mescaline, champignons hallucinogènes, LSD) Inebrientia (éther, solvants) Excitantia (cocaïne et crack, amphétamines, ecstasy, GHB… »

 

Écrits stupéfiants : quelques extraits

Ce livre « qui révèle une pratique universelle, peut aussi se lire comme une histoire parallèle de la littérature mondiale tous genres confondus puisqu’on y trouve des poèmes, des récits, des romans, des nouvelles, du théâtre, des lettres, des journaux intimes, des essais, des comptes rendus d’expériences, des textes médicaux et anthropologiques… ». De la partie Euphorica, j’insère ci-dessous une page du livre recadrée ou l’éloge faite à la morphine par un inconnu. Suivent des minis extraits des autres types de drogues.

Euphorica :

Phantastica :

« En même temps, dans l’ombre de cette lumière, la peur se nichait en lui. Il n’osait détourner le regard vers les recoins où s’esquissaient des mouvements. Et la lumière gagnait encore en intensité. Les chandeliers commençaient déjà à étinceler; ils se changeaient en joyaux. » Ernst Jünger. Stupéfiant : LSD.

« Je passe sous silence la façon dont le jus qu’on en tire, mis dans les oreilles (quelques gouttes suffisent) tue toute espèce de vermine à laquelle la putréfaction aurait donné naissance, ainsi que toute autre petite bête qui y serait entrée. » François Rabelais. Stupéfiant : cannabis

 

Inebreantia :

« Cela nous apprend ce que les femmes viennent chercher rue de la Ferme : là encore, le poison n’est qu’un prétexte. Ce ne sont point des éthéromanes convaincues ; elles ne souhaitent pas ces sensations d’engourdissement qui tentent les clients du bar de la rue Monge ; elles veulent seulement dîner en tête-à-tête, loin des hommes, et toujours passer en tête-à-tête la nuit tranquillement. Et si elles boivent de l’éther, c’est uniquement pour fouetter leurs sens. » René Schwaeblé. Stupéfiant : éther

 

Excitantia :

« La petite poudre blanche, en lui entrant par le nez, lui donna une sensation de fraîcheur aromatique, comme si des huiles essentielles de cèdre et de thym s’étaient volatilisées dans sa gorge. Quelques parcelles, en passant des narines à l’arrière bouche, lui provoquèrent une légère cuisson au fond de la gorge et un goût amer sur la langue. » Pitigrilli. Stupéfiant : cocaïne.

 

Cécile Guilbert : une essayiste qui connaît son sujet

Les stupéfiants offrent à la création artistique et littéraire, parfois industrielle ou scientifique, des univers que l’on aurait négligés sans leur consommation. Cependant, l’essayiste reste persuadée qu’ils ne participent en rien au talent ou au génie d’un créateur. Si l’on a du génie, les toxiques apporteront PEUT-ÊTRE une touche de plus, tout en nous faisant risquer d’y laisser notre peau et notre art. Si l’on a un talent médiocre, en prendre n’apportera rien. Elle diminuera même la qualité de l’œuvre. Mais qu’elle affaiblisse ou détruise, la drogue reste un puissant moteur de création. La preuve en est cet ouvrage.

Née à la fin de 1963, Cécile Guilbert est entrée en « stupéfiants » à l’âge de 13 ans, en pleine explosion punk, d’abord à travers la littérature de Baudelaire et de Burroughs ensuite avec de l’éther. A quatorze ans, elle consomme pour la première fois du LSD et, à Majorque, fume ses premiers joints. En 1979, lors d’une soirée à Montréal, un homme plus âgé qu’elle lui offre pour la première fois de la cocaïne. Elle inhale de l’héroïne à 19 ans. Ça lui plaît beaucoup, ce qui ne l’empêche pas d’entrer à Science Po. Toutefois, au fil des années, les drogues la rendent de plus en plus paranoïaque. Ce qui l’incite à échanger une addiction pour une autre : elle délaisse un peu les stupéfiants « classiques » pour s’adonner sans retenue à la lecture de Saint-Simon, Nabokov, Proust, Kafka… Du coup, elle rate la décennie de l’ecstasy et de toutes les drogues synthétiques qui ont suivi préférant lire, écrire et voyager. Elle consomme toujours des psychoactifs, mais ils l’intéressent de moins en moins. Fin 2003, elle fête ses quarante ans dans une orgie de cocaïne mais depuis plus rien. Elle a longtemps regretté de n’avoir jamais essayé l’opium et la mescaline, des plaisirs dont elle ne s’enivre qu’à travers la lecture et l’écriture. Essayiste, romancière, journaliste et critique littéraire, Cécile Guilbert est l’auteur d’une œuvre publiée chez Gallimard et Grasset composée d’essais ( Saint-Simon ou L’Encre de la Subversion, Pour Guy Debord, L’Écrivain le plus libre…) des récits (Réanimation), de romans (Le Musée national, Les Républicains), de préfaces et d’anthologies. Elle a reçu le prix Médicis de l’essai en 2008 pour Warhol Spirit. Elle a préfacé pour la collections Bouquins les œuvres de Vladimir Nabokov, Sacher-Masoch et Bret Easton Ellis.

Sources :

  • Écrits Stupéfiants, Cécile Guilbert, Éditions Robert Laffont
  • France Culture

Jean-Michel Borcard : « Soupirs du soir » un fumet de littérature américaine à Bulle

Les Éditions Torticolis et Frères : invitation à un Noël décapant

Pour les personnes qui abhorrent les contes de Noël et les sucreries proposées à ces dates, j’ai déniché trois lectures ébouriffantes aux Éditions Torticolis et frères. Ces éditeurs se décrivent eux-mêmes comme “sérieux, sympathiques et persévérants”. Sans ligne éditoriale, ils ne publient que leurs coups de cœur littéraires à condition que les auteurs leur semblent amicaux. Au grand jamais, ils n’éditeraient Nothomb ou Houellebecq, aussi talentueux et connus soient-ils, si Les Tortis, (comme on les appelle dans le milieu), venaient à les percevoir imbuvables. Houellebecq et Nothomb pourraient les supplier à plat ventre (ce qui, ma foi, m’étonnerait tout de même un tantinet) qu’ils refuseraient leur prose s’ils les pressentaient suffisants ou malveillants. Décidés à déboulonner ce qu’ils appellent « la littérature ornementale », Torticolis et Frères sortent avec le même bonheur des essais de journalistes, que de la fantasy, que la délicate poésie de Corinne Reymond ou d’Anne-Sophie Dubosson, que des nouvelles d’un style classique ou des romans totalement déjantés. Avec eux chaque parution est une surprise. Pour exorciser cette odieuse année 2020, ils la finissent en apothéose en publiant trois fous furieux inspirés. Aujourd’hui, je vous présenterai le fribourgeois Jean-Michel Borcard, digne héritier de Frédéric Dard et de Charles Bukowski. Demain, le troublion de la RTS Patrick Dujany alias Duja, nous proposera, avec son deuxième ouvrage, une tournée en enfer avec un groupe de death-metal-core. Jeudi, Miguel Angel Morales, fondateur du collectif Plonk & Replonk, nous emmènera dans l’univers des Ploucs et des Beaux. Avec ces trois livres, vous passerez un Noël et un Nouvel-An sans masque médical, ni gestes barrières, ni alcool hydraulique – mais peut-être avec une caisse de bière -, dans des mondes souterrains qui se moquent de la distanciation et du politiquement correct. Trois livres délirants qui, par coïncidence, se relient entre eux : dans Les soupirs du soir  Jean-Michel Borcard se réfère à Les Ecorcheresses, le premier roman de Patrick Dujany, alors que celui-ci cite, dans Les Enfers, Bikini Test le club rock chaux-de-fonnier pour lequel Miguel Angel Morales a travaillé.

 

Les trois derniers nés des Éditions Torticolis et Frères.

 

Jean-Michel Borcard : le style américain en pays fribourgeois

Autodidacte de la littérature comme John Fante ou Bukowski qu’il a biberonné pour s’échapper d’une vie qui ne l’a pas ménagé, Jean-Michel Borcard raconte, dans un style cinématographique, les péripéties de deux anciens dératiseurs : l’alcoolique, plutôt de droite, Carl Meinhof et l’antifa Joseph Miceli ouvrier dans une scierie. Malgré leurs différences les deux hommes, vaguement paumés, cultivent une amitié qui ne se dissout dans aucun liquide. Si on ne reconnaissait pas Bulle et sa région, on imaginerait les ambiances décrites dans Les soupirs du soir dans la campagne du Maine ou dans une petite ville du Montana. Le roman exhale les milieux ruraux et alternatifs, la sueur du travail manuel, le bois fraîchement coupé dont on fabrique les flûtes douces et parfois les cercueils, les vapeurs d’essence, le sang d’abattoir et même les effluves de l’amour. Les personnages, hauts en couleurs, nous emmènent dans une suite d’aventures, qui vont de la descente punitive dans un fief fasciste à l’antre d’un baron barjo, en passant par des porcheries. Le tout arrosé d’alcool et enfumé d’opium. Dans Les soupirs du soir, on retrouve les personnages du premier roman de Jean-Michel Borcard L’asile du Baron que je n’ai pas lu mais dans lequel je vais m’empresser de plonger. Par chance, chaque livre peut être lu indépendamment de l’autre. En guise de musique d’avenir, l’auteur nous promet un troisième opus avec les mêmes protagonistes. J’en trépigne d’impatience !

 

Jean-Michel Borcard : extrait de Les Soupirs du soir

“- On a les flics au cul !

Ils se sont retournés.

– Et merde !

J’étais pied au plancher et cette bagnole envoyait ! C’était une BMW, comme les braqueurs de banque je vous dis ! Le bruit du moteur envahissait l’habitacle et participait à la peur. Je tirais chaque rapport dans le rouge. Les aiguilles témoignaient de la folie : on fonçait. A la sortie d’une courbe, on est partis en dérapage dans un crissement de pneus. J’ai contrebraqué. On a failli percuter un abribus. J’avais perdu toute ma vitesse, mais avec la puissance de cette bagnole, j’ai vite retrouvé une cadence de fuyards. Les autres commençaient à avoir peur. Ils s’accrochaient aux poignées comme des petits vieux. J’ai pris une rue qui descendait. On a fait un saut. Les quatre roues ont décollé du sol. Un instant d’apesanteur qu’on a ressenti dans le ventre. A la réception le moteur a tapé sur la route. Ça a dû provoquer des gerbes d’étincelles.

– T’as pété le carter !

– On va serrer et se retrouver comme des cons.

Il fallait continuer et ne pas se laisser démoraliser. D’ailleurs, j’avais distancé les flics, je n’apercevais plus leurs feux bleus dans le rétroviseur. Je me suis d’abord réjoui avant d’en déduire que c’était suspect : ils devaient nous attendre plus loin pour nous barrer le passage. Et qu’est-ce que je pourrais faire ? On ne fonce pas sur la police ! J’essayais de ne pas y penser. Sur la route de Bourguillon, on volait littéralement. On volait. Un avion au ras du sol. Les phares qui perçaient la nuit. Le défilement du bitume. L’intimidation des arbres.

Au bout de la ligne droite, on a plongé dans une suite de virages.

– On est raides cette fois ! a prédit Trotsky.

Il avait peut-être raison. On a glissé de l’arrière. Le talus semblait nous attendre. Je jouais du volant pour nous maintenir sur la route. Plus un mot. La peur. Le roulis de la voiture menaçait de nous envoyer dans une série de tonneaux mortels à coup sûr. Je nous fabriquais des souvenirs qui allaient nous réveiller la nuit.

-Ralentis ! a gueulé Christopher, c’est juste après la vieille grange (il était venu repérer une planque quelques jours auparavant).

J’ai planté les freins et j’ai viré sur un chemin de terre. Les cailloux frappaient l’intérieur des ailes. La bagnole bougeait dans tous les sens. Par endroits, c’était défoncé par les tracteurs, c’était bourré d’ornières et d’empreintes de pneus à chevrons. Ça passait en cognant sous les planchers…”

 

Biographie de Jean-Michel Borcard

L’écrivain Jean-Michel Borcard. Photo: Béatrice Del Mastro

Né en 1978, Jean-Michel Borcard n’a que 8 ans quand la vie sans fard le percute à la mort de sa mère. Grâce au soutien de son père et de ses frères, il passe une enfance plutôt heureuse. Il fait ses écoles obligatoires en Gruyère. A l’adolescence, il se vautre sur un canapé pour visionner des centaines de vidéos. Désintéressé par les études et les diplômes, il commence à travailler dans une scierie. Après plusieurs années dans le métier du bois, il le quitte pour faire divers boulots : magasinier, machiniste, déménageur tout en lisant tout ce qui lui tombe sous la main, sans trêve ni répit, presque jusqu’à la folie. Et, en romançant les rencontres qui l’ont guéri de l’ennui et du vide… il écrit, écrit, écrit…  parce qu’il a lu des livres qui lui ont sauvé la vie !

 

Sources:

  • Les soupirs du soir, Jean-Michel Borcard, éd. Torticolis et Frères
  • Éditions Torticolis et Frères