Lectures : d’un passé romancé à un futur dystopique avec Henri Gautschi et Sabine Dormond

Mondes en mouvements

Violent et chaotique, le monde actuel paraît brûler puis s’en aller à vau-l’eau. Peut-être. Ou peut-être pas. Peut-être en a-t-il toujours été ainsi. Le bon vieux temps était-il si bon que l’on veut bien le croire ? Certainement pas le 16ème siècle où nous emmène Henri Gautschi. Et cet avenir qui nous terrifie, sera-t-il aussi angoissant et cruel que le 16ème siècle, ou simplement d’une distanciation glaciale comme décrite par Sabine Dormond ? Nous ne pouvons rectifier le passé mais peut-être reste-t-il encore de belles choses à imaginer pour changer l’avenir peu engageant dans lequel on semble se précipiter. Pour qu’il ne devienne ni aussi intolérant et violent que le 16ème siècle, ni aussi insipide que le futur proche pressenti par l’écrivaine montreusienne, faisons connaissance avec les deux cas de figure.

La fuite des protestants de France

Après La nuit la plus longue – Au temps de l’Escalade, Henri Gautschi poursuit son exploration de l’histoire genevoise avec un deuxième roman Clothilde – Au temps de la Saint-Barthélémy, paru aux éditions Encre Fraîche. Un roman illustré par les dessins de l’auteur.

En 1572, suite à l’onde de choc causé par la Saint-Barthélémy en France, Clothilde et sa famille quittent Bourges et les persécutions qui s’abattent sur les protestants. Dix ans plus tard, à Genève, Clothilde est arrêtée, accusée d’avoir tué un homme. Durant son emprisonnement, redoutant le verdict, elle laisse son esprit parcourir la route de son existence mouvementée. Raconté comme un récit d’aventures dans une langue très actuelle, dûment documenté et référencé, mélange de faits réels et de fiction, ce roman nous rappelle que les mœurs de l’époque n’étaient pas douces. La Genève d’alors est encore loin de devenir la ville pacifique ou sera signée, plus tard, la première convention de la Croix-Rouge. En effet, au 16ème siècle, on y noie dans le Rhône les femmes qui « fautent », on exécute les hommes pour des peccadilles, en méchante touriste la peste réapparaît tous les ans au mois d’août, les femmes n’y ont aucune liberté et les Genevois attaquent souvent les Français des campagnes environnantes.

Clothilde – Au temps de la Saint-Barthélémy : extrait

 

Henri Gautshi : biographie

Henri Gautschi est né en 1949, de père suisse allemand et de mère italienne. Pendant plus de trente ans, il a dirigé son entreprise d’installation de chauffage et enseigné à mi-temps le dessin et la théorie de son métier au Centre professionnel de Lancy. Féru d’histoire et en particulier d’histoire genevoise, depuis sa retraite, il écrit régulièrement des articles pour la rubrique historique du ChancyLien. En 2017, Henri Gautschi reçoit le mérite de la commune de Chancy pour ses recherches. Clothilde – Au temps de la Saint-Barthélémy est son deuxième roman.

 

 

Cara : un futur surnumérisé

Avec son roman Cara, paru chez M+ Éditions, Sabine Dormond a imaginé un proche avenir qui semble tristement réaliste et dangereusement près de nous.

Clémence, une ex-soixante-huitarde, vit coupée de sa famille et cloîtrée chez elle, dans un monde où tout est informatisé. La distanciation sociale est devenu une constante.  Tout s’effectue en ligne y compris les soins à domicile. Par exemple, les pilules sortent d’un ordinateur et les appartements sont autonettoyants. Même âgé et malade, on n’a plus besoin d’autres humains pour survivre, mais une telle vie est-ce vraiment vivre ? Le roman Cara dépeint un univers vautré dans le confort mais pas forcément dans le bien-être, à une époque où les contacts humains sont devenus superflus puisque tous les services sont proposés sous une forme numérisée.

A la veille de Noël, Clémence reçoit un appel de son petit-fils, dont elle n’a plus de nouvelles depuis des années, la vieille dame étant tenue pour responsable d’un drame familial qui a eu lieu autrefois, durant la tempête Lothar. Son petit-fils lui annonce qu’il ira passer Noël chez elle afin qu’elle connaisse sa femme et son arrière-petit-fils qu’elle n’a jamais vus. D’une manière assez inattendue dans le roman, mais qui va dans le sens des cycles qui arrivent, s’en vont et reviennent, l’arrière-grand-mère s’entendra très bien avec son arrière-petit-fils puisqu’ils sont très proches au niveau des idées. En revanche son amie Cara, qu’elle trouve trop envahissante et superficielle, l’agace.

Influenceuse, Cara est pourtant la star de toute une génération, dont Chigiru, une adolescente d’une quinzaine d’années surdouée en informatique. Contrairement à Clémence qui vient d’un autre temps, sa jeunesse l’a rend à l’aise avec la surnumérisation. En revanche, elle peine à trouver sa place parmi les humains. Afin d’éradiquer les discriminations dues au genre, les féministes sont parvenues à abolir la mixité en classe au nom du progrès et de l’épanouissement des filles. Malgré cela, tout n’est pas violet pour les jeunes femmes. D’autres discriminations se sont mises en place. Chigiru vient d’un milieu modeste or, pour être acceptée par ses pairs, il faut le prestige des accessoires et des habits qu’on arbore. N’ayant pas les moyens de suivre le rythme dépensier de ses camarades, elle est moquée et mise à ban.

Cara : extrait

Sabine Dormond : biographie

Écrivaine et traductrice, Sabine Dormond a présidé pendant 6 ans l’Association vaudoise des écrivains. En 2007, elle coécrit avec Hélène Küng, pasteure lausannoise, un premier recueil de contes intitulé 36 chandelles. Depuis, elle a publié sept ouvrages et a participé à quatre reprises au Livre sur les quais à Morges. Ses nouvelles ont fait l’objet de plusieurs lectures radiophoniques. Elle anime aussi des ateliers d’écriture et des tables rondes, et rédige des chroniques littéraires pour le journal en ligne Bon pour la tête.

Elle a également siégé au conseil communal de Montreux parmi les socialistes.

 

Sources :

  •  Éditions Encre Fraîche
  • M+ Éditions
  • Wikipédia
  • Radio Chablais
  • Radio Cité

Laurence Malè : un procureur et une médecin urgentiste aux plumes fantaisistes piliers des éditions Okama

Editions Okama : des livres merveilleux pour Noël

Il est procureur. Elle est médecin urgentiste. Tous deux travaillent et ont des ancrages dans le canton de Neuchâtel. Tous deux écrivent tant et si bien qu’ils sont devenus les figures de proue des éditions Okama. Je me réfère à l’incontournable Nicolas Feuz, que l’on rencontre immanquablement sur l’étal de toutes le librairies – et d’autres lieux qui vendent des livres – et à Catherine Rolland qui a publié plusieurs romans ces dernières années dont Le cas singulier de Benjamin T., en 2019, sélectionné pour plusieurs prix littéraires internationaux. Dans cette aventure okamaïenne, ils sont accompagnés d’autres plumes non moins connues, comme celle de la genevoise Olivia Gerig, de la journaliste et auteure Zelda Chauvet ou de la belge Juliette Nothomb. Bientôt, les jeunes de 16-20 ans qui gagneront le concours de littérature que Laurence Malè et les éditions Okama ont mis en place – vous trouvez les informations et conditions ici – les rejoindront.

Mais en cette période de l’Avent, où le jour se couche tôt, l’idéal c’est de se préparer un thé, un chocolat ou un vin bien chauds, d’allumer quelques bougies, d’ouvrir un livre et se laisser glisser dans les mondes insolites que nous proposent les éditions Okama.

L’étrange Nöel de Sir Thomas

Le moins que l’on puisse dire c’est que nous sommes dans la saison idoine pour nous laisser entraîner par un mystérieux monsieur chapeauté. Dans ce premier livre des éditions Okama, six auteurs issus d’univers littéraires différents et réunis par Laurence Malè, donnent vie à Sir Thomas, personnage fictif et fil conducteur d’une demie douzaine de novellas. Est-il croque-mort, exorciste ou esprit incarné ? Découvrez cet homme énigmatique, laissez-vous emporter dans des contrées où le réel flirte avec le fantastique, en Colombie britannique, en Angleterre, en Suisse, aux États-Unis ou encore dans un parc d’attraction. Ces histoires réservent bien des surprises où le mystérieux anglais coiffé d’un chapeau melon se révèle tour à tour drôle, effrayant, sérieux ou attachant. Laissez souffler le vent d’hiver, préparez-vous un bon thé aux épices, vous êtes conviés aux festivités de l’étrange Noël de Sir Thomas ! Et à glisser ce livre sous le sapin.

Auteurs de ces novellas : Nicolas Feuz, Olivia Gerig, Marie Javet, Christelle Magarotto, Olivier May, Catherine Rolland.

La Dormeuse

Une écrivaine aveugle engage une auxiliaire de vie pour écrire son dernier roman. Une jeune fille, revenue d’entre les morts, retourne à Pompéi pour chercher les clefs de son passé. Un savant et son neveu, un riche commerçant amoureux d’un esclave, une petite fille enjouée et son inséparable chiot mènent une existence paisible et routinière en baie de Naples, au pied d’une montagne nommée Vesuvio. Trois époques différentes et destins qui s’entremêlent dans une aventure sans précédent. Question : parviendront-ils à empêcher une tragédie qui a déjà eu lieu ? Catherine Rolland, est l’une des écrivaines favorites de ma libraire qui n’a pas manqué de me conseiller ce récit.

Bande annonce de La Dormeuse

Léa

Au cours d’une tempête, la jeune Léa Jourdan et son équipage font naufrage au large des côtes de Bretagne. Elle est propulsée dans un monde parallèle, peuplé d’êtres extraordinaires qui la prennent pour l’Élue, celle qui délivrera enfin leurs terres du joug de Wargok le Cruel.

Dans cette aventure, elle va rencontrer trois compagnons. Seth, un patrouilleur, Azzam, un maître de l’air, et enfin Staëgus, une créature inquiétante avec laquelle elle découvre son don de télépathie. Ensemble, ils vont devoir affronter de nombreuses épreuves avant d’atteindre la forteresse de Wargok.

Rempli de suspense, d’amour et de magie, ce roman s’adresse aux adolescents comme aux adultes !

Imaginé et écrit durant le confinement, les bénéfices réalisés sur cette édition papier seront reversés à La Croix Rouge vaudoise.

Textes : Catherine Rolland, Marie-Christine Horn, Florence Herrlemann, Gilles Marchand, Carmen Arévalo, Juliette Nothomb, Mélanie Chappuis, Zelda Chauvet, Marilyn Stellini, Leïla Bashaïn, Johann Guillaud-Bachet, Laurent Feuz, Nicolas Feuz & Cali Keys

Nuits blanches en Oklahoma

Une maison perdue en Oklahoma, l’approche inquiétante d’Halloween, un évènement survenant chaque matin à 3h11, et cinq auteurs qui s’emparent de l’histoire. Des adolescents en mal de sensations ou un agent immobilier très décidé, une gentille famille, une écrivaine en quête d’inspiration ou un jeune garçon sur la route des vacances… Tiendront-ils jusqu’au matin ?

Textes :  Nicolas Feuz, David Ruiz Martin, Sandra Morier, Catherine Rolland & Lolvé Tillmanns

Bande annonce de Nuits blanches en Oklahoma

 

Photographies en noir et blanc de Nicolas Feuz et Catherine Rolland : crédit Steve Gaillard

Matthieu Corpataux (2) : la revue littéraire L’Épître et les livres des éditions PLF

Matthieu Corpataux : écrire et éditer

Matthieu Corpataux, dont nous avons fait la connaissance hier, n’est pas que poète. C’est l’une des têtes pensantes de la littérature suisse actuelle. Aujourd’hui nous découvrons L’Épître, la revue de la relève littéraire qu’il a imaginée et mise en place, à l’instar des éditions Presses littéraires de Fribourg qu’il a créées avec Lucas Giossi l’actuel directeur d’EPFL Press. Voici des exemples et des extraits de ces publications.

Quelques livres parus aux éditions PLF

 La Faille Ethics, roman policier de Laurent Jayr

Le résumé : Ethics, c’est le nom du logiciel de trading intelligent et autonome conçu par Antoine Dargaud pour une jeune société d’investissement genevoise. Le logiciel est performant – trop – et rapidement, il attire l’attention de la presse, des banques, puis de tout Wall Street. La Faille Ethics est un polar saisissant de réalisme sur le monde de la finance et sur le trading où le logiciel, monstre de Frankenstein moderne, se révèle étonnamment humain.

L’extrait : “Sa main glisse sur la surface du serveur. Il ressent une vibration, une sorte de grondement, se propager à travers sa paume. Au-dessus du boîtier métallique, un moniteur clignote faiblement, diffusant une lueur verdâtre tandis qu’un condensateur sifflote en se déchargeant. Des câbles de fibres optiques mal alignés sortent de la face arrière des lames du serveur pour disparaître dans le faux plafond. Antoine Dargaud s’apprête à donner vie à Ethics, le robot de trading qui va assainir la finance.”

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Le livre : ce roman a figuré parmi les finalistes du Prix SPG 2021

L’auteur :  son site, sa page Facebook

Alegría ! roman de Camille Elaraki

Résumé : Alegría ! est l’histoire d’Ola, jeune femme courageuse et insatiable, mais écrouée dans le quotidien gris de Paris. Après avoir échappé par hasard aux attentats du Bataclan, elle fuit le deuil de son père et les amours ratées. En Espagne, lors d’un séjour Erasmus, elle renoue avec le désir et l’allégresse. Ce roman, écrit avec précision et douceur, raconte l’intime et la soif de liberté : c’est surtout le portrait de toute une génération.

L’extrait : “Elle s’amusait des taxis débordants de passagers, des enfants assis sur les genoux de leur père à mobylette, sandales aux pieds, casques sur la tête, mais sangles au vent. Et surtout, elle avait décidé de ne pas voir le linceul recouvrant le Café de France. La dépouille de cette grande bâtisse dominant la place Jemaa el-Fna, au-delà de la mort. Ola balaie d’une phrase la comparaison que Grégoire énonce entre les attaques d’ici et celles qui ont frappé les locaux de Charlie Hebdo en janvier. « C’est différent. »”

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Le livre

L’auteure :  sa page Facebook

Écrire depuis ici, essai de Jean-François Haas

Résumé : Écrire depuis ici est la première publication en Suisse de l’écrivain Jean-François Haas, lauréat des Prix Schiller, Dentan ou encore Bibliomedia. Cette réflexion sur l’écriture et sur le parcours d’écrivain est inestimable. L’écrivain retrace les paysages de son enfance, les fêtes, l’éducation parfois rude souvent bienveillante à Fribourg puis à Saint-Maurice, l’Université mais aussi ses découvertes de Moby Dick ou de Philipe Roth. L’écrivain suisse se dévoile sans impudeur mais avec beaucoup d’humanité.

L’extrait : “« Et, à part ça, est-ce que vous taquinez toujours la Muse ? » [Cette question] dit quelque chose d’une certaine difficulté à traiter ici de cette activité étrange, par nature solitaire et donc, au moins en apparence, marginale, qui fait de l’écrivain un être un peu à part, un peu bizarre, pas foncièrement dangereux ni malsain, mais dont on n’est pas très sûr de la bonne santé mentale et/ou du bon comportement social, et de surcroît enclin à s’abandonner à la distraction de taquiner la Muse plutôt qu’à s’adonner à une activité sérieuse.”

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Le livre

L’auteur :  sur la page Facebook de l’éditeur

Abécédérangé, recueil de poésie de Simon Lanctôt

Résumé : L’Abécédérangé est un recueil de poésie inspiré des expérimentations poétiques médiévales : l’approche de Simon Lanctôt est sensible, même sensuelle. Il s’empare des mots, les hume, les goûte, les déguste, même les dévore. […] C’est tout un Oulipo médiéval qui surgit, vivifié dans la jouissance de l’anachronie, qui nous renvoie l’écho des Grands Rhétoriqueurs, ces virtuoses de l’acrobatie lettriste que Georges Pérec qualifiait de plagiaires par anticipation.

Une page de cette poésie visuelle :

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Le livre

L’auteur :  sa page Facebook

 

Revue littéraire L’Épître – collectif

vol. VII

Recueil de poésie et de nouvelles

L’Épître est la revue de la relève littéraire suisse francophone. Créée en 2013 par Matthieu Corpataux, elle agit en ligne et sur papier pour promouvoir l’écriture : à la fois laboratoire et tremplin, elle a révélé de nombreux talents romands ces dernières années. En 2018, la revue se professionnalise et bénéficie depuis du soutien de Pro Helvetia et de la Fondation Michalski ; et organise un riche programme d’événements.

Extrait : Quand je suis redevenue d’Isabelle Paquet

“Tu me parles et aussi parfois tu te tais. Alors je t’articule quelques mots de mon cru. Ce soir se mitonner un raboliot en civet ? Je ne peux pas te dire que souvent je suis au beau milieu d’un étang plat comme l’horizon, épais et verdâtre, en sèche Sologne, que je fais la planche sans maillot, mon corps en x parfait, paupières closes, rempart à l’eau et au soleil de brûler mes rétines. Non plus que je nage avec les canards. Ni que je laisse mon corps sécher sur la rive. Là, tu me rejoins.”

Autre extrait :  Les gens d’ici de Philippe Rebetez

depuis qu’il est parti

Jeanne pose chaque soir deux bols

sur la table de la cuisine

à l’aube

après avoir pris son café

elle croise les doigts devant la photo jaunie

Auteurs et autrices de ce volume :

Pierre Voélin, Bastien Roubaty, Isabelle Paquet, Yves Noël Labbé, Stefano Christen, Fanny Dersarzens, Philippe Rebetez, Ed Wige, Vincent Annen, Charly Rodrigues, Coralie Gil, Olivier Pitteloud, Louis Haentjens, Nathalie Quartenoud, Jérémy Berthoud, Sibylle Bolli, Cédric Pignat

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La page de ce volume

La page de la collection

La page de L’Épître en ligne

La page information Facebook de L’Épître ( ateliers d’écriture, publications…)

 

Photographie d’entête : Matthieu Corpataux. Crédit : Nicolas Brodard

Humour et suspens avec Simon Vermot et Yvan Sjöstedt

Aventure et bande dessinées mais pas uniquement

Connues depuis 2009 pour leurs bandes dessinées, depuis que les Éditions du Roc se sont ouvertes à d’autres genres elles dansent avec le succès. Elles avaient notamment publié L’Aventurière des Sables de Sarah Marquis, à présent épuisé, le fabuleux périple retracé par l’aventurière pendant son voyage de 17 mois dans les déserts australiens.

Parmi leurs derniers nés, on trouve Cool, le dernier polar de Simon Vermot et A un poil trop près d’Yvan Sjöstedt, la suite du farfelu Un poil de trop.

Le thriller : Cool de Simon Vermot

Le résumé du livre : Sujet d’une manipulation diabolique qui le conduit par le bout du nez au bord de l’enfer, Pierre n’a pour arme que l’amour de sa fille. D’autres en revanche, sauront user d’un arsenal poids lourd pour parvenir à leur funèbre objectif : un horrible carnage.

L’extrait : Cool de Simon Vermot

« – Qu’est-ce qu’il t’a dit ? T’es d’une pâleur spectrale !

En sortant du bureau du réd’en chef, je ne m’attendais pas à tomber sur Renato. Mes jambes me portent difficilement, je suis complètement sonné.

– Il est arrivé un truc à Anouk… Tu peux finir de mettre en page mon article, faut que je rentre.

C’est à peine si j’arrive à cliquer le bout de ma ceinture une fois installé dans ma voiture. Dans ma tête, c’est le grand chambardement. Pourquoi ça m’arrive à moi ?

Totalement bouleversé parce qu’il vient d’apprendre, Marc n’a pas pris de gants. C’est pour ça qu’il m’a simplement dit :

– Je viens de recevoir un coup de fil. Ta fille a été kidnappée…

Je sais qu’elle traverse une période difficile. Ravissante mais très versatile, parfois écervelée mais dotée d’un fort caractère, comme feu sa maman, Anouk se dispute souvent avec sa grand-mère qui n’apprécie pas trop qu’elle sorte avec des garçons à son âge. Faut dire que celle-ci n’aime guère les hommes, ayant viré sa cuti après un divorce tumultueux. Ceci ajouté à des notes calamiteuses depuis quelques temps et même une convocation par la direction de son école pour avoir été surprise la main dans sa culotte en pleine classe. Certes, on a tous connu ça, désir d’indépendance, rébellion. Qui sait vraiment ce qui se passe dans la tête des ados ? Mais son comportement a passablement changé. Agressive, voire parfois méchante, elle en a fait voir de toutes les couleurs à son entourage qui ne lui veut, pourtant, que du bien. Moi le premier, bien sûr. Même si, tout récemment, elle m’a tellement excédée que je lui ai balancé la première gifle de sa vie. Geste qui m’a empêché de dormir pendant deux nuits entières.

Je suis complètement perdu. Et je ne vois qu’une solution : la police. Oui mais pour lui dire quoi ? Que ma fille a disparu ? Qu’elle ne s’est pas présentée en classe ce matin ? Que mon journal a reçu un ultimatum ? Tout bien pesé, ça vaut la peine d’y aller. Et il ne faut pas perdre de temps.

-Quel âge elle a ?

-Quinze ans et 4 mois. »

Simon Vermot : biographie

Simon Vermot est né au Locle où il a fait un apprentissage de typographe. Très vite intéressé par l’écriture, il devient journaliste, en intégrant notamment les rédactions de l’Illustré et du journal Coopération, avant de créer une agence de presse et publicité. Dans ce cadre, il conçoit différents magazines, devient rédacteur en chef de la revue vaudoise du 700e anniversaire de la Confédération, du Journal du Bicentenaire de la Révolution vaudoise puis rédacteur pour la Suisse romande de l’organe interne d’Expo 01-02. Durant quinze ans, il dirigera le fameux almanach Le Messager Boiteux  tout en collaborant à divers journaux et magazines. Il est également scénariste de BD, auteur de pièces radiophoniques et de chansons. Peintre à ses heures, actuellement il se consacre surtout à son œuvre romanesque.

Le déjanté humoristique : A un poil près

Gratte-Cul Les Moineaux est un village hors du commun. Doté de moins de 30 habitants, il est administré par Carpette Milborne, un maire plus attiré par le bar « Chez la Grosse » que par ses obligations. Il ne manque cependant pas d’idées pour valoriser sa petite commune. La dernière en date… une fête villageoise. Impatient d’amener un plus à la collectivité, il s’apercevra cependant que tout n’est pas si simple. Cerise sur le gâteau, un coiffeur veut absolument s’installer au village, histoire de bien compliquer la donne.

Le macrocosme de l’auteur nous ressemble étrangement. Les relations de proximité y sont légion. La vie de la bourgade se perpétuera dans l’esprit d’Un poil de trop  où Yvan Sjöstedt nous emmène dans son univers loufoque et coloré. Monde dans lequel se sont retrouvés plusieurs centaines de lecteurs qui apprécieront s’y replonger. Comme dans son premier roman, l’on y retrouve ce village truffé de personnages singuliers. D’un humour farfelu, c’est un texte en phase avec son temps. Une époque qui manque singulièrement de relations humaines.

L’extrait : A un poil près

« Des rumeurs prétendent que dans ce village, il ne se passe rien.

Les fessiers vissés aux chaises du bistrot n’étaient pas près de constater que l’heure avançait quelque peu. Aucun fait ni la moindre personne ne pourrait agir sur leurs fainéantises. Et ce n’était pas le soleil qui déclinait qui allait changer quoi que ce soit à cette situation.

– Allez bois ça Carpette ! Ça va te remettre d’aplomb après cette folle grimpée ! dit Zylphide.

– C’est vrai, après, tu n’auras plus qu’à descendre au village, ça ira tout seul ! ajouta Pronostic.

La gorgée initiale s’avéra sans doute la pire. Le goût terreux de cette horrible lavasse donna la nausée au valeureux cycliste. L’amertume décapante qui lui restait dans le palais poussa le bouchon assez loin, jusqu’à lui produire des spasmes incontrôlables. Il toussa sans tout à fait savoir si cet acte le conduirait au vomissement. Des morceaux de je ne sais quoi à l’insipidité innommable se promenèrent dans sa bouche. Sous les yeux des deux hôtes qu’il croisa furtivement, il prit son courage à deux mains, s’empara du verre et engloutit le solde d’une traite non sans en terminer par une interjection indéfinissable. Il ne lui restait plus qu’à espérer qu’il ne s’agissait pas d’un bouillon d’onze heures. »

Yvan Sjöstedt : biographie

Après avoir, durant quelques années, travaillé comme sérigraphe, Yvan Sjöstedt s’est tourné vers une formation sociale. Plus tard, la découverte de Londres en tant que résident, lui a livré l’approche décalée qui lui est chère. Il a participé à des pièces de théâtre et créé des sketches. Saltimbanque dans les années 80 avec le groupe Snobs, il écrit des textes de chansons. Avec son frère Nicolas, il se met aussi au scénario de BD sous le nom d’emprunt de Ted (Jo & Ted). Ensemble, ils créent plusieurs bandes dessinées, notamment Farinet le faux monnayeur. Ils planchent actuellement sur une bande dessinée à paraître bientôt. A un poil près est son second roman.

Sources :

– Cool, thriller de Simon Vermot, éditions du Roc

– A un poil près, roman d’Yvan Sjöstedt, éditions du Roc

– Site des Editions du Roc

 

Un livre 5 questions : “Les rêves d’Anna” de Silvia Ricci Lempen

Une saga qui traverse l’Histoire reçoit deux prix littéraires

Les rêves d’Anna, de Silvia Ricci Lempen nous emmènent dans un savant jeu de poupées russes. Il commence par la plus petite. Pour emboîter chaque figurine dans la suivante, il faut parcourir un puzzle d’atmosphères et d’aventures diverses qui commencent à Glasgow et finissent à Genève en passant par Rome ou Bellinzone. Les rêves d’Anna, dont le mystère du titre ne nous est révélé qu’à la fin, est une saga sororale qui se déroule sur cent ans. Une longue période durant laquelle l’on rencontre cinq femmes, parfois très jeunes, qui se souviennent à un moment ou l’autre d’une main tendue par une amicale « sœur » plus âgée. Des souvenirs qui permettent de remonter le temps en s’immisçant dans une partie de la vie de cette personne bienveillante. A travers le vécu des protagonistes, l’on découvre également la Grande Histoire, celle qui repose dans les livres des bibliothèques universitaires et que l’on tend à oublier : la crise grecque au XXIe siècle, l’après Seconde Guerre mondiale, l’entre-deux guerres, le fascisme, la montée d’Hitler, les manifestations antifascistes dans la Genève des années 1930, le poids des églises catholiques et protestantes, l’éducation des femmes conditionnées pour servir un conjoint tout en honorant une famille, leur désir d’émancipation, les horreurs de la Grande-Guerre 14-18.

Fourmillant d’ambiances, de rencontres et de références, Les rêves d’Anna raconte des aventures humaines à différentes époques et dans différents contextes sociaux, psychologiques et culturels. Particulièrement détailliste, Silvia Ricci Lempen s’attarde sur les petites choses, aussi à l’aise dans la description du climat social des années 2000, 1960 ou 1920, que dans les réactions d’un corps soumis à la peur lors d’une mouvementée promenade en montagne.

Les rêves d’Anna, paru aux Éditions d’en bas qui viennent de recevoir le prix Enrico Filippini pour la qualité de leurs publications, est un livre au parfum de grand classique. On peut le lire et le relire en y trouvant à chaque lecture des choses qui nous avaient échappé auparavant.

La saga, a été parallèlement écrite en français et en italien sans que ce soit, pour autant, une traduction d’une langue à l’autre. Chaque livre est un original avec ses propres spécificités. La version française a obtenu le prestigieux prix Alice Rivaz 2021 et sa fausse jumelle, en italien, le tout aussi prestigieux Premio Svizzero di Letteratura 2021. Deux récompenses méritées pour une écrivaine dont on peut suivre les chroniques dans le blog du Temps.

Les rêves d’Anna de Silvia Ricci Lempen : extraits

« À cause de l’anxiété et de l’obscurité, de l’absence de repères, de la pluie, de la brûlure des phares écarquillés sur le parking, elle avait cru un instant que dans cette ville, différente en cela de tous les autres lieux du monde, les arcs-en-ciel étaient d’une autre couleur. Une courbe mauve néon, liserée d’une bave blanchâtre, chevauchait toute l’étendue de la nuit. C’était la première chose qu’elle avait vue, à travers les fenêtres mouillées de l’autobus ».

La version italienne : I sogni di Anna

« Ils ont passé l’après-midi à faire l’amour, succès total, elle a joui trois fois ; après quoi il a enfilé son pantalon de training et s’est mis à farfouiller dans son ordinateur. Elle est restée étendue sur le lit, dans le silence de la maison des morts. À six heures et demie ils ont fait un tour dans le quartier, dans la pénombre légère du crépuscule. Comme tous les dimanches soir, les bennes à ordures débordaient, dégorgeant par terre les sachets en plastique sauvagement crevés par la pression des abattants ; les parois des bennes étaient souillées de frais par les coulures, du plus bel effet vomitif, des diarrhées de bébé et de marc de café ; et c’était ça qui intéressait Michele possesseur d’un Nikon à trois mille cinq cents euros : photographier les immondices de l’humanité… »

« Le corps s’arque et fuse, s’enfonce comme une torpille dans le rectangle bleuté de la piscine. Secousse électrique de basse intensité. Il s’agit d’un corps jeune, à la chair dense, intacte, capable de se propulser en longue apnée au moyen de puissantes vibrations des membres, jusqu’à l’autre extrémité du bassin. Le sens du toucher de ce corps féminin est exalté par les ondulations de l’eau gélatineuse de la piscine, qui le parcourent du haut du crâne à la pointe des orteils. Les yeux écarquillés boivent la lumière blanche, plissée d’émeraude, du fond de la vasque ».

« Clara aussi, d’abord, croit que ce sont les gendarmes qui s’époumonent à souffler dans les sifflets, pour empêcher les gens de franchir les barrages ; mais ce ne sont pas les gendarmes, ce sont les socialistes (et plus tard, de nouveau avant la fusillade, elle se trompera, cette fois comme tout le monde, sur ce qu’annonce le son du clairon, un tir à balles réelles sur les manifestants, mais personne ne le comprendra, ni elle ni personne). Les socialistes sont munis de sifflets, qui ont l’air de faire plus peur aux gendarmes qu’aux fascistes. En tout cas elle a vu un gendarme qui avait peur, les yeux tout blancs au milieu du visage bistre ; et c’était contraire aux rapports de force manifestes, parce que ce gendarme avait un sabre qui brillait dans le faisceau de lumière d’un lampadaire ».

« Les horreurs de la guerre, dit comme ça, c’est abstrait, et si quelqu’un prononce cette expression à Carpineto, ce n’est certainement pas pour approfondir son contenu, plutôt pour le cacher sous le manteau de ce qu’on appelle la volonté de Dieu : et c’est ainsi que les guerres peuvent continuer. Mais dans le livre il y a tous les détails, par exemple l’auteur raconte qu’après la bataille les soldats blessés avaient une soif si dévorante qu’ils buvaient la boue et le sang caillé dans les mares; leurs corps enflaient et devenaient tout noirs, et quand il mouraient il n’avaient plus d’ongles mais des griffes, à force d’avoir creusé la terre pour trouver de l’eau, de l’eau, pitié de l’eau,  ne me laissez pas mourir avec ce feu qui me brûle la poitrine, et mes habits crasseux collés à l’intérieur des plaies, avec les mouches qui fouaillent le sang… »

Silvia Licci Lempen : l’interview

– Comment vous est venue l’idée d’écrire Les rêves d’Anna ?

Ce projet est né à un moment de ma vie où pour la première fois je me suis sentie capable de lâcher complètement la bride à mon imagination.  De goûter pleinement à la joie d’écrire en remplissant à ras bords mon univers intérieur avec les vies inventées des autres. C’était un projet enivrant et libératoire, mais qui a mis des années à se concrétiser.

Il y avait aussi le désir spécifique d’écrire des histoires de jeunes filles, voire de fillettes, au seuil de leur existence, de raconter de leur point de vue à elles ce moment de la première exploration de soi et du monde. Cela a été beaucoup fait avec des personnages de garçons, je pense à des romans culte comme Le Grand Meaulnes d’Alain Fournier ou à L’Attrape-cœurs de Salinger. Par contre, la jeunesse des filles en tant que protagonistes a été pendant longtemps un sujet littéraire assez négligé. Heureusement, cela a changé, il suffit de songer, par exemple, à des autrices comme Antonia Byatt, Elena Ferrante, Annie Ernaux ou Bernardine Evaristo. Mais il y a encore beaucoup de rattrapage à faire !

– Votre roman, qui commence au début du XXIe siècle et qui remonte les époques d’une centaine d’années, est extrêmement bien documenté. Combien de temps vous a-t-il fallu pour l’écrire ?

Il y a d’abord eu de longues années d’incubation, pendant lesquelles j’ai écrit d’autres choses, tout en caressant ce projet. C’est pendant ces années-là que j’ai pris des décisions fondamentales : écrire ce futur roman parallèlement en français et en italien, faire reculer le récit dans le temps (de 2012 à 1911) au lieu de le dérouler chronologiquement. Ensuite, le travail proprement dit a duré environ cinq ans. Je n’ai pas fait d’abord le travail de documentation (effectivement considérable) et ensuite écrit, j’ai mené ces deux aspects de front. Pendant que j’écrivais l’histoire de l’une ou l’autre des protagonistes, je faisais des repérages et des recherches pour pouvoir écrire le reste. Ceci pour deux raisons.  D’une part, c’est seulement en écrivant qu’on découvre de quelles informations on aura besoin pour continuer ; et d’autre part, pour moi l’écriture est une activité tellement jouissive que ça aurait été une punition de ne pas écrire au moins un peu tous les jours.

– Dans votre quotidien, prenez-vous sans cesse des notes pour parvenir à reproduire dans vos livres une telle profusion de détails qui tous contribuent à ancrer l’histoire ?

Je ne prends jamais de notes (sauf pour des éléments factuels, comme une date ou un nom de rue). Je suis incapable de prendre des notes pour mon travail littéraire, de passer par une écriture utilitaire pour accéder à l’écriture créative. Il m’arrive de prendre des photos, mais c’est rare. Je pars de l’idée que ce qui doit rester dans la mémoire y restera, et que ce qui n’y reste pas devait être perdu.  C’est une question de charge émotionnelle. Si un lieu, une scène, n’a pas une charge émotionnelle suffisante pour s’imprimer dans ma mémoire, ça ne vaut pas la peine de tenter d’émouvoir autrui avec.

Je trouve intéressant que vous souleviez la question des « détails ». Je sais que ce foisonnement peut être perçu comme excessif par les adeptes d’un certain minimalisme formel, mais de mon point de vue chaque détail que je donne signifie quelque chose et contribue à l’esthétique de ce que j’écris, au sens étymologique. Aisthesis, en grec, c’est la sensibilité. L’esthétique d’une œuvre, c’est comment le sens se donne à sentir. Les détails qui ne signifient rien ne m’intéressent pas.

– Quel sens a pour vous le mot « racines » ?

C’est un mot qui me fait penser à la terre où les plantes enfoncent les leurs, de racines, pour s’ancrer et se nourrir. Il nous est arrivé à toutes et tous de voir une fois un arbre déraciné, couché sur le côté avec ses racines à l’air, et c’est un spectacle perturbant C’est ce que vivent des millions de personnes en situation de migration forcée sur la planète, arrachées à leur sol nourricier sans avoir les moyens de vraiment se réimplanter ailleurs. Pour d’autres humains, plus privilégiés, dont je fais partie, avoir des racines, c’est-à-dire savoir d’où on est, peut au contraire aider à se développer dans d’autres pays, dans d’autres cultures, avec d’autres gens, d’autres règles du jeu. Apprendre la plasticité de l’être au monde, ne pas s’enfermer dans une identité définie une fois pour toutes, bétonnée.

– La question que je pose à chaque auteur et autrice : quel personnage de livre voudriez-vous être ?

Quand j’avais douze ou treize ans, mon père m’a posé cette même question, et il a été choqué par ma réponse : je voulais être le Capitaine Tempête, une femme pirate déguisée en homme, héroïne d’un roman d’aventures italien pour la jeunesse. Je crois que ce qui m’attirait, ce n’était pas nécessairement de naviguer sur la Mer des Caraïbes en pillant des vaisseaux, c’était d’exercer une forme de puissance sur le monde. Un peu de la même manière, aujourd’hui, je suis fascinée par les personnages dont j’envie certains traits de personnalité que je ne possède pas.

Je pense en particulier à Modesta, protagoniste du roman L’Art de la joie de l’écrivaine sicilienne Goliarda Sapienza. La vie de Modesta, difficile et chaotique, je n’aimerais pas l’avoir vécue. Mais j’aimerais avoir eu et avoir, dans la mienne, sa liberté d’esprit, sa capacité de transgression, sa témérité, son instinct de survie, et même son amoralisme (qui bien entendu n’a rien à voir avec l’immoralité).

L’écrivaine et journaliste Silvia Ricci Lempen. ©Martina Marratzu

Silvia Ricci Lempen : la biographie

Silvia Ricci Lempen, écrivaine italo-suisse bilingue, a tellement de casquettes empilées sur la tête qu’il arrive souvent qu’on la prenne pour une autre. Le plus simple, pour savoir qui elle est, est de s’en référer à son site,  http://www.silviariccilempen.ch où l’on voit que la philosophie mène à tout et que féminisme et journalisme peuvent être des rimes riches.

La grande affaire de sa vie est l’écriture littéraire, habitée par le vécu des femmes et, indissociablement, par une interrogation au long cours sur les mystères de la marche du temps. Ses livres ont remporté plusieurs prix, les deux derniers récompensant respectivement la version italienne (I sogni di Anna, Prix Suisse de Littérature) et la version française (Les Rêves d’Anna, Prix Alice Rivaz) de son dernier roman.

Du livre au documentaire : Le Salento ou l’enfer des pollutions cancérigènes (2)

Giovanni Sammali : de l’insouciance des vacances au polar

Salento, destination cancer de Giovanni Sammali, le roman dont la réalisatrice Tiziana Caminada a tiré le documentaire L’Enfer au Paradis*, est à la fois un coup de poing et une déclaration d’amour. Une passion assumée pour ce bout de pays qui a vu naître son père et où l’auteur passe toutes ses vacances. Un cri de guerre envers ceux qui osent le détériorer en s’attaquant à ceux qui l’habitent. Dans ce récit, personne ne meurt de la colère des éco-terroristes. En revanche, on y échafaude des plans – qui passent aussi par la Suisse – et l’on y fait des dégâts. Construit comme un roman policier, extrêmement bien documenté – l’on y trouve parfois des paragraphes tirés de journaux –, il contient tout ce que l’on attend d’un polar classique : de l’action, une histoire d’amour et du sexe. Soutenu, avant même sa parution, par le milieu littéraire, notamment par Isabelle Falconnier, (ancienne présidente du Salon du Livre de Genève et actuelle déléguée à la politique du livre de la ville de Lausanne) et ensuite par la presse romande, le roman relate le malheur des habitants d’une région dont les décharges pleines de produits toxiques sont à peine recouvertes de terre.

En écrivant ce polar, Giovanni Sammali a donné une parole et un corps à celles et ceux dont on a ignoré la voix et l’existence : aux jeunes mères en fin de vie, aux enfants malades, aux pères obligés de travailler dans des lieux insalubres et, peut-être même, aux oliviers terriblement atteints par la Xylella fastidiosa. Pourquoi, une bactérie connue depuis longtemps et contre laquelle on savait lutter, s’attaque-t-elle, à présent, aussi violemment aux oliviers qui, maintenant, semblent passés au napalm ? La conjonction des polluants les aurait-elle affaiblis ?

Le livre n’est plus disponible en librairie. On peut toutefois le commander en écrivant directement à Giovanni Sammali (coordonnées sous l’article). Écrit en français, il est également proposé en italien.

Quatrième de couverture :

« Le chant des cigales. Le thym. Le parfum du jasmin. La terre rouge, les oliviers torturés plongés dedans. Et tout autour, l’écrin d’azurs de la mer ionienne et de l’Adriatique.

Le Salento, c’est ce décor de carte postale qui vous saute aux yeux. Le rythme endiablé de la pizzica. Et le Primitivo… un territoire à la gastronomie authentique, parmi les plus saines de la planète. Même le New York Times en salive d’aise.

C’est bon pour l’orgueil de Stefano, de ses amis et de tutti i Salentini !

Mais il y a l’enfer du décor. Que certains ne veulent pas voir. Que certains préfèrent taire : ce paradis hors du temps gangréné par des cancers hors normes. Les déchets enfouis par la mafia, l’ILVA qui fait fulminer l’Union Européenne avec ses crachats de dioxine…

Révoltés que personne ne s’en soucie vraiment, que rien ne change depuis vingt ans, quatre Salentini passent à l’action. Leur commando va secouer le Talon de la Botte. Deux nuits de folie, juste après la mi-juin. Pour que le flot de touristes de l’été sache. Eux ne risquent peut-être pas grand-chose, mais les Salentini et leurs enfants sont piégés tout au fil de l’an… »

Extrait du livre :

 

Un livre 5 questions : interview de l’auteur et journaliste Giovanni Sammali

A quel moment avez-vous décidé d’écrire ce livre ?

La scène qui ouvre le roman a vraiment existé : lors d’un repas chez lui, un de mes cousins du Salento, maraîcher passionné, m’a retourné le ventre en discutant des délicieux produits de cette terre. Il m’a lancé que les touristes, tout comme nous, les émigrés de retour en vacances, avions le beau rôle : profiter de ce paradis et en repartir bronzés et repus de spécialités et de paysages, alors que l’envers du décor, pour ceux qui y vivent toute l’année, c’est la roulette russe des cancers! Devant mes doutes – un territoire en apparence préservé et épargné par les grandes industries peut-il connaître des taux de cancers hors-normes ? -, il m’a provoqué : “Tu n’es plus journaliste quand tu viens au pays? Renseigne-toi, tu verras”. J’ai vu. Les statistiques hors normes. Les cris d’alertes des oncologues. Les relevés scientifiques autour de l’aciérie (ex)-Ilva de Tarente et de la méga-centrale à charbon de Cerano. Les cimenteries brinquebalantes. J’ai été ému en découvrant tous les cris de citoyens et d’associations, dont les SOS n’ont fait aucun bruit dans les médias, pas même nationaux. J’ai été horrifié par les décharges clandestines de déchets toxiques, façon “terre des feux” napolitaine. L’une se trouve à 500 mètres de mon village de Salve. Mon cousin y jouait l’été, au milieu de fumées de couleurs étranges que les réactions chimiques en sous-sol faisaient remonter à la surface! Une situation tue (!) parce que, oui, bien sûr, le sujet est tabou. Pour ne pas plomber le formidable essor touristique en cours. Il y a aussi la honte, le sentiment de culpabilité face à cet écocide: les agriculteurs des Pouilles ont usé et abusé de pesticides, fongicides et herbicides, à commencer par le glyphosate, appelé “Lu sicca tuttu”, littéralement l’assèche-tout, qui pèse aussi sur l’hécatombe des oliviers… Et enfin le tabou politique : présidents de la Région, parlementaires, syndics de villages : tous, de près ou de loin, sont complices de l’apathie face à des business aussi dévastateurs que juteux…

J’ai du coup écrit ce livre comme un cri d’amour et de révolte, pour garder espoir dans l’avenir de l’humanité, pour ma femme et mes filles, amoureuses comme moi de cette région où on partage chaque été le rituel de la fabrication de la “conserva”, l’incomparable sauce à base des tomates de Lecce… Crever ces tabous m’a coûté d’abord un cruel désenchantement personnel, puis, en Suisse, des réactions d’une incroyable hostilité de la part de certains émigrés salentini, blessés dans leur chair. J’ai touché à nos racines et à notre orgueil partagé du pays, à l’image idyllique qu’on en donne à nos amis suisses. J’ai été accusé de trahir mes origines, d’exagérer… Et j’admets que le symbole de la radioactivité sur la couverture était inutilement excessif. Après le vernissage du livre à l’UniNE en 2014, je suis parti à Lecce pour présenter la version italienne, avec le duo Terracata* (terme désignant la motte de terre qui reste collée aux racines d’une plante qu’on arrache). Alors que nous redoutions des séances agressives, voire des représailles, nous avons eu des applaudissements et des larmes de remerciements : “Merci de le dire. Merci de le faire savoir. C’est la seule façon d’éviter que la situation empire encore. Pour nos enfants et ceux à venir”.

Toutefois, au début du tournage de L’Enfer au Paradis un entrepreneur local m’a dit : “Tu l’as écrit ton livre. Maintenant, ça suffit…”. A l’inverse, lors de la projection le 30 septembre de cette année, à Neuchâtel, un “opposant” du début, responsable d’une association d’émigrés, a expliqué avoir revu sa position et approuver ce travail.

“Salento destination Cancer” est un roman entrecoupé d’articles de journaux et de liens qui mènent à des sites d’information. Comment avez-vous procédé pour vous documenter ?

J’ai écrit dans l’urgence. Le temps pour une enquête sur place me manquait. J’ai été surpris par la quantité de chiffres, recherches, dossiers officiels et jugements disponibles. Y compris sur la décharge de mon village, qui selon une étude doit être “encapsulée” pour ne pas empoisonner la nappe phréatique. Le maire précédent a obtenu un crédit de l’Union européenne. Son successeur a promis d’opérer la sécurisation. A ce jour, rien n’a bougé…

J’ai été bouleversé de voir à quel point j’étais passé à côté de ce drame, année après année, aveuglé par le farniente des vacances et par l’omerta autour de cette problématique. J’ai redouté qu’un dossier trop scientifique rebute les gens. J’ai improvisé un mélange des genres, avec des éléments authentiques “sourcés” nourrissant le combat imaginaire des Brigades du Salento, dont les membres sont inspirés, un peu, beaucoup, de personnes réelles. L’idée était de secouer les consciences. Les éco-attentats de mes brigades vertes pourraient être le scénario d’un film d’action. Comme Impact, d’Olivier Norek que j’ai hâte de lire!

Comment avez-vous travaillé avec la réalisatrice Tiziana Caminada ?

Tiziana, une ancienne de la RTS, est tombée sur mon roman au Salon du livre, juste après qu’Isabelle Falconnier soit passée saluer ce “roman de combat”. Elle m’a demandé si j’étais partant pour l’aider, avec mes contacts dans les Pouilles et en jouant mon propre rôle au début du film. Nous sommes allés dans le Talon de la Botte pour mener les premières interviews, avec le sociologue et journaliste Luigi Russo, mon ami et frère de bataille, extraordinaire militant. Jetez un œil à sa page Facebook ! Il est décédé en 2019 d’un cancer et ce documentaire lui est dédié. Moi, je me suis peu à peu effacé, laissant Tiziana accomplir son tour des causes du fléau qui frappe les Pouilles, à l’image de ce que l’humain inflige partout au monde…

Vous dîtes que l’avenir du Salento est dans le tourisme. N’avez-vous pas peur que ces superbes paysages deviennent aussi bétonnés que la côte méditerranéenne espagnole, une autre façon de polluer la nature et le paysage ?

Le bétonnage intensif est un autre saccage environnemental qui menace le Salento. Il y a partout des mégaprojets de villages touristiques et resorts, sans compter les villas privées occupée deux mois par année. La région, prisée bien au-delà de l’Italie, offre de bons placements tant aux réseaux mafieux qu’aux particuliers songeant à leur retraite. Oui, le tourisme est l’avenir du Salento, mais de grâce, comme le préconise Matteo Pepe, mon ami de Salve, engagé dans la politique locale, un tourisme durable, doux, proche de la nature et ciblé sur les traditions culinaires et culturelles comme les rythmes endiablé de la pizzica. A choisir, je préfère le béton à la propagation silencieuse de PCB, dioxines, particules fines et autres saloperies qui tuent les habitants, en n’enrichissant que des entrepreneurs véreux. L’idéal serait un nouveau tourisme, éco-raisonnable, avec un stop aux constructions, la fermeture des complexes industriels violant les normes et un assainissement des bombes à retardement enfouies dans les sols. Moins de logements et d’hôtels = moins de revenus ? Que nenni : si l’authenticité et la nature de la région sont préservées, la demande sera plus forte encore et les prix de l’offre existante monteront en flèche. CQFD.

La question que je pose à tous les auteurs : à quel personnage de roman pourriez-vous vous identifier ?

Virgil Solal, dans le tout récent “Impact”, d’Olivier Norek (2020).

 

Le journaliste et écrivain Giovanni Sammali. ©Volperic

Giovanni Sammali : biographie

Suisse de par sa mère, Giovanni Sammali est, de par son père originaire des Pouilles, le Talon de la Botte, et en particulier du Salento. Né à La Chaux-de-Fonds, il a été journaliste à La Tribune de Genève, Le Matin et à Canal Alpha avant de devenir le chef de la communication de la Ville de La Chaux-de-Fonds. Salento destination cancer paru en italien sous le titre SOS Salento – Paradiso perduto? est son premier roman mais il considère que sa plus belle réalisation c’est son tour du monde en famille entre 2004 et 2005 (www.toura5.ch).

Pour commander le livre en français ou en italien : [email protected]

*Ci-dessous, le duo Terracata, durant une séance d’enregistrement, chantant le poète du Salento : Vitale Boccadamo.

 

 

 

*Lire la première partie de l’article parue hier.

Du livre au documentaire : Le Salento ou l’enfer des pollutions cancérigènes (1)

Italie : le Talon de la Botte piétiné par les déchets

Quand on découvre que la ville de Lausanne est polluée par les dioxines on s’alarme, on déconseille de manger les fruits, les légumes et les œufs produits dans le périmètre contaminé. On incite les parents à emmener leurs enfants jouer ailleurs. Quand les habitants du Salento, l’une des plus belles régions d’Italie où se trouve la ville de Lecce, un joyau d’architecture considérée comme la Florence du sud, meurent, atteints de mystérieuses tumeurs, l’omerta s’installe et le mutisme s’impose. Un silence que le journaliste Giovanni Sammali, un ancien collaborateur de La Tribune de Genève et du Matin a osé casser. En 2014, son roman Salento, destination cancer paraissait aux Éditions G d’Encre.

Sous forme de polar, le récit, fort bien documenté, met en scène Stefano et ses amis. Révoltés par les cancers étranges qui rongent les habitants de cet Éden ancestral, indignés par les déchets enfouis par la mafia et les dioxines répandues par les rares industries locales, ils forment un commando armé pour tenter de conscientiser les touristes et de bouger les instances locales.

Le documentaire : Enfer au Paradis

Sept ans plus tard, à la fin du mois passé, on projetait en avant-première suisse, à l’Université de Neuchâtel, Enfer au Paradis. Le film, directement inspiré par l’ouvrage donne la parole à qui paye de sa santé, ou de sa vie, les conséquences de la pollution. Dans cette partie de l’Italie, les cancers ont augmenté de 40% en 10 ans et les enfants qui meurent de leucémie ou de tumeurs cérébrales de plus de 54%. Réalisé par Tiziana Caminada, il était suivi d’un débat avec la réalisatrice et les professeurs de l’UniNE Philippe Renard et Edward Mitchell, le militant écologiste Fernand Cuche et l’éco-explorateur Raphaël Domjan.

Débat pour l’avant-première du film “Enfer au Paradis”. De gauche à droite :Raphaël Domjan, éco-explorateur, Edward Mitchell, professeur à l’UNINE, spécialiste de la biologie des sols, Tiziana Caminada, réalisatrice (ex-RTS), Fernand Cuche, militant écologiste, ancien conseiller national et conseiller d’Etat neuchâtelois, Giovanni Sammali, auteur du roman qui a inspiré le film, Philipe Renard, professeur à l’UNINE, spécialiste d’hydrogéologie.

Les coupables désignées : la mafia, les industries et le nord de l’Europe

Tout est parti du livre de Giovanni Sammali Salento, destination cancer. Happée par la lecture du roman, interpellée par la gravité du sujet et l’ampleur du problème, la réalisatrice, ancienne collaboratrice de la RTS, a consacré quatre ans de sa vie à ce film. Elle a repris un par un les arguments qui mènent les protagonistes du livre à des actes terroristes. Constat de ses investigations : hormis les attentats, tout était vrai. En 2013, Paolo Pagliaro, du mouvement Region Salento, disait, en demandant la création d’une commission d’enquête interinstitutionnelle sur la question des déchets toxiques: « Le Salento décharge de L’Europe ? Voilà pourquoi on y meurt de tumeurs ». En effet, cette région pauvre, souvent méprisée du reste de l’Italie, est devenue la décharge sauvage de la mafia comme l’a également souligné Roberto Saviano, journaliste spécialisé dans la mafia italienne et auteur de Gomorra. Un endroit où les usines les plus polluantes comme l’aciérie (ex)ILVA, ou la centrale électrique de charbon de Cerano, se permettent, sans vergogne, de contaminer l’air, le sol et les nappes phréatiques, allégrement accompagnées par les Grands Manitous de l’agriculture. Hydrocarbures, dioxines et glyphosates sont tous de la partie. Le confort et le profit du nord de l’Italie et de l’Europe, a transformé ce Sud en poubelle géante et ses habitants en meurent. Les industriels prétendent ne pas avoir su estimer la toxicité de leurs déchets, or, après une enquête difficile, l’on a découvert des documents qui montrent qu’ils savaient parfaitement leur degré de nocivité. Les industries étaient au courant. Il s’agit  d’une faute intentionnelle. Des personnes ont été condamnées. Pourtant, au moment où j’écris cet article, les usines continuent de rejeter leurs poisons comme si rien ne s’était passé !

La pollution : un business lucratif qui implique la Suisse

Enfer au Paradis de Tiziana Caminada est une bombe visuelle, l’histoire d’une région qui souffre, comme beaucoup d’endroits de la planète, d’une pollution polymorphe due à la cupidité. Poignant, ce documentaire qui fait son chemin dans les festivals du film, n’en reste pas moins délicat et musical lorsque les images révèlent la richesse de la culture, plusieurs fois millénaire, de ce coin d’Italie. Un contraste qui rend sans doute le propos plus bouleversant. Une situation dans laquelle la Suisse n’est pas en odeur de sainteté. Motif pour lequel le film donne également la parole à l’ancien Conseiller fédéral Pascal Couchepin, qui nous explique dans quelles circonstances la Confédération a conclu certains contrats avec des entreprises qui polluent le Sud de l’Italie.

Décharges sauvages : la loi du silence

Dans le Salento, le business des décharges permet aux communes de gagner de l’argent au détriment de la santé de la population. Craignant de perdre travail et revenus, pendant longtemps elle n’a rien osé dire. Aujourd’hui, encore, les gens peinent à parler. Il n’a pas été facile pour la réalisatrice de trouver des personnes qui acceptent de témoigner. Probablement par peur et par pudeur, mais surtout parce qu’il s’agit de leur santé et de la santé de la terre de leurs ancêtres. Dans le film un ouvrier raconte, à visage couvert, ce qu’il a vu lorsqu’il travaillait dans les carrières :

« La nuit des camions avec des plaques allemandes, de Turin ou de Milan, arrivaient pour tout déverser ici, notamment les boues des hôpitaux ». La beauté de la ville de Lecce tient – entre autres- à ses bâtiments construit en tuf. Or, quasiment toutes les carrières de tuf de la région ont été transformées en décharges. Le tuf, une pierre volcanique poreuse proche de la pierre ponce, absorbe tout. D’où la pollution des nappes phréatiques et la mort des micro-organismes du sol. Mais la résistance s’organise. La Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) de Strasbourg a été sollicitée et il se prépare une plainte civile contre l’État italien pour ses lacunes et pour le non-respect des engagements climatiques.

Malgré ses côtés négatifs, cette région, dont les véritables trésors se trouvent dans les paysages et la gastronomie, arrive en tête des destinations conseillées par le New York Times et le National Geographic. En effet, même si le Salento détient un sinistre record de cancers, le touriste qui s’y rend trois semaines ne risque rien. Il peut pleinement profiter, sans mettre sa vie en danger, des produits locaux et de sa cuisine considérée comme l’une des meilleures au monde. Mais les problèmes environnementaux sont sournois. Dans le Salento des familles entières meurent de cancer pendant que, peu à peu, disparaissent les hirondelles, les lucioles et les oliviers séculaires, comme le versifie le poète Vitale Boccadamo, alors que 60% de l’huile consommée dans la péninsule, à l’instar de celle qui s’exporte à l’étranger, vient de cette région.

Contrairement à certaines personnes établies dans les Pouilles, qui luttent contre les dégâts causés par l’industrie et la mafia, Tiziana Caminada n’a pas reçu de menace et n’a jamais craint pour son intégrité physique durant le tournage. Une fois, cependant, elle a retrouvé sa voiture en pièces détachées. En revanche, c’est en Suisse qu’elle a senti beaucoup de réticences auprès des associations en lien avec l’Italie. Aucune n’a accepté de participer à la production du film.

La réalisatrice Tiziana Caminada avec son époux le réalisateur et producteur Yves Matthey. ©Photo Life After Oil Festival

Tiziana Caminada : biographie

Née à Zurich, Tiziana Caminada a fait l’École d’études sociales et pédagogiques, à Lausanne, avant d’intégrer la London International Film School. De 1990 à 2015 elle a travaillé comme réalisatrice à la Radio Télévision Suisse (RTS). Elle est également réalisatrice et productrice de documentaires et de petites fictions sur commande. Enfer au Paradis (3e Prix du Greenmontenegro Film Festival cet été) est son troisième documentaire, après deux films réalisés en Afrique, dont Little big Steve – Profession ange gardien.

Entièrement investie dans la défense du Salento et surtout de ses habitants, elle se déplace volontiers – sous certaines conditions purement techniques- pour diffuser le documentaire Enfer au Paradis et en parler. On peut la contacter par téléphone* chez Films Zorrr Production au 079 445 39 45 ou par e-mail : [email protected] .

*Les coordonnées sont diffusées avec le plein accord de la réalisatrice Tiziana Caminada. La deuxième partie de cet article, davantage consacrée au livre et à l’interview du journaliste Giovanni Sammali, sera publiée demain.

 

La bande-annonce du documentaire “Enfer au Paradis” de Tiziana Caminada.

Marie Neuser : « Délicieuse » une jalousie dévorante à éprouver à la plage

Délicieuse : dans l’enfer d’une femme trahie

De toujours, les sempiternelles histoires de cocuages s’emparent des arts, aussi bien de la littérature que du théâtre, du cinéma, de la peinture et j’en passe… Un thème assaisonné à toutes les sauces : de la comédie à la tragédie, de l’innocence à la perversion. Un sujet repris par l’auteure de romans noirs Marie Neuser dans « Délicieuse ». Un récit qui, à sa parution, connut un joli succès. Je l’ai lu à ce moment-là. J’avais songé à en parler dans cet espace mais je m’étais abstenue. Pourquoi ? Parce que ce livre m’avait beaucoup agacée. Parce qu’il dépeint ce que je déteste et combat : la jalousie, la possessivité, la vengeance. Parce que même si son héros est une héroïne, si on le lisait au masculin, il représenterait l’une des choses qui m’horripile le plus dans le patriarcat : considérer que l’autre nous appartient. Certes, quand le père de son fils lui annonce, après vingt ans de vie de couple, qu’il est amoureux d’une autre femme, plus jeune, plus fraîche, plus rigolote, en un mot plus délicieuse qu’elle, le trouble de Martha est typiquement féminin. Après avoir donné vingt ans de sa vie et un enfant à cet homme, il lui reproche d’être fade et fatiguée. Un coup de massue qui l’oblige à ne plus voir d’elle et de sa vie que l’image vieillissante, que le corps avachi et la monotone routine du couple dont Raph est aussi largement responsable. Une responsabilité qu’il n’assume pas, évidemment. Suite au choc causé par cette nouvelle, Martha tente de régater avec la belle jeunesse de l’amante ; met tout en œuvre pour récupérer « son homme ». Peine perdue.

Obsédée par cet abandon, rongée par le dépit, elle s’enferme dans son courroux et utilise tous les moyens à sa disposition pour échafauder sa vengeance : faux profil sur Internet, filature, se lier d’amitié avec sa rivale. Tout cela en ressassant ses sentiments sur presque 500 longues pages qui parfois donnent envie de lâcher le livre. Mais on continue de le lire. Ne serait-ce que parce que le plus sage d’entre nous a, un jour, éprouvé les ravages de la jalousie. De plus, dans mon cas, parce que dès les premières lignes j’en ai deviné la fin. Or, j’avais envie de savoir comment Martha en arriverait à cet extrême. D’autant qu’elle est psychologue dans des prisons ou elle rend visite à de grands criminels, et qu’il m’est difficile d’admettre qu’une personne supposée avoir travaillé un minimum sur elle-même et dont le métier consiste à connaître un tantinet les mécanismes de l’être humain, se laisse emporter par des sentiments aussi primaires et banals.

Cependant, je ne déconseillerai pas la lecture de Délicieuse. C’est un pavé idéal à emmener à la plage. Un livre qui décortique par le menu toutes les pensées, les angoisses, les tristesses et les rages engendrées par la jalousie. En particulier, celles qui peuvent mener une femme à commettre le pire.

Délicieuse de Marie Neuser : extrait

Marie Neuser : biographie

Née en 1970 à Marseille, Marie Neuser est enseignante dans les lycées les plus problématiques de cette ville. Pour écrire, elle préfère les terrasses des cafés plutôt que son chez elle. Son premier roman, Je tue les enfants français dans les jardins (L’Écailler, 2011), s’inspire de son expérience de professeure de collège et a été nominé pour plusieurs prix (Grand Prix de la Littérature Policière, 2012 ; prix SNCF du Polar, 2012). Un petit jouet mécanique (L’Écailler, 2012) a été récompensé par le Prix littéraire des lycéens et apprentis de la région PACA, et par celui de Corse en 2014. Elle a collaboré au recueil de nouvelles Marseille Noir (Asphalte, 2014). Prendre Lily (2015), Prendre Gloria (2016) et Délicieuse (2018) tous les trois parus chez Fleuve Éditions, ont reçu un bel accueil à la fois public et critique. Tous ses ouvrages sont repris chez Pocket dont Délicieuse.

 

Sources :

  • Délicieuse, Marie Neuser, Fleuve Noir Éditions, ou en poche chez Pocket.
  • Lisez, le site d’actualité des maisons d’édition du Groupe Editis

Un livre 5 questions : « Exutoires » de François Hainard

Exutoires : une écriture idoine pour le cinéma

Après un brillant parcours universitaire, en tant que chercheur et professeur à l’Institut de sociologie de la faculté des lettres et des sciences humaines de l’Université de Neuchâtel, François Hainard s’adonne au côté ludique de l’écriture. En 2017, son premier roman Le Vent et le Silence paru aux éditions G d’Encre, avait déjà reçu un excellent accueil. Traduit à l’allemand et intitulé Wind und Schweigen, il est également paru chez PEARLBOOKSEDITION à Zurich, ce qui lui a valu d’être signalé par la NZZ comme une bonne surprise littéraire. En cours de traduction à l’italien chez Armando Dadò à Locarno, François Hainard vient d’en laisser les droits afin que cette histoire d’amour tragique, qui se déroule durant la deuxième guerre mondiale entre une bonne à tout faire protestante et un ouvrier en boulangerie tessinois et catholique, soit adaptée au cinéma.

Si vous êtes un réalisateur ou une réalisatrice à la recherche d’un scénario, ne manquez pas de vous intéresser à son deuxième roman Exutoires. Ce dernier opus contient également tous les éléments pour devenir un excellent film y compris une magnifique bande son.

 

Exutoires :  l’histoire

Dans une campagne pas très loin de chez nous, trois personnes vivent sous le même toit, font tourner une ferme sans se soucier les unes des autres. Dans cette famille recomposée où la communication est impossible, le trio est devenu infernal et tout s’enchevêtre : les rêves brisés du quotidien, l’invisibilité de l’autre, les addictions de chacun, l’absence de distance, une démence qui conduit à l’abjection… Il y a pourtant des exutoires : le sordide de l’ordinaire se dilue dans ce qu’il peut y avoir de plus magique et de rédempteur, la musique.

En excellent sociologue, François Hainard décortique l’environnement dans lequel évoluent ses personnages et l’influence culturelle et psychologique qu’il exerce sur les gens. Aucun geste, aucune attitude n’est laissée au hasard. Tout contribue à tisser la trame. Si au début cela peut paraître fastidieux, l’on s’aperçoit rapidement qu’il monte un puzzle où chaque pièce permet à une autre de s’emboîter. Ces descriptions méthodiques nous amènent à comprendre qu’à la campagne, encore de nos jours, certaines femmes ne sont qu’une monnaie d’échange. De la main d’œuvre bon marché, une marchandise qui permet d’agrandir le patrimoine à l’instar d’une vache ou d’un hectare de pâturage. Dans cette lourdeur, la beauté ne vient ni du chant des oiseaux ni du paysage forestier, mais de la musique classique dans laquelle Lydia puise la force de continuer à vivre.

 

Exutoires :  l’extrait

 

François Hainard : l’entrevue

La vallée de la Brévine vous a-t-elle inspirée pour écrire votre livre ?

Dans toute fiction figure un peu de soi, vous le savez si bien. Ce roman ne se passe pas dans cette vallée, mais elle y a fortement contribué. Il mobilise mes propres connaissances du monde paysan puisque j’en suis issu, et inévitablement un peu du sociologue que je suis, même si j’essaie de m’en éloigner le plus possible ! Il se passe aujourd’hui et raconte une paysannerie qui s’enfonce dans une modernité qui la détruit. Étonnamment il est politiquement très actuel !

“Exutoires” raconte – entre autres – l’histoire de Lydia, une femme née dans un milieu paysan, ce qui ne l’empêche pas d’éprouver une véritable passion pour la musique classique. Quel rôle tient la musique classique dans votre vie et dans votre livre ? Les morceaux choisis correspondent-ils à ses humeurs ?

La manière dont Lydia a découvert la musique classique est exactement la mienne ! En fait, à travers elle, je raconte ce qui m’est arrivé et ce que j’ai ressenti: l’initiation par un instituteur, le voyage à l’opéra de Zurich. A cela s’ajoute que ma mère, paysanne, écoutait ce type de musique et jouait du piano. Toutes les conditions étaient remplies pour l’aimer, car il ne faut pas de culture pour apprécier cette musique, il faut juste une personne pour nous en montrer la beauté, comme pour toutes autres choses ! Sans doute on peut apprendre à aimer par soi-même, mais il est plus facile de manquer la cible. Il est vrai que la musique classique est connotée socialement (comme le rap !), c’est ce qui la dessert. Elle reste trop souvent caractéristique des attributs dont se pare une élite, et ici aussi, comme pour beaucoup d’autres éléments discriminants, les processus de reproduction sociale et la force des déterminismes contribuent à entretenir une solide forme d’étanchéité. Aujourd’hui la musique classique m’accompagne quotidiennement et meuble souvent mes insomnies. La musique que Lydia écoute est fonction de ses états d’âme ; j’ai passé quelques centaines d’heures à choisir ce qu’elle pourrait aimer et à chaque fois le choix était un cruel sacrifice.

Le beau-fils de Lydia est schizophrène. Etait-il nécessaire de justifier ses actes, souvent odieux, par la maladie ?

J’ai attribué cette maladie au fils pour expliquer un comportement particulièrement sordide. Ce qui me paraissait intéressant dans ce trio infernal était de montrer les rapports entre un fils et ses parents, lorsque tous sont en décalage. Car même si sa mère était déjà morte, elle vivait toujours dans sa tête. Mon intérêt était aussi d’aborder l’influence que des parents peuvent avoir dans des circonstances extrêmes. Il est possible que des actes similaires aient pu être commis par des personnes sans maladie mentale détectée, mais saines seulement en apparence, car (à mon avis) on ne tue ni ne viole, de surcroît à répétition sans avoir de graves problèmes mentaux. Dans le même sens, il m’apparaît que l’enfermement dans les têtes, par des addictions diverses, la non-communication, les non-dits, le repli sur soi, l’isolement, donc tout ce que notre société est en train de produire actuellement, et ceci malgré la multiplicité des techniques et des canaux de communication, contribuent à façonner ces types de comportements déviants.

Votre biographie spécifie que vous vous adonnez à la peinture et que vous aimez penser avec vos mains. Bûcheronner est-ce votre manière de pratiquer la méditation, ou un de pied de nez aux intellos qui méprisent ce genre de tâches ?

M’essayer à la peinture était aussi un objectif à réaliser à ma retraite parce que, comme pour l’écriture, il faut avoir du temps. Comme l’écriture, peindre est pour moi une forme d’évasion ; j’essaie de peindre un peu de tout, sans doute très maladroitement, sauf du portrait. Comme je suis plutôt impatient je travaille à l’acryl (ça sèche plus vite !) que je rehausse d’un peu d’huile.

C’est Denis de Rougement qui disait : « Les uns pensent, les autres agissent. Mais la vraie condition de l’homme c’est de penser avec les mains. » ! Cela va un peu dans le sens de la formule de Fernando Pessoa à laquelle j’adhère, dans son livre sur l’Intranquillité « Agir, c’est connaître le repos ». On peut bien sûr penser avec les mains de différentes manières. J’y ai inclus le bûcheronnage. Il est à la fois une forme d’évasion et de retour en arrière : je communie avec mon contexte et je retrouve mes racines. Il faut dire que j’ai la chance d’avoir une forêt en hoirie avec mon frère et ma sœur, qui jouxte ma vieille ferme. C’est moi qui m’en occupe, j’adore ça ! Je suis adepte d’un bûcheronnage « de luxe », c’est-à-dire que je n’y travaille que s’il fait beau temps, et au printemps et en été je n’utilise que très peu la tronçonneuse pour pouvoir écouter les chants d’oiseaux, donc j’ébranche à la hache les arbres coupés! Oui c’est une activité très physique, mais de par mes origines paysannes, j’ai hérité d’une conception utilitariste du corps. Mon corps est davantage un outil qu’il faut faire fonctionner avant d’être un capital que je dois entretenir. En réalité avec ma façon de faire, je triche et il est un peu les deux à la fois. J’aime cette forêt car elle est comme je voudrais qu’elle soit. Elle commence par un pâturage vallonné avec de belles formes douces et rondes (oserais-je dire féminines par les temps qui courent ?), puis suivent de petits bosquets comme mise en bouche, ensuite il y a une alternance de clairières et de bois, pour finir par une dense sauvagerie désordonnée, pleine de mystères, de rocailles et de trous, une petite jungle qui pourtant m’accepte. J’aime aussi cette forêt parce que je me dis : tiens ces arbres ont vu passer mes parents, et ceux-là mes grands parents ! Et mes enfants les verront-ils passer plus tard ? Aujourd’hui elle souffre de la chaleur et du bostryche et je n’arrive pas à débarrasser tous les arbres qui meurent. Mais j’ai un épicéa en pleine forme qui doit avoir plus de 250 ans selon le garde-forestier, c’est-à-dire qu’il a vécu tous les grands événements qui ont émaillé cette période: la Révolution française, les trois grandes guerres et tous les drames du quotidien. Ce n’est donc pas ce qui se passe avec le Covid qui lui fait peur ! Je vais souvent le saluer. Son silence est un peu dédaigneux, sans doute rempli de pitié et de condescendance à l’égard des hommes. Il sait déjà qu’il me survivra. Mais je l’aime quand même beaucoup.

Une question que je pose à tous les auteurs : à quel personnage littéraire vous identifiez-vous ?

De mes récentes lectures, j’hésite entre Martin Eden et Little Wolf… Je choisirai Little Wolf, chef cheyenne, personnage mythique de la trilogie de Jim Fergus « 1000 femmes blanches ». Un chef fier, courageux, respectueux de son pays et amoureux de son peuple. Avec lui, dans les années 1870, j’ai chevauché de nombreuses journées dans les plaines de l’Ouest, chassant le bison dans les Black Hills et les indiens Crows, des traîtres vendus aux colons. Mais surtout avec lui, Sitting Bull le chef Sioux et Crazy Horse un autre chef Lakota, j’ai participé en juin 1876 à l’écrasement de la cavalerie états-unienne à Little Bighorn. Une bataille dantesque, un massacre sans pitié, où seuls nos chevaux plus rapides et le courage des hommes et des femmes de nos tribus ont fait la différence. J’en fais encore des cauchemars… J’en ai souvent les mains qui tremblent et je me cache pour pleurer de ce qui a suivi. Heureusement, pour se souvenir de cette victoire, plusieurs scalps sanglants de soldats attachés à ma ceinture dégoulinent encore et refusent de sécher …

 

Interview réalisée par Dunia Miralles

François HAINARD – sociologue, écrivain. ©Xavier Voirol

Biographie de François Hainard

François Hainard a passé toute son enfance dans la vallée de La Brévine dans le Jura neuchâtelois. Après des études en Suisse et aux États-Unis, il effectue des recherches et enseigne la sociologie pendant une trentaine d’années.

Aujourd’hui il a abandonné la rigueur scientifique pour la liberté de la fiction et une discrète pratique de la peinture. Et comme il a besoin de penser avec les mains, il aime s’exercer au bûcheronnage…

 

Sources :

  • Exutoires, François Hainard, roman, Éditions du Roc.
  • François Hainard

Lectures et maladies : de la schizophrénie à la pandémie avec Marion Canevascini et Claude Darbellay

Violences et douceurs

En lisant L’Épidémie, on soupçonnerait aisément Claude Darbellay de complotisme. Tout y est : un grand projet liant les pharmas, la haute finance, l’OMS, le Haut Commissariat aux Réfugiés, des politiques d’ici et d’ailleurs et des mafias. Des expériences sans scrupules faites sur des êtres humains. Un monde prêt à tout pour imposer sa loi. Seule ombre au tableau : L’Épidémie, dont la deuxième édition vient de sortir chez Infolio, est parue pour la première fois aux Éditions G d’Encre en 2007, soit 12 ans avant les premiers cas de Covid-19. On ne peut donc guère accuser son auteur de prendre le train en marche ou de profiter de la pandémie pour vendre du livre. A la rigueur, on peut imaginer que les complotistes s’inspirent de son livre pour élaborer leurs arguments. Les conjectures s’arrêtent là même si, depuis plus d’un an, nous vivons des situations schizophrénisantes. Toutefois, la schizophrénie, la vraie, pas le mot qu’on glisse en tant que métaphore au hasard d’une conversation, ressemble à toute autre chose. Avec beaucoup de pudeur, Marion Canevascini s’est penchée sur cette maladie dans un très beau livre illustré que je tiens à vous présenter avant de revenir sur L’Épidémie.

Marion Canevascini : Notre frère

Paru aux Éditions Antipodes Notre frère, le roman graphique de Marion Canevascini, est particulièrement touchant. Actuellement la parole se libère. De plus en plus, on laisse de la place dans les livres et les médias aux personnes qui souffrent d’un handicap ou d’une maladie mentale. On donne aussi facilement l’occasion de s’exprimer aux parents ou aux conjoints. Il est plus rare d’entendre la souffrance de la fratrie. La douleur des enfants qui « vont bien » et, dont le frère ou la sœur qui présente une pathologie, efface l’enfance en retenant l’entière attention des parents. Avec délicatesse, le livre de Marion Canevascini raconte ses souvenirs : l’arrivée de la maladie dans une famille qui compte trois enfants. Face aux étrangetés de leur frère ainé et au désarroi de leurs père et mère, les deux sœurs cadettes s’unissent pour exister. Dans cet ouvrage aux dessins et aux textes épurés, ce sont les blancs des pages et les mots tus qui s’inscrivent dans le ressenti.

Ce témoignage sensible d’une pathologie évoquée entre les lignes permet aux plus jeunes d’aborder, de questionner et d’être accompagnés dans la maladie. En effet, il existe beaucoup de littérature sur la schizophrénie mais pratiquement aucun écrit ne s’adresse à des enfants.

Biographie de l’artiste

 Artiste fribourgeoise, Marion Canevascini, étudie les Lettres à l’Université de Fribourg et notamment le rapport entre le texte et l’image. Elle partage aujourd’hui son activité entre peinture, écriture, et enseignement.

 

 

Claude Darbellay : L’Épidémie

Dès les premières lignes, Claude Darbellay nous entraîne dans une aventure labyrinthique à un rythme qui laisse peu de pauses pour souffler. Rien ne nous est épargné : les meurtres et les morts se succèdent, les hypothèses nous mènent sur des chemins que l’on se voit obligé de rebrousser, on saute d’un pays à l’autre. Même la froide torture est au rendez-vous. Les personnes qui mènent l’enquête tentent de se rassurer en se raccrochant à ce qu’elles savent et qui ne devrait pas exister. Frank le narrateur, raconte ce qu’il a vu, espérant avertir l’humanité du danger qui la menace. Les Grands Manitous le laissent faire convaincus que, de toute façon, personne n’y croira.

 L’Epidémie : extrait

 « Il s’agissait d’allier santé, jeunesse, performance et donc, Charles Larson rit, bonheur. C’était en tout cas en ces termes que Fabio Rossi avait vendu son projet à la GlaxoSmithKline. Rendre à un corps vieillissant les performances de sa jeunesse. Parce que, pour le marché, ce créneau était porteur de gigantesques profits. La clientèle potentielle avait les moyens d’acquérir LE traitement qui accélérait la réparation des tissus musculaires. En vieillissant, nous perdons environ un tiers de notre masse musculaire. L’exercice constant, soulever de la fonte dans un fitness par exemple, pratiquer un sport, même à haute dose, ne fait que ralentir le processus. Trouver un moyen biologique de l’arrêter, voire de l’inverser, c’est la gloire et la fortune.

Nous avons commencé, comme souvent en laboratoire avec des souris blanches…

L’idée, c’était de stimuler l’augmentation de la croissance musculaire à n’importe quel âge et sans exercice. Ce que promettent toutes les cliniques spécialisées dans des cures hors de prix. Ce que nous espérions aussi, l’époque voulait ça, c’était démocratiser notre découverte en multipliant le nombre de clients. »

 

Claude Darbellay : l’interview

 – La première édition de L’Epidémie a été publiée en 2007 aux Éditions G d’Encre. D’où a surgi l’idée de ce roman ?

Cette idée m’est venue d’un événement et d’une peinture. L’événement c’est le SRAS, une pneumonie atypique pour faire simple, apparue en 2003, qui avait fait peu de victimes mais généré une grande panique, avec des déclarations alarmistes de dirigeants, aussi bien à Singapour qu’au Canada ou en Chine où tous les lieux de divertissement (théâtres, cinémas, cafés internet) ainsi que les bibliothèques avaient été fermés. Les mariages avaient aussi été ajournés. J’avais lu un article dans un journal anglais où l’OMS avertissait du danger. Or, l’OMS, en anglais, c’est la WHO, the World Health Organization. Qui peut être confondu avec sa traduction en français de QUI. On y ajoute un point d’interrogation et on a le départ d’une enquête sur qui est responsable de ces mesures anti SRAS et dans quel but. Et, au niveau de la fiction, on a déjà un des responsables : l’OMS. Voici pour l’événement. Quant à la peinture, c’est un tableau de Dürrenmatt qui m’a inspiré le premier chapitre où le président du conseil d’administration d’une firme helvétique est pendu au lustre de la salle du conseil par sa cravate. Il s’agit du tableau : « L’Ultime assemblée générale de l’établissement bancaire fédéral » peint en 1966. Tableau qui montre une scène apocalyptique : des banquiers se sont pendus à des lustres, d’autres se tirent une balle dans la tête. C’est le départ du roman. Pourquoi le président d’un conseil d’administration est-il pendu à sa cravate par un commando ? Qui est responsable ? L’OMS et l’industrie pharmaceutique seraient-elles mêlées à cet assassinat et dans quel but ?

– Ce roman vous a-t-il demandé beaucoup de recherches et de documentation?

Oui. J’ignorais tout de la vie des virus. Mais j’étais enseignant dans un lycée où est enseignée la biologie. J’ai donc demandé à un professeur de biologie de me donner de la documentation. Il m’a répondu, « accorde-moi une semaine ». Une semaine plus tard, j’avais une pile de livres, de documents, d’articles. Et le professeur m’a dit, « Tiens, lis ça. Après, quand tu auras bien assimilé la matière, je te donnerai la suite. » Cela m’a pris un temps certain pour en venir à bout. Avant la publication, le même professeur a relu tous les chapitres du roman concernant les laboratoires et la description des épidémies pour que tout soit rigoureusement exact. Ceci afin de créer un « effet de réalité » et de donner du crédit à ce que raconte la fiction.

– Votre livre fait référence aux mondes de la littérature et de l’art puisqu’on y croise Dürrenmatt, Nietzsche, Niki de St-Phalle, le poète américain William Stafford… tout en mélangeant enquête, industrie pharmaceutique et politique. Résultat : un thriller à la Robin Cook en plus intellectuel. Aviez-vous envie de conquérir un lectorat qui d’habitude s’intéresse peu aux lectures populaires ?

La question du lectorat est importante, certes. Je ne voulais pas écrire pour un lecteur particulier, mais donner du plaisir à un lectorat qui soit le plus large possible. J’espérais que le roman crée son lectorat. Il y a deux façons de voir les choses, je crois. Soit on calibre un texte pour qu’il corresponde à un public cible, on en fait un produit qui va séduire des consommateurs, soit on crée un roman qui, par ses qualités intrinsèques, va attirer les lecteurs. Aujourd’hui, c’est plutôt la première démarche qui prédomine. L’ennui, c’est qu’elle s’accompagne d’un code esthétique. On y « émotionne » beaucoup, et la compréhension doit être « Nescafé », immédiatement soluble. On appelle ça « les lois du marché ». Il faut saluer ici le travail des auteurs qui continuent de vouloir « faire de la littérature » et des éditeurs qui les soutiennent.

– Avec le recul avez-vous l’impression d’avoir écrit un roman qui anticipait la pandémie de la Covid-19 ?

Oui, je crois que ce roman anticipait la pandémie de la Covid-19. Pour une bonne raison. Les rouages sont les mêmes que ceux décrits dans le roman. Il y a cependant quelques différences de poids. La pandémie du roman était fictionnelle et les morts à venir. La situation actuelle a vu apparaître quelques aspects assez inquiétants, outre la situation sanitaire. Ce sont des mesures étatiques qui sont proches de l’absurdie. J’attends toujours que l’on m’explique pourquoi il n’était pas dangereux d’assister à un culte ou à une messe pour cinquante personnes et pourquoi ce n’était pas la même chose pour un théâtre ou une salle de concerts. Mais plus grave, derrière toute décision politique se profile une conception du monde et je ne partage pas la division entre « biens essentiels » et « biens inessentiels ». Division dont les librairies ont fait les frais, par exemple. Ont aussi été rognés des droits démocratiques, au nom de la santé qui a remplacé la liberté. Ce n’est plus « liberté, égalité, fraternité ». La liberté a cédé la place à la santé. Avec une armada de virologues, de médecins, d’experts en tout genre à l’égo surpuissant. Or, rappelons-nous que le Titanic a été construit pas des spécialistes et l’Arche par des amateurs !

– Une question que je pose à tous les auteurs: à quel personnage littéraire vous identifiez-vous ou quel personnage littéraire auriez-vous aimé être ?

J’aurais aimé être Sancho Panza du Don Quichotte de Cervantès. C’est lui qui, juché sur son âne, commente les « exploits » de son maître, Alonso Quijano, qui a la tête farcie de romans de chevalerie et qui attaque des moulins à vent en les confondant avec des géants. Il est l’auteur de son maître, en fait, parsemant le récit de remarques ironiques, de jeux d’esprit, de proverbes espagnols détournés. Il nous invite à faire un pas de côté pour entrer dans la réalité ou, pour citer Lao Tseu, comme le fait Lopez, le philosophe de « l’Épidémie » : « Voyons ce qui est et non ce que nous aimerions voir ».

Interview : Dunia Miralles

 

Claude Darbellay : la biographie

Né en 1953 au Sentier, dès l’âge de dix-huit ans, il travaille comme manœuvre sur les chantiers, poseur de faux plafonds, monteur de parois mobiles afin de subvenir à ses besoins. Il fait des études de lettres à l’Université de Neuchâtel avant de voyager en Italie, dans l’East End londonien et à Grenade où il étudie le castillan. De retour en Suisse, il s’installe à La Chaux-de-Fonds et y enseigne le français et l’anglais à l’école supérieure de commerce.

Son œuvre a été distinguée par divers prix, Le Grand Prix poètes d’aujourd’hui 1984, le Prix Bachelin 1994, le Prix Louis-Guillaume 1995, le Prix Alpes-Jura 1996, et le Prix Michel Dentan 1999 pour Les prétendants.

L’écrivain Claude Darbellay. Photographie libre de droits.

 

 

Sources :

  • Notre frère, roman graphique, Marion Canevascini, éd. Antipodes
  • Éditions Antipodes
  • L’Épidémie, roman d’anticipation, Claude Darbellay, éd. Infolio
  • Claude Darbellay, écrivain et poète
  • Wikipédia