Le livre à redécouvrir : “Le Chêne brûlé” de Gaston Cherpillod

L’affreux des lettres romandes

« Je ne puis me déprendre tout à fait de ma merde ; alors je la transmue ; écrivant un texte je coule un bronze. Je n’incarne point la norme et pourtant… Qu’on me salue ou non je m’en moque : la célébrité sent mauvais. Les trompes de la renommée ! Lisez mieux : les trompes de la ménorrhée ; la gloire, c’est glaireux. Celui qui en rêve je le conchie : c’est une bête à Bon Dieu, c’est un réac ; il hait ses semblables ; il perpétue leur asservissement en les faisant – sale cabot – s’agenouiller devant lui. « Génie ô tiare de l’ombre… » Pot de chambre plutôt. »

Ainsi écrivait le poète et romancier Gaston Cherpillod, en 1969, dans Le Chêne brûlé que les éditions de L’Aire viennent de republier dans leur collection bleue, avec une préface de Karim Karkeni. Sans chercher les honneurs, et malgré une plume trempée dans le vitriol qui décapa une Suisse ronronnante et satisfaite d’elle-même, Gaston Cherpillod fut par deux fois lauréat du Prix Schiller (1976 et 1986), et reçu le Prix des écrivains vaudois en 1992 pour l’ensemble de son œuvre.

Gaston Cherpillod : témoin d’une époque charnière

Gaston Cherpillod naît en octobre 1925, à Lausanne, dans une famille pauvre et travailleuse. Dans ce premier ouvrage, il nous rappelait que les Suisses ne sont pas tous issus d’une classe sociale favorisée, comme on se l’imagine hors de nos frontières et parfois même à l’intérieur. L’auteur est venu au monde dans un moment charnière du XXème siècle, entre deux guerres et peu avant la Grande Dépression de 1929. Une époque agitée, aujourd’hui oubliée, où montaient tous les totalitarismes. Qui se souvient encore qu’en 1932, à Genève, l’armée tirait à balles réelles lors d’une manifestation contre le fascisme ? Que l’assurance chômage n’existait pas et les aides sociales encore moins ? Révolté par le sort et le mépris réservés aux petites gens, dans Le Chêne brûlé Gaston Cherpillod témoignait de son enfance, de sa jeunesse et de l’ambiance explosive en ces temps troublés de l’Histoire :

« Nous dûmes nous loger dans un quartier où le labeur le disputait à la crapule : les ouvriers y coudoyaient les souteneurs et les prostituées. C’était à Cheneau-de-Bourg. L’appartement suintait ; les chambres donnant sur la façade voisine le soleil ne les visitait jamais. Un soir, mon père sortit respirer un air plus pur. Se trompait-il ? Ça sentait le roussi dehors. Un flic lui intima l’ordre de regagner son domicile. Il ne sut que le lendemain pourquoi l’on portait atteinte à la liberté de circuler : la classe ouvrière lausannoise s’était soulevée ; les pavés étoilaient les vitrines splendides de la rue de Bourg ; parmi les ouvriers les macs, complices de la flicaille, accomplissaient leur besogne : marquaient à la craie d’une croix dans le dos, les émeutiers vrais ou supposés, les travailleurs dans la rue, pour que la police ainsi renseignée pût les embarquer. La veille, des conscrits avaient tiré sur le peuple à Genève : des dizaines de blessés et treize morts. La foule était sans armes évidemment. »

Gaston Cherpillod devint membre du Parti suisse du travail en 1953, avec lequel il rompit en 1959. Il fut également conseiller communal à Lausanne de 1954 à 1956, puis à Renens de 1978 à 1985. En 1986, il se présenta comme candidat au Conseil d’État sur la liste Alternative socialiste verte.

Enseignant le latin et le grec, en 1956 on le suspendit de l’enseignement secondaire vaudois en raison de son appartenance au Parti ouvrier populaire. Il quitta alors le canton de Vaud pour vivre au Locle. Plus tard, il s’installa dans le sud de la France.

Gaston Cherpillod : écrire pour inquiéter

Grand consommateur de journaux, il les lisait tous, hormis ceux de l’extrême droite dont il prétendait connaître le contenu. Travailleur nocturne, il écrivait ses livres à partir de 17h et, comme beaucoup d’écrivains, de préférence au bistrot.

Huguenot anticlérical, il concevait l’écriture comme un martyre, c’est-à-dire un témoignage arraché au scribe par la violence sociale ou métaphysique. Pour Cherpillod, la littérature était la chose le plus pénible qu’il lui avait été donné d’accomplir, alors même qu’il avait exercé des travaux particulièrement physiques afin de pouvoir payer ses études, que plus tard il fut enseignant et que son investissement en politique fut total. Cependant, il considérait l’écriture comme l’activité la plus harassante d’entre toutes : « Ce travail de création esthétique demande une énorme concentration nerveuse. Une grosse dépense… Sans compter les agressions psychiques qu’il suppose dans un hôte suivant ce qu’il écrit ». Exigeant envers lui-même, il lui semblait inconcevable que l’on écrive uniquement pour divertir les gens. « Le rôle de l’écrivain c’est de poser des questions. Ce pays me met en colère tous les jours mais je l’aime… Au fond j’écris pour emmerder, pas seulement pour me plaire. Je veux inquiéter. Remuer les fourmilières. Voire les fourmis qui s’échappent affolées. »

Gaston Cherpillod : transclasse avant l’heure

Cet homme dont la plume aiguillonnait la Suisse, aimait la tranquillité du bord de l’eau et l’apaisante quiétude de la pêche à la ligne dont il tirait une grande et fierté. Il tenait beaucoup à son talent de pêcheur, titillant le poisson en s’intégrant dans un paysage afin de – pour une fois – ne penser à rien.

En écrivant Le Chêne brulé Gaston Cherpillod s’était aperçu qu’il était un bâtard culturel. Un transclasse, comme l’on dirait de nos jours, qui dérangeait autant les ouvriers que les bourgeois. D’ailleurs la particularité de son livre, c’est de passer avec une sublime aisance de l’argot au parler vaudois, et du parler vaudois au français le plus précieux. D’emprunter les mots de la rue tout en citant Proust ou St-Augustin, et en se référant à Sophocle, Balzac ou Dostoïevski.

Dans ce premier ouvrage Cherpillod n’occultait rien de ses mouvementées jeunes années. D’une encre altérée à l’acide, il nous emmène non seulement dans un moment de l’Histoire avec un grand H, mais également dans ses rébellions, dans ses beuveries, dans ses amours et dans son goût pour les prostituées.

« Nous avions une soif de damnés : je ne l’ai jamais tout à fait pardonné au soleil. Je trimballai des sacs de bûches des greniers aux caves de l’ancien évêché où se vendait du bois de chauffage à prix réduit ; je le distribuai aux misérables ; la retraite vieillesse n’existait pas encore. La quinzaine terminée je m’amusais comme je le pouvais. Mal. Saoulerie, coucheries : ça ne valait pas tripette ; j’en suais de dégoût. Elle schlingue ferme, une jeunesse de cette espèce-là. Il m’en reste encore du suint. On comprend pourquoi les écrivains du cru ne m’ont jamais tenu pour un des leurs : au nez de ces chatons je puais le fauve. Les frôleurs ! ça vit à la retirette et ça prétend être moniteur de conduite… Je t’en ficherai, moi, du pedigree, faux aristocrate, solipsiste à la manque ! »

Si certains thèmes abordés, ainsi que quelques propos, ont mal vieillis, on se surprend également à voir une multitude de concordances entre les années 1930-1950 et ce que nous vivons actuellement. Plus de cinquante ans après la première édition du Chêne brulé, sa lecture est une gifle magistrale qui ne laisse personne indifférent, quelles que soient ses opinions.

Décédé en octobre 2012, à l’âge de 86 ans, Gaston Cherpillod n’a eu de cesse de dénoncer les injustices infligées aux personnes les plus démunies.

Sources :

Le Chêne brûlé, Gaston Cherpillod, l’Aire bleue, nouvelle édition 2022.

La Voix au chapitre, RTS, le 3 décembre 1971. Les images en N/B sont également issues de cette émission.

LittéraTour de Suisse, RTS, le 1er octobre 1999.

– Wikipédia

 

Immersion dans la police genevoise (2) : interview de l’ex-flic Lucien Vuille

Un ancien de l’identité judiciaire se livre de son plein gré

Ancien inspecteur de l’identité judiciaire genevoise et ensuite neuchâteloise, Lucien Vuille avait quitté son métier d’enseignant pour entrer dans la police où il a passé plusieurs années. A présent il est retourné à l’enseignement, mais il nous livre un ouvrage sans détours – voir la première partie de cet article – sur ses années passées dans La Grande Maison, comme les policiers dénomment eux-mêmes la police. Un récit coup de flingue qui décrit les débuts d’un inspecteur de la police judiciaire dans la ville de Genève. J’ai voulu savoir ce qui avait motivé Lucien Vuille, qui prétend qu’il y a peu de différence entre la police et l’enseignement, à relater cette expérience en nous dévoilant l’envers du décor.

La Grande Maison : interview de Lucien Vuille

N’avez-vous pas peur que votre livre n’apporte de l’eau au moulin de certaines idées populistes, qu’elles soient de gauche ou de droite ?

Lucien Vuille, ex-inspecteur de l’identité judiciaire, vient de publier “La Grande Maison”, ou il témoigne de son passage à la police.

Ce que j’ai fait, c’est décrire de manière factuelle ce que j’ai vécu, en restant le plus objectif possible, quel que soit le sujet abordé, la violence éventuelle de celui-ci et l’impact qu’il a pu avoir sur moi. J’ai écrit ce livre de la même façon qu’on nous avait appris à rédiger un rapport de police, soit être complètement objectifs dans notre manière de décrire les événements : « les faits, rien que les faits ». Ne pas écrire « alors que nous patrouillons le long de la rue de Berne, nous avons contrôlé un individu qui nous semblait louche » mais « notre attention a été attirée par un individu et nous avons procédé à son contrôle », ne jamais être subjectif pour que notre rapport soit inattaquable de ce point de vue-là. Ainsi, je n’ai pas de scrupules à mentionner les nationalités des délinquants, les agissements de certains collègues ou la façon de fonctionner de l’état-major parce que j’ai écrit avec sincérité. Tout ce qui est mentionné, je l’ai vu et vécu. Chaque lecteur, quelles que soient ses affinités politiques, ses opinions sur la délinquance ou autres, peut suivre le parcours de ce jeune flic et lorsqu’il se confronte aux différents écueils de sa progression, il est confronté à ses propres perceptions ses a priori. Cela n’aurait pas de sens dans cette optique de divulguer mes propres opinions au fil du récit alors je me contente de transmettre ce que les individus que je croise me confient. Je cherche à ce que chaque lecteur y trouve quelque chose qui résonne par rapport à son propre vécu, certains y voient un livre sur la détresse des habitants d’une grande ville contemporaine, d’autres une critique du milieu du travail en général, un hommage à des méthodes policières à l’ancienne et désormais désuètes, un Entwicklungsroman… On y trouve ce qu’on vient y chercher, selon sa sensibilité. Si qui que ce soit lit ce livre et y voit une attaque dirigée contre lui, c’est qu’on s’est mal compris.

Avant d’intégrer la police, imaginiez-vous que de telles choses arrivaient en Suisse ?

Je n’ai travaillé que quelques années et pourtant j’ai vu de quoi remplir plusieurs bouquins. J’ai été inspecteur de police à Genève puis dans le canton de Neuchâtel et j’ai été encore plus choqué de ce qui se passait dans mon canton d’origine. J’ai découvert Genève à travers mon job, je ne connaissais pas du tout la ville et ses environs avant d’y bosser. Je me suis construit une image sans doute trop lugubre, mais je n’avais aucun a priori. Tandis qu’à Neuchâtel, j’ai été d’autant plus marqué parce que j’imaginais mon canton d’origine beaucoup plus préservé de toute cette noirceur. Meurtres, enlèvements, stupéfiants, viols, pédophiles… On n’est absolument pas épargnés et la plupart des citoyens ne s’en rendent sans doute pas compte. Et c’est tant mieux. Pas mal de lecteurs imaginent que j’ai inventé certains passages, certains me demandent si tel ou tel passage est authentique. Je dois souvent répéter que rien n’est faux, que tout est vrai et que le pire n’est pas publié.

S’habitue-t-on à la détresse et à la noirceur de certaines situations ?

Je crois qu’on ne s’habitue jamais aux drames, aux épreuves mais qu’on s’habitue plutôt à la façon d’y répondre, à la manière de réagir. Si on a déjà vécu une situation extrême, on se sait capable de l’endurer quand elle se répète. Il faut savoir s’avouer qu’on ne peut pas être imperméable, mais cette honnêteté dépend des gens. Certains préféreront affirmer qu’ils sont devenus insensibles mais c’est impossible de ne pas subir la détresse, la véritable et profonde détresse d’autrui quand on y est confronté, on peut trouver mille façons de se protéger mais personne n’y est hermétique, à mon avis. Et c’est important d’avoir cela en tête. Enquêter sur une affaire de pédophilie, ça peut vouloir dire visionner des centaines de vidéos pédo-pornos, à des fins d’enquête. Les regarder, et attentivement, pour essayer de trouver un indice qui permettrait d’identifier les auteurs, les victimes, l’endroit où cela se déroule. De retour de mon très bref congé paternité, après la naissance de mon petit dernier, on m’a transmis une nouvelle enquête de mœurs, qui portait sur des viols filmés de nourrissons. J’avais un nouveau-né à la maison et au bureau je devais regarder ce genre de films… On m’a répondu que j’allais m’y faire, qu’au bout d’un moment ça ne me ferait plus rien. Apparemment, demander à passer mon tour dans ces circonstances, c’était faire preuve de trop de sensiblerie. A noter que cette exigence n’a pas eu lieu quand j’étais dans La Grande Maison, à Genève, où se déroule le livre, mais à Neuchâtel quand j’étais à la brigade des mœurs.

A peine formé, vous avez quitté la police pour divers motifs expliqués dans votre ouvrage. Avez-vous des regrets ?

Quand mes élèves « découvrent » ce que je faisais avant de devenir prof (je n’ai plus besoin de leur mentionner ça, ils se transmettent l’info d’une année à l’autre), ils me demandent souvent si je regrette, c’est systématique. « Pourquoi vous avez arrêté ? Vous devez trop vous ennuyer maintenant ! » Je n’ai aucun regret, ni d’avoir été inspecteur, ni d’avoir démissionné. Avec un peu de réflexion sur soi-même et de recul, ce genre d’expérience apporte énormément dans le façonnage de notre identité. Ça m’arrive encore de rêver que j’arpente les rues des Pâquis pour contrôler des dealers, je retrouve la sensation que j’éprouvais alors mais au réveil, aucun regret que tout ça s’évapore. Juste le soulagement de ne plus y être et le plaisir d’avoir connu ça.

Ce n’est pas trop difficile de se passer de l’adrénaline ?

Quand j’étais dans la casserole, je ressentais ce besoin d’action, en arpentant les rues sur les traces des voleurs, on bouillonne, on a envie de ça, il y a peut-être un effet de meute. Mais ça ne me manque pas du tout. Comme la plupart d’entre nous, je déteste la brutalité, quelle qu’elle soit et j’espère bien ne plus jamais prendre ou donner un coup. Mais je suis conscient que j’en ai été capable. C’est quelque chose de s’être battu, pour de vrai, hors d’un ring, de s’être confronté à la violence. Cette même violence qui nous est épargnée, jour après jour, grâce à la police. Il y a une citation d’Orwell à ce propos, qui explique que la part de violence à laquelle chacun d’entre nous devrait être confronté durant sa vie, c’est les flics qui se la coltinent à notre place.

Quand mes amis policiers me racontent leurs affaires ou me parlent des derniers potins à l’intérieur de la grande maison, ça m’intéresse mais je ne les envie pas pour autant. Quand ils me paraissent heureux et épanouis, je suis content pour eux, mais je n’échangerais pour rien au monde ma salle de classe et mes élèves pour une plaque de police et un flingue.

Aviez-vous du temps à accorder à une vie privée ou étiez-vous constamment plongé dans le travail ?

C’est peut-être étonnant à la lecture de La Grande Maison mais durant les faits que je raconte, je me suis marié, j’ai eu mon premier enfant, j’ai voyagé, j’ai rencontré des amis. Cela incombe au parti-pris de rester axé sur les faits objectifs qui concernent la police que je ne raconte quasiment rien de ma vie privée, dans ce livre-là en tout cas.

Dans quel but avez-vous écrit La Grande Maison ?

À un moment donné, j’ai eu envie de raconter ce que j’avais vécu, sans imaginer que quelqu’un d’autre le lirait, en tout cas pas dans l’immédiat. J’avais envie d’en garder une trace écrite, peut-être avant que j’en oublie des morceaux. Et puis petit-à-petit, je me suis dit que mon récit pourrait éventuellement intéresser certains de mes (très) proches. J’ai terminé d’écrire une première fois La Grande Maison en me disant que j’allais proposer à mon épouse de le lire, pour partager cette histoire-là avec elle, ce que j’avais vécu, comment je me sentais, notamment parce qu’on n’était pas ensemble à ce moment-là de ma vie. Or d’écrire ce vécu, je me suis rendu compte que ça me soulageait. Ensuite, je l’ai transmis à ma grande sœur, pour les mêmes raisons. Les choses se sont un peu emballées à ce moment-là, ma sœur l’a confié à son mari (elle a bien fait, je le lui aurais transmis de toute façon). Et un jour, alors qu’il le lisait dans sa boutique, un écrivain de sa connaissance est venu lui acheter des bouquins, il est reparti avec mon manuscrit sous le bras et après l’avoir lu – et apprécié – il l’a transmis à son éditeur, qui est devenu le mien.

Avez-vous l’intention de continuer à écrire des livres avec des policiers et des malfrats ?

J’ai écrit un roman basé sur ce que j’ai vu et vécu lors de mon passage à la police judiciaire neuchâteloise, ma seconde expérience dans la profession. Peut-être que cela pourrait intéresser quelques lecteurs. Je ne sais pas encore si je vais le laisser tel quel ou y ajouter une pointe de fiction, peut-être qu’on ne saura pas vraiment où s’arrête la vérité et où débute l’imagination. Je vais laisser mijoter tout ça un moment.

La formation reçue pour devenir inspecteur, vous sert-elle dans votre métier d’enseignant ?

Je n’utilise pas chaque jour les tactiques d’interrogatoire ou les techniques de menottage, mais ce genre d’expérience de vie apporte énormément, au niveau de l’empathie, du rapport à l’autre, du recul sur les situations, sur le rôle de l’école, de l’enseignement… J’ai été prof quelques années avant de passer par la grande maison et je sais que je suis un enseignant bien différent de celui que j’étais alors. Cela amène du recul. On pourrait croire que j’ai côtoyé des collègues très à gauche dans l’un de ces milieux et que j’ai découvert une façon de penser plus ancrée à droite dans l’autre. Mais la réalité est plus contrastée. Il existe de nombreuses exceptions. Des profs qui regrettent le nombre d’étrangers dans leur classe, qui compliquent selon eux l’enseignement et péjorent le niveau scolaire des braves enfants suisses, tout comme j’ai rencontré des tas d’inspecteurs ou de policiers tolérants et ouverts d’esprits. Ces changements d’environnement permettent d’avoir une vision d’ensemble, modeste bien sûr, mais qui permet d’apprécier certains états de fait avec plus de perspicacité, peut-être, que si j’avais uniquement côtoyé le même milieu professionnel. Ça permet de ne plus voir uniquement les choses en noir ou en blanc, la vérité se cache quelque part dans les niveaux de gris. Par-dessous tout, il n’y a finalement pas une si grande différence entre ces deux jobs, flic et enseignant. Je l’ai beaucoup répété durant mes carrières et je le pense toujours : ce sont deux métiers plus proches qu’on ne croit, parce que ce sont des métiers humains, des métiers de l’humain, dans le sens où la matière première, dans un job comme dans l’autre, ce sont des êtres humains.

La question que je pose à tous les auteurs : à quel personnage de roman vous identifieriez-vous ?

J’aime bien imaginer que je ressemble à un personnage de Jim Harrison, mais c’est sans doute parce qu’il savait les décrire si profondément que je peux me retrouver dans la plupart d’entre eux aisément. Je suis bon client, je lis beaucoup de livres, de BD, je regarde des tas de films et de séries et je pioche à gauche à droite, de ces petits quelques choses qui nous façonnent, qui nous inspirent. Le dernier personnage de roman qui m’a ainsi inspiré, c’est Cigano dans le roman Narcisa de Jonathan Shaw. Un personnage qui se rend compte notamment qu’il faut être fou pour continuer de faire toujours la même chose, de répéter constamment les mêmes erreurs en espérant un résultat différent au final.

Immersion dans la police genevoise (1) : Lucien Vuille, ex-flic, raconte

La Grande Maison : un livre coup de flingue

J’ai demandé à Lucien Vuille, ancien inspecteur de la police judiciaire, si tout ce qu’il relate dans son livre est vrai. « Tout ce que j’écris je l’ai vu mais à l’inverse je n’écris pas tout ce que j’ai vu ». Certes, ce qu’il décrit dans « La Grande Maison » – éditions BSN Press -, a déjà été mâché et remâché dans les films et les séries. Mais une fois sortis du cinéma, ou Netflix éteint, on se dit que ce sont des fredaines de scénaristes. Au pire, que si c’est inspiré d’une certaine réalité, cela se passe ailleurs quelque part à New-York ou à Marseille. Pourtant, cette « Grande Maison » comme les policiers eux-mêmes dénomment la police, est située à Genève. Or, ce témoignage est une assourdissante détonation. Un coup de Glock 9 mm tiré en l’air mais dont la déflagration nous laisse tétanisés.

Lucien Vuille : policier par hasard

Avant d’entrer à l’école de police, Lucien Vuille était enseignant dans un quartier difficile de Lausanne. Dans le cadre de ce travail, il rencontrait des enquêteurs de la brigade des mineurs qui cherchaient parfois des renseignements sur des adolescents fugueurs ou qu’ils devaient présenter devant le juge. Leurs récits de la vie de flic le passionnaient. C’est ainsi que l’un des policiers lui suggéra de tenter sa chance. L’idée fit son chemin.

Dans son livre, Lucien Vuille nous raconte toutes les étapes franchies avant de devenir inspecteur. Le début semble fastidieux. Pourtant, très vite, l’on se fait happer par les incohérences, les injustices et le favoritisme relevés au sein même de la police. Une fois le lecteur hameçonné, malgré le procédé d’écriture qui ressemble quasiment à la rédaction d’un procès-verbal, on ne lâche plus ce texte qui, peu à peu, nous mène au bord de l’étouffement.

La Grande Maison : des faits rien que des faits

Entre le racisme banalisé, le jargon professionnel issus des bouchers parisiens, celui-là même autrefois utilisé par les truands de Paname – le louchebém, ça vous dit ? – qui nous donne parfois l’impression que la police genevoise se croit dans une aventure de San-Antonio ou dans un film de Michel Audiard, les délinquants à la dérive parfois très stupides, les gaffes policières qui nous font nous éclater de rire, et la terrifiante détresse de quelques marginaux écrasés par l’existence, on s’immerge totalement dans la vie d’un flic. Un travail qui comporte ses moments fastidieux, ses subites montées d’adrénaline, ses confrontations à l’horreur de la drogue ou de la pédophilie, le tout saupoudré de violence ordinaire. Un livre qui nous apprend que pour être sauvé d’une femme maltraitante, il vaut mieux être son chien plutôt que son enfant.

Lorsqu’on lit les épreuves physiques et psychologiques auxquelles sont soumises les forces de l’ordre, l’on ne s’étonne guère que ce soit un métier avec un risque de suicide particulièrement élevé. Alors oubliez les stars françaises de la rentrée littéraire et leurs livres trop convenus, et lisez La Grande Maison de Lucien Vuille. Vous y apprendrez deux ou trois choses sur ce qui se passe dans nos jolies villes suisses, dans nos quartiers ou peut-être chez vos voisins. Vous y rencontrerez de vrais flics, de vrais dealers, de vrais indics, de vraies prostituées et de vrais paumés. Ces personnes que l’on s’acharne à ignorer et qui pourtant sont là, qu’on les aime ou non, qu’elles nous intriguent, nous peinent où nous révulsent.

Demain, ici même, vous lirez une grande interview de Lucien Vuille. Il abordera son vécu au sein des polices genevoises et neuchâteloises, et ce qu’il en a appris avant de retourner à l’enseignement.

Mais auparavant je vous laisse découvrir sa biographie, telle qu’il me l’a livrée avec beaucoup d’humour, une chose à laquelle l’on ne s’attend pas forcément après avoir lu son ouvrage.

Lucien Vuille : sa biographie

« Je suis né à la Brévine, au cœur d’une vallée entourée de sapins dont on ne voit que le commencement, Sibérie de la Suisse au climat subarctique. J’y ai grandi, dans une ferme située dans un hameau nommé « Le Cachot », ça ne s’invente pas. Une fois mon bac empoché à La Chaux-de-Fonds, j’ai fait un bachelor en français et en histoire à l’université de Neuchâtel, puis un autre en sciences de l’éducation à la HEP. Je suis parti enseigner à Lausanne, dans le quartier haut en couleurs de la Blécherette, avant de partir travailler à la police judiciaire genevoise. Après avoir écumé les artères ténébreuses de la cité de Calvin, j’ai accepté la proposition de l’ancien chef de la police judiciaire neuchâteloise de revenir sur mes terres d’origines pour y rejoindre le bras armé de la justice locale. J’ai passé trois ans à la brigade des mœurs de la Chaux-de-Fonds, puis j’ai décidé de tourner définitivement la page de la vie policière et je suis retourné à l’enseignement. Tout en arrêtant des suspects et rédigeant des rapports de police, j’ai eu des enfants, des lapins et je me suis établi au Landeron, dernière frontière du monde neuchâtelois. Tranquillement installé à l’orée des bois, j’écris des livres, j’enseigne et je fais pousser des enfants, pas forcément dans cet ordre ».

Suite de l’article : cliquez ici.

 

 

Sources :

Lectures estivales : Rosa, Dolores, Almudena et María un quatuor ibérique

Littérature espagnole : ces femmes qui l’écrivent

Pour passer leurs vacances après deux ans de Covid, Suisses et Européens ont choisi l’Espagne pour principale destination. Mais la péninsule ibérique n’est pas qu’un pays de plages et d’alcool bon marché. Hormis les châteaux, le flamenco et la paëlla, sa culture comprend aussi quelques grands écrivains dont Miguel de Cervantès, Federico Garcia Lorca et plus proches de nous Miguel Delibes ou Carlos Ruiz Zafón. Mais c’est dans les univers de quatre femmes que j’ai envie de vous emmener. Relativement peu connues des lecteurs francophones, ce sont de véritables stars en Espagne et dans les pays hispaniques. Non seulement elles cumulent les bestsellers, mais en plus elles ont un véritable talent littéraire contrairement à beaucoup d’écrivains ou d’écrivaines à grand tirage dont les livres ne savent satisfaire les amateurs de mots et d’intelligence. Une partie de leur œuvre est traduite en français et se trouve facilement en Suisse, en France ou en Belgique. Alors, n’hésitez pas à vous dorer sur une plage ibérique en lisant une écrivaine locale. Et si vous restez proche de vos pénates, voyagez à Madrid, en Cantabrie, au Pays Basque ou dans les méandres de l’Histoire espagnole avec des autrices qui connaissent parfaitement l’âme humaine, la géographie, la politique et les mythes de leur pays. Avec parfois du crime, du mystère, des ambiances noires ou de l’érotisme selon les plumes.

Rosa Montero : la touche-à-tout

Parce qu’elle est moi avons des point communs, Rosa Montero est sans aucun doute ma chouchou. Formée à la psychologie et au journalisme, elle écrit pour le quotidien El Pais depuis 1976. Avec la publication, en 1979, de La Crónica del Desamor – malheureusement non traduit dans la langue de Molière – elle est devenue l’une des écrivaines de la Movida madrilène, ce grand mouvement de libération et de renaissance de la culture qui explosa après quarante ans de dictature. Depuis, elle cumule les publications. L’œuvre de cette touche-à-tout est à la fois érudite, insolite et abordable par chacun. Ses livres se situent dans le passé, le présent ou le futur. Sa plume aborde tous les genres : littérature blanche, polar, thriller, fantastique, biographie, anticipation, journalisme, essai… Rosa Montero écrit également des récits inclassables qui relient son vécu à la vie de personnes célèbres, dont elle lit et étudie les biographies, ce qui rend le tout extraordinairement universel. Pour ma part, j’ai adoré son roman Le Roi transparent dont l’histoire se déroule au XIIe siècle, et L’idée ridicule de ne plus jamais te revoir ou elle raconte la perte de son mari, son chagrin après ce décès et sa reconstruction, tout en nous narrant des épisodes de la vie de Marie Curie. Actuellement, je découvre son dernier ouvrage Le danger d’être sain d’esprit qui paraîtra prochainement en français. Je l’ai acheté compulsivement, yeux fermés, dans un grand supermarché durant un séjour en Espagne, sans lire la quatrième de couverture. D’habitude, je me fournis dans les librairies, mais en le voyant si près de ma main, je n’ai pas pu m’empêcher de le mettre dans le caddie. Qu’elle n’a pas été ma surprise de voir qu’il aborde le même sujet que mon livre à paraître cet automne chez Torticolis et frères. On y trouve les mêmes références et elle en tire quasi les mêmes conclusions. Mon ouvrage sera nettement plus succinct, probablement moins savant et traité différemment, mais ciel ! que d’émotion en y découvrant les similitudes.

Parmi ses livres les plus marquants : La bonne chance, La chair, Des larmes sous la pluie, La fille du cannibale, La folle du logis.

Rosa Montero croule sous les prix et distinctions littéraires, notamment le Premier Prix littérature et journalisme Gabriel García Márquez (1999), le Prix National des Lettres Espagnoles (2017) et le Prix Ulysse pour l’ensemble de de son œuvre (2021). Ce sont les éditions Métailié qui la publient en français. Cliquer ici pour découvrir les livres de Rosa Montero.

Dolores Redondo : polars noirs et mythes fantastiques

Auteure de la Trilogie du Baztán, dont on a tiré trois films réalisés par Fernando Gonzalez Molina (Le Gardien Invisible, De Chair et d’Os, Une Offrande à la Tempête), Dolores Redondo écrit des polars empreints d’une touche de fantastique, et des romans historiques. Grande prêtresse du noir et du mystère, elle nous emmène dans des univers très réels qui soudainement dérapent vers l’étrange avant de revenir au tangible. S’adonnant à la littérature depuis l’âge de quatorze ans, ses premiers écrits s’adressent aux enfants et aux jeunes. Après l’abandon de ses études de droit, elle se lance dans la restauration gastronomique. Elle a travaillé dans plusieurs restaurants et en a possédé un, avant de se consacrer entièrement à la littérature. Après la publication du premier volume de la trilogie, le producteur allemand Peter Nadermann, responsable des films de la saga Millenium de Stieg Larsson, a immédiatement acquis les droits pour une adaptation cinématographique.

Dire que j’ai reçu une énorme claque en lisant la Trilogie du Baztán est un euphémisme. Ces ouvrages sont de ceux qui nous obsèdent, qui nous font détester ce quotidien qui nous empêche de reprendre le livre dont on a été obligé d’abandonner la lecture. A lire aussi : La face nord du cœur, grand prix des lectrices du magazine Elle.

Considérée comme le phénomène littéraire espagnol le plus important de ces dernières années, elle est traduite dans 36 langues.

Dolores Redondo a reçu le Prix Planeta (2016) et le Prix Bancarella (2018).

En français elle est publiée par Stock et Mercure de France. Ce sont les Éditions Gallimard et ses différentes collections de poche qui s’occupent des rééditions. A noter : il est conseillé de les lire dans l’ordre de parution. Livres de Dolores Redondo : cliquer ici.

Almudena Grandes : érotisme et Histoire

Quand, en novembre de l’an passé, Almudena Grandes est décédée à l’âge de 61 ans, une partie de l’Espagne s’est sentie en deuil. En effet, ses œuvres situées entre le XXe et le début du XXIe siècle, qui dépeignent avec une extrême justesse des moments bien précis de l’Histoire contemporaine du pays, ont frappé les Espagnols par leur réalisme et par la fine psychologie des personnages.

Almudena Grandes est entrée dans le monde littéraire en 1989 avec Les Vies de Loulou (Albin Michel), un roman qui relate l’histoire d’une femme qui explore son corps et sa sexualité dans un Madrid remué par la Movida. Vendu à des millions d’exemplaires et traduit dans près de 20 langues, ce roman sulfureux lance sa carrière. Cependant, c’est en 1994 avec Malena c’est un nom de tango (paru en français chez Pocket), qu’Almudena Grandes s’installe totalement dans la littérature. Avec ce livre elle devient une romancière populaire qui produit des bestsellers mais dont le style narratif, foisonnant et complexe est admiré et respecté par le milieu littéraire.

Après quatre ouvrages qui explorent les conflits d’identité de la femme espagnole de sa génération (elle est née en 1960) elle s’est aperçue qu’elle n’avait plus rien à raconter sur le sujet. De cette réflexion naîtra son cycle « Épisodes d’une guerre interminable », une fresque sur la guerre et l’après-guerre civile espagnole, écrite d’après les documents et témoignages parus sur le sujet.

Les romans d’Almudena Grandes donnent une voix à ces personnes invisibilisées par l’Histoire : aux humbles, aux oubliés, aux réprimés et particulièrement aux femmes. Proche amie de Pedro Almodovar, ce dernier dira à son propos : “Une écrivaine phare pour ceux d’entre nous qui veulent connaître notre histoire actuelle et d’où nous venons, ces détails importants que l’Histoire officielle avec une majuscule a tendance à nous voler”.

Considérée comme l’une des plus grandes plumes de la littérature espagnole, elle a reçu vingt-neuf prix et distinctions de son vivant et à titre posthume, notamment la prestigieuse Medalla de Oro al Mérito en las Bellas Artes. Par ailleurs, en mars de cette année, la ministre des transports a annoncé que l’une des plus importantes gares ferroviaires du pays, la Estación de Madrid Puerta de Atocha, sera rebaptisée Estación Puerta de Atocha Almudena Grandes.

Plusieurs de ses livres ont été adaptés pour le cinéma ou la télévision notamment par José Juan Bigas Luna et Gerardo Herrero. Dans leur traduction française ils sont, entre autres, publiés par Grasset et JC Lattès. Livres d’Almudena Grandes : cliquer ici.

Maria Oruña : l’admiratrice de Dolores

Admiratrice de Dolores Redondo, en hommage à cette écrivaine dont je parle plus haut, María Oruña a baptisé Valentina Redondo la protagoniste de sa série de polars. Un seul de ses livres a été traduit au français : Le port secret paru chez Actes Sud.

Née dans la région de Galice, Maria Oruña a exercé pendant dix ans la profession d’avocate spécialisée dans le droit du travail et le droit commercial.

Basé sur divers événements réels, en 2013, elle publie un roman à contenu juridique La mano del arquero ayant pour thème le harcèlement au travail et l’abus d’autorité, écrit pour aider les personnes qui se retrouvent dans une telle situation.

En 2015, María Oruña écrit Le port secret son premier roman policier. Ce livre sera également le premier d’une série qui, en espagnol en comprend déjà quatre. Si vous êtes suffisamment nombreux à réclamer d’autres enquêtes de Valentina Redondo, ses autres ouvrages seront peut-être également traduits.

L’histoire : un jeune Anglo-espagnol élevé à Londres revient à Santander pour transformer en hôtel de charme la vieille demeure héritée de sa mère. Pendant les travaux, les ouvriers exhument le cadavre d’un bébé. Ce thriller nous entraîne dans les secrets de famille, avec pour toile de fond une côte cantabrique sauvage et mystérieuse, balayée par les vents océaniques.

Je vous souhaite un délicieux été en compagnie des plus Grandes d’Espagne. Je vous donne rendez-vous à la fin juillet avec du théâtre plus joué qu’écrit.

Dunia Miralles

Sources

– En-tête : détail de la couverture du roman de Rosa Montero La bonne chance. Photo : Marco Grassi.

Site officiel de Rosa Montero

Site officiel de Dolores Redondo

Site officiel d’Almudena Grandes

Site officiel de María Oruña

JC Lattès

– Wikipédia

 

 

Un livre 5 questions : “Tonitruances” de la dépendance à l’abstinence

Marie Marga : la liberté retrouvée

Face au soleil en cette journée trop chaude pour la saison, l’auteure de Tonitruances m’attend devant un jus de poire-carotte à une terrasse lausannoise. Mèche rebelle et voix douce, Marie Marga a dans le fond des yeux les orages de son existence. Issue d’une famille vaudoise et bourgeoise empoisonnée par les non-dits, elle grandit avec la rage au ventre et le goût de l’autodestruction. Passant de l’anorexie à la toxicomanie et à l’alcoolisme, elle découvre peu à peu que ces dysfonctionnements sont les divers symptômes d’une même maladie.

Le jour de notre rencontre, elle est particulièrement joyeuse. En ce mois de mars 2022, elle fête dix-neuf ans d’abstinence. Dix-neuf ans de liberté.

Paru aux éditions Le Lys Bleu, Tonitruances explique, avec des mots simples et une belle écriture, les chemins qui mènent à l’autodestruction et aux dépendances.

Comme dans un roman, nous sommes pris dans cette histoire vraie qui raconte, sans détours mais avec pudeur, la fausse-couche de la mère qui donne à Marie Marga le rôle du bébé de remplacement, la froideur du père, les relations affectives malsaines jusqu’à ce qu’elle rencontre l’amour de sa vie qui mourra tragiquement en exerçant son métier, sa quête éperdue de sexe et de tendresse…  Marie Marga ne nous épargne pas, non plus, les pétages de plombs qu’encaissent ses propres enfants alors qu’ils sont encore très jeunes. Par chance, au début des années 2000, elle prend conscience de ses difficultés. Elle reçoit le soutien et la force nécessaires pour mettre un terme à ses dépendances le jour où elle pousse la porte des Narcotiques Anonymes. Elle découvre alors un climat de bienveillance, le pouvoir guérisseur de la parole et apprend à s’appuyer sur cette béquille pour reconstruire, autrement, ce qu’elle s’est acharné à détruire.

Marie Marga : l’interview

A quel moment peut-on considérer que la consommation festive d’un produit devient une dépendance ?

Ce qui distingue une consommation festive de la dépendance, c’est la fréquence et la quantité de la consommation. Le dépendant (j’inclus évidemment le féminin) ne laisse jamais une bouteille entamée, ne part jamais avant la fin de l’after. Et généralement, c’est aussi quelqu’un qui consomme seul. Tout prétexte est bon pour user de son produit de choix, que ce soit une contrariété à apaiser, une bonne nouvelle à fêter ou un sentiment d’ennui à dissiper. Allumer un joint a été pendant des années mon premier geste de la journée. Il n’y avait aucun lieu où je m’abstenais de fumer. Là où c’était interdit, par exemple dans l’avion, je m’enfermais dans les toilettes pour allumer mon pétard après avoir bouché le détecteur d’incendie avec du papier.

La dépendance n’est pas liée à un produit spécifique, mais bien davantage à un comportement. Les troubles alimentaires sont une forme de dépendance, au même titre que la consommation abusive de médicaments. Que le produit soit légal ou non ne change strictement rien à l’affaire.

Lorsqu’on arrête une addiction comme l’alcool qui, en Occident, fait partie de tous les repas familiaux, de toutes les commémorations et de tous les moments festifs, ne se sent-on pas un peu seul-e ?

Au début, l’abstinence est difficile à assumer. Quand on s’est défini pendant des années comme un fêtard, on se sent très rabat-joie de refuser un verre. C’est toute notre identité qui est remise en question par ce changement d’attitude. Puis, on s’habitue et on se rend compte qu’au final, le fait de ne jamais boire nous confère plutôt une originalité supplémentaire. La plupart des gens n’ont aucun mal à accepter qu’on trinque au jus de pomme. Ceux à qui ça pose problème sont en principe ceux qui ont eux-mêmes un problème d’alcool.

Le décès de votre grand amour a-t-il influencé votre dépendance ?

La dépendance était déjà bien installée dans ma vie quand mon grand amour de jeunesse a été assassiné dans l’exercice de son métier de journaliste. Cela faisait douze ans qu’elle s’exprimait activement, d’abord par des troubles alimentaires, puis par une consommation quotidienne et soutenue de produits psychotropes. Ce décès m’a juste donné un prétexte pour consommer davantage et ouvertement. Je pense même que la dépendance a préexisté ces manifestations extérieures. Je la vois comme une maladie des émotions héritées des générations précédentes.

Lorsque vous consommiez encore, avez-vous été inadéquate avec votre entourage ?

Je relate dans le livre quelques anecdotes où j’ai été clairement inadéquate, en particulier avec mon entourage le plus proche, à savoir mes enfants et mes compagnons successifs, non seulement pendant mes années de consommation, mais encore longtemps après. Il y en a bien sûr eu beaucoup d’autres. Le produit a parfois atténué mes sautes d’humeur. Pendant toutes les années que j’ai passées sous son emprise, je n’ai pas appris à gérer mes émotions sans cette béquille. Quand j’ai arrêté, j’étais une femme de trente-cinq ans avec la maturité émotionnelle d’une adolescente.

Je tiens à souligner que la violence qu’on fait subir à ses proches est l’expression d’une grande souffrance. Ce n’est bien sûr pas une raison pour l’excuser, mais ça ne sert à rien non plus de se contenter d’accabler le bourreau. Il serait beaucoup plus aidant pour tout le système familial de lui apprendre à /permettre de verbaliser ce ressenti qui le/la déborde.

Le fait d’avoir des enfants encore petits a joué un rôle important dans ma décision d’arrêter de consommer. Je ne voulais pas mourir avant qu’ils soient adultes. Le groupe de parole, c’était la solution de la dernière chance. J’avais tout essayé sans succès. Chez les Narcotiques Anonymes, j’ai découvert le pouvoir phénoménal de la parole partagée.

Quels motifs vous ont poussés à écrire Tonitruances ?

L’écriture a toujours fait partie de ma vie, c’était normal qu’à un moment ou à un autre, j’aille creuser la problématique qui me touche de si près. Avec Tonitruances, j’ai envie de transmettre un message d’espoir aux personnes qui se débattent encore dans les filets de la dépendance. Leur dire que c’est possible d’arrêter sans devoir s’épuiser à lutter sans fin contre l’envie de consommer. Leur dire que cette obsession finit par disparaître quand on cesse de l’alimenter en consommant. Que l’abstinence ouvre un champ de possibilités insoupçonné. Et qu’on reste fondamentalement soi-même, ce n’est pas parce qu’on arrête de s’exploser la tête qu’on rentre dans le moule.  Ce livre est aussi destiné aux personnes qui vivent ou qui travaillent avec des dépendants. Les personnes intéressées peuvent l’obtenir auprès de Philippe S. 079 599 99 15. (Ndlr : depuis la France on peut directement le commander aux Editions du Lys Bleu : cliquer ici )

Quels conseils donneriez-vous aux proches d’une personne dépendante : je pense aux parents, aux conjoints ou aux enfants qui ne supportent plus les difficiles situations que cela entraîne.

Le déni fait partie intégrante de la maladie de la dépendance. Quel que soit son niveau de déchéance, le toxico arrive toujours à se convaincre qu’il gère et qu’il y a pire que lui. Pour l’entourage, il est très difficile de ne pas tomber dans un rapport de codépendance. Or, les efforts déployés pour atténuer les conséquences de la toxicomanie de leur proche ont souvent pour effet de maintenir celui-ci dans l’aveuglement et donc dans la consommation active. Le dépendant se sent en effet désinvesti de son problème du moment que quelqu’un d’autre s’en occupe. Il mettra son énergie à dissimuler sa consommation plutôt qu’à en guérir. Le meilleur conseil que je puisse donner aux proches est donc de se joindre à des groupes d’entraide de conjoints, d’enfants ou de parents de dépendants (alanon.ch) où des pairs les rendront attentifs aux pièges à éviter en partageant leur propre expérience.

Pour plus de renseignements :

Narcotiques Anonymes : cliquez ici.

Alcooliques Anonymes : cliquez ici.

La main tendue : cliquez ici.

Aide aux proches de personnes dépendantes :

– Al-Non : cliquez-ici.

 

Marie Marga souhaitant garder l’anonymat, la photographie qui introduit l’article, libre de droits, provient du site pixbay.com.  Merci pour votre compréhension.

Lectures : d’un passé romancé à un futur dystopique avec Henri Gautschi et Sabine Dormond

Mondes en mouvements

Violent et chaotique, le monde actuel paraît brûler puis s’en aller à vau-l’eau. Peut-être. Ou peut-être pas. Peut-être en a-t-il toujours été ainsi. Le bon vieux temps était-il si bon que l’on veut bien le croire ? Certainement pas le 16ème siècle où nous emmène Henri Gautschi. Et cet avenir qui nous terrifie, sera-t-il aussi angoissant et cruel que le 16ème siècle, ou simplement d’une distanciation glaciale comme décrite par Sabine Dormond ? Nous ne pouvons rectifier le passé mais peut-être reste-t-il encore de belles choses à imaginer pour changer l’avenir peu engageant dans lequel on semble se précipiter. Pour qu’il ne devienne ni aussi intolérant et violent que le 16ème siècle, ni aussi insipide que le futur proche pressenti par l’écrivaine montreusienne, faisons connaissance avec les deux cas de figure.

La fuite des protestants de France

Après La nuit la plus longue – Au temps de l’Escalade, Henri Gautschi poursuit son exploration de l’histoire genevoise avec un deuxième roman Clothilde – Au temps de la Saint-Barthélémy, paru aux éditions Encre Fraîche. Un roman illustré par les dessins de l’auteur.

En 1572, suite à l’onde de choc causé par la Saint-Barthélémy en France, Clothilde et sa famille quittent Bourges et les persécutions qui s’abattent sur les protestants. Dix ans plus tard, à Genève, Clothilde est arrêtée, accusée d’avoir tué un homme. Durant son emprisonnement, redoutant le verdict, elle laisse son esprit parcourir la route de son existence mouvementée. Raconté comme un récit d’aventures dans une langue très actuelle, dûment documenté et référencé, mélange de faits réels et de fiction, ce roman nous rappelle que les mœurs de l’époque n’étaient pas douces. La Genève d’alors est encore loin de devenir la ville pacifique ou sera signée, plus tard, la première convention de la Croix-Rouge. En effet, au 16ème siècle, on y noie dans le Rhône les femmes qui « fautent », on exécute les hommes pour des peccadilles, en méchante touriste la peste réapparaît tous les ans au mois d’août, les femmes n’y ont aucune liberté et les Genevois attaquent souvent les Français des campagnes environnantes.

Clothilde – Au temps de la Saint-Barthélémy : extrait

 

Henri Gautshi : biographie

Henri Gautschi est né en 1949, de père suisse allemand et de mère italienne. Pendant plus de trente ans, il a dirigé son entreprise d’installation de chauffage et enseigné à mi-temps le dessin et la théorie de son métier au Centre professionnel de Lancy. Féru d’histoire et en particulier d’histoire genevoise, depuis sa retraite, il écrit régulièrement des articles pour la rubrique historique du ChancyLien. En 2017, Henri Gautschi reçoit le mérite de la commune de Chancy pour ses recherches. Clothilde – Au temps de la Saint-Barthélémy est son deuxième roman.

 

 

Cara : un futur surnumérisé

Avec son roman Cara, paru chez M+ Éditions, Sabine Dormond a imaginé un proche avenir qui semble tristement réaliste et dangereusement près de nous.

Clémence, une ex-soixante-huitarde, vit coupée de sa famille et cloîtrée chez elle, dans un monde où tout est informatisé. La distanciation sociale est devenu une constante.  Tout s’effectue en ligne y compris les soins à domicile. Par exemple, les pilules sortent d’un ordinateur et les appartements sont autonettoyants. Même âgé et malade, on n’a plus besoin d’autres humains pour survivre, mais une telle vie est-ce vraiment vivre ? Le roman Cara dépeint un univers vautré dans le confort mais pas forcément dans le bien-être, à une époque où les contacts humains sont devenus superflus puisque tous les services sont proposés sous une forme numérisée.

A la veille de Noël, Clémence reçoit un appel de son petit-fils, dont elle n’a plus de nouvelles depuis des années, la vieille dame étant tenue pour responsable d’un drame familial qui a eu lieu autrefois, durant la tempête Lothar. Son petit-fils lui annonce qu’il ira passer Noël chez elle afin qu’elle connaisse sa femme et son arrière-petit-fils qu’elle n’a jamais vus. D’une manière assez inattendue dans le roman, mais qui va dans le sens des cycles qui arrivent, s’en vont et reviennent, l’arrière-grand-mère s’entendra très bien avec son arrière-petit-fils puisqu’ils sont très proches au niveau des idées. En revanche son amie Cara, qu’elle trouve trop envahissante et superficielle, l’agace.

Influenceuse, Cara est pourtant la star de toute une génération, dont Chigiru, une adolescente d’une quinzaine d’années surdouée en informatique. Contrairement à Clémence qui vient d’un autre temps, sa jeunesse l’a rend à l’aise avec la surnumérisation. En revanche, elle peine à trouver sa place parmi les humains. Afin d’éradiquer les discriminations dues au genre, les féministes sont parvenues à abolir la mixité en classe au nom du progrès et de l’épanouissement des filles. Malgré cela, tout n’est pas violet pour les jeunes femmes. D’autres discriminations se sont mises en place. Chigiru vient d’un milieu modeste or, pour être acceptée par ses pairs, il faut le prestige des accessoires et des habits qu’on arbore. N’ayant pas les moyens de suivre le rythme dépensier de ses camarades, elle est moquée et mise à ban.

Cara : extrait

Sabine Dormond : biographie

Écrivaine et traductrice, Sabine Dormond a présidé pendant 6 ans l’Association vaudoise des écrivains. En 2007, elle coécrit avec Hélène Küng, pasteure lausannoise, un premier recueil de contes intitulé 36 chandelles. Depuis, elle a publié sept ouvrages et a participé à quatre reprises au Livre sur les quais à Morges. Ses nouvelles ont fait l’objet de plusieurs lectures radiophoniques. Elle anime aussi des ateliers d’écriture et des tables rondes, et rédige des chroniques littéraires pour le journal en ligne Bon pour la tête.

Elle a également siégé au conseil communal de Montreux parmi les socialistes.

 

Sources :

  •  Éditions Encre Fraîche
  • M+ Éditions
  • Wikipédia
  • Radio Chablais
  • Radio Cité

Un livre 5 questions : “Les rêves d’Anna” de Silvia Ricci Lempen

Une saga qui traverse l’Histoire reçoit deux prix littéraires

Les rêves d’Anna, de Silvia Ricci Lempen nous emmènent dans un savant jeu de poupées russes. Il commence par la plus petite. Pour emboîter chaque figurine dans la suivante, il faut parcourir un puzzle d’atmosphères et d’aventures diverses qui commencent à Glasgow et finissent à Genève en passant par Rome ou Bellinzone. Les rêves d’Anna, dont le mystère du titre ne nous est révélé qu’à la fin, est une saga sororale qui se déroule sur cent ans. Une longue période durant laquelle l’on rencontre cinq femmes, parfois très jeunes, qui se souviennent à un moment ou l’autre d’une main tendue par une amicale « sœur » plus âgée. Des souvenirs qui permettent de remonter le temps en s’immisçant dans une partie de la vie de cette personne bienveillante. A travers le vécu des protagonistes, l’on découvre également la Grande Histoire, celle qui repose dans les livres des bibliothèques universitaires et que l’on tend à oublier : la crise grecque au XXIe siècle, l’après Seconde Guerre mondiale, l’entre-deux guerres, le fascisme, la montée d’Hitler, les manifestations antifascistes dans la Genève des années 1930, le poids des églises catholiques et protestantes, l’éducation des femmes conditionnées pour servir un conjoint tout en honorant une famille, leur désir d’émancipation, les horreurs de la Grande-Guerre 14-18.

Fourmillant d’ambiances, de rencontres et de références, Les rêves d’Anna raconte des aventures humaines à différentes époques et dans différents contextes sociaux, psychologiques et culturels. Particulièrement détailliste, Silvia Ricci Lempen s’attarde sur les petites choses, aussi à l’aise dans la description du climat social des années 2000, 1960 ou 1920, que dans les réactions d’un corps soumis à la peur lors d’une mouvementée promenade en montagne.

Les rêves d’Anna, paru aux Éditions d’en bas qui viennent de recevoir le prix Enrico Filippini pour la qualité de leurs publications, est un livre au parfum de grand classique. On peut le lire et le relire en y trouvant à chaque lecture des choses qui nous avaient échappé auparavant.

La saga, a été parallèlement écrite en français et en italien sans que ce soit, pour autant, une traduction d’une langue à l’autre. Chaque livre est un original avec ses propres spécificités. La version française a obtenu le prestigieux prix Alice Rivaz 2021 et sa fausse jumelle, en italien, le tout aussi prestigieux Premio Svizzero di Letteratura 2021. Deux récompenses méritées pour une écrivaine dont on peut suivre les chroniques dans le blog du Temps.

Les rêves d’Anna de Silvia Ricci Lempen : extraits

« À cause de l’anxiété et de l’obscurité, de l’absence de repères, de la pluie, de la brûlure des phares écarquillés sur le parking, elle avait cru un instant que dans cette ville, différente en cela de tous les autres lieux du monde, les arcs-en-ciel étaient d’une autre couleur. Une courbe mauve néon, liserée d’une bave blanchâtre, chevauchait toute l’étendue de la nuit. C’était la première chose qu’elle avait vue, à travers les fenêtres mouillées de l’autobus ».

La version italienne : I sogni di Anna

« Ils ont passé l’après-midi à faire l’amour, succès total, elle a joui trois fois ; après quoi il a enfilé son pantalon de training et s’est mis à farfouiller dans son ordinateur. Elle est restée étendue sur le lit, dans le silence de la maison des morts. À six heures et demie ils ont fait un tour dans le quartier, dans la pénombre légère du crépuscule. Comme tous les dimanches soir, les bennes à ordures débordaient, dégorgeant par terre les sachets en plastique sauvagement crevés par la pression des abattants ; les parois des bennes étaient souillées de frais par les coulures, du plus bel effet vomitif, des diarrhées de bébé et de marc de café ; et c’était ça qui intéressait Michele possesseur d’un Nikon à trois mille cinq cents euros : photographier les immondices de l’humanité… »

« Le corps s’arque et fuse, s’enfonce comme une torpille dans le rectangle bleuté de la piscine. Secousse électrique de basse intensité. Il s’agit d’un corps jeune, à la chair dense, intacte, capable de se propulser en longue apnée au moyen de puissantes vibrations des membres, jusqu’à l’autre extrémité du bassin. Le sens du toucher de ce corps féminin est exalté par les ondulations de l’eau gélatineuse de la piscine, qui le parcourent du haut du crâne à la pointe des orteils. Les yeux écarquillés boivent la lumière blanche, plissée d’émeraude, du fond de la vasque ».

« Clara aussi, d’abord, croit que ce sont les gendarmes qui s’époumonent à souffler dans les sifflets, pour empêcher les gens de franchir les barrages ; mais ce ne sont pas les gendarmes, ce sont les socialistes (et plus tard, de nouveau avant la fusillade, elle se trompera, cette fois comme tout le monde, sur ce qu’annonce le son du clairon, un tir à balles réelles sur les manifestants, mais personne ne le comprendra, ni elle ni personne). Les socialistes sont munis de sifflets, qui ont l’air de faire plus peur aux gendarmes qu’aux fascistes. En tout cas elle a vu un gendarme qui avait peur, les yeux tout blancs au milieu du visage bistre ; et c’était contraire aux rapports de force manifestes, parce que ce gendarme avait un sabre qui brillait dans le faisceau de lumière d’un lampadaire ».

« Les horreurs de la guerre, dit comme ça, c’est abstrait, et si quelqu’un prononce cette expression à Carpineto, ce n’est certainement pas pour approfondir son contenu, plutôt pour le cacher sous le manteau de ce qu’on appelle la volonté de Dieu : et c’est ainsi que les guerres peuvent continuer. Mais dans le livre il y a tous les détails, par exemple l’auteur raconte qu’après la bataille les soldats blessés avaient une soif si dévorante qu’ils buvaient la boue et le sang caillé dans les mares; leurs corps enflaient et devenaient tout noirs, et quand il mouraient il n’avaient plus d’ongles mais des griffes, à force d’avoir creusé la terre pour trouver de l’eau, de l’eau, pitié de l’eau,  ne me laissez pas mourir avec ce feu qui me brûle la poitrine, et mes habits crasseux collés à l’intérieur des plaies, avec les mouches qui fouaillent le sang… »

Silvia Licci Lempen : l’interview

– Comment vous est venue l’idée d’écrire Les rêves d’Anna ?

Ce projet est né à un moment de ma vie où pour la première fois je me suis sentie capable de lâcher complètement la bride à mon imagination.  De goûter pleinement à la joie d’écrire en remplissant à ras bords mon univers intérieur avec les vies inventées des autres. C’était un projet enivrant et libératoire, mais qui a mis des années à se concrétiser.

Il y avait aussi le désir spécifique d’écrire des histoires de jeunes filles, voire de fillettes, au seuil de leur existence, de raconter de leur point de vue à elles ce moment de la première exploration de soi et du monde. Cela a été beaucoup fait avec des personnages de garçons, je pense à des romans culte comme Le Grand Meaulnes d’Alain Fournier ou à L’Attrape-cœurs de Salinger. Par contre, la jeunesse des filles en tant que protagonistes a été pendant longtemps un sujet littéraire assez négligé. Heureusement, cela a changé, il suffit de songer, par exemple, à des autrices comme Antonia Byatt, Elena Ferrante, Annie Ernaux ou Bernardine Evaristo. Mais il y a encore beaucoup de rattrapage à faire !

– Votre roman, qui commence au début du XXIe siècle et qui remonte les époques d’une centaine d’années, est extrêmement bien documenté. Combien de temps vous a-t-il fallu pour l’écrire ?

Il y a d’abord eu de longues années d’incubation, pendant lesquelles j’ai écrit d’autres choses, tout en caressant ce projet. C’est pendant ces années-là que j’ai pris des décisions fondamentales : écrire ce futur roman parallèlement en français et en italien, faire reculer le récit dans le temps (de 2012 à 1911) au lieu de le dérouler chronologiquement. Ensuite, le travail proprement dit a duré environ cinq ans. Je n’ai pas fait d’abord le travail de documentation (effectivement considérable) et ensuite écrit, j’ai mené ces deux aspects de front. Pendant que j’écrivais l’histoire de l’une ou l’autre des protagonistes, je faisais des repérages et des recherches pour pouvoir écrire le reste. Ceci pour deux raisons.  D’une part, c’est seulement en écrivant qu’on découvre de quelles informations on aura besoin pour continuer ; et d’autre part, pour moi l’écriture est une activité tellement jouissive que ça aurait été une punition de ne pas écrire au moins un peu tous les jours.

– Dans votre quotidien, prenez-vous sans cesse des notes pour parvenir à reproduire dans vos livres une telle profusion de détails qui tous contribuent à ancrer l’histoire ?

Je ne prends jamais de notes (sauf pour des éléments factuels, comme une date ou un nom de rue). Je suis incapable de prendre des notes pour mon travail littéraire, de passer par une écriture utilitaire pour accéder à l’écriture créative. Il m’arrive de prendre des photos, mais c’est rare. Je pars de l’idée que ce qui doit rester dans la mémoire y restera, et que ce qui n’y reste pas devait être perdu.  C’est une question de charge émotionnelle. Si un lieu, une scène, n’a pas une charge émotionnelle suffisante pour s’imprimer dans ma mémoire, ça ne vaut pas la peine de tenter d’émouvoir autrui avec.

Je trouve intéressant que vous souleviez la question des « détails ». Je sais que ce foisonnement peut être perçu comme excessif par les adeptes d’un certain minimalisme formel, mais de mon point de vue chaque détail que je donne signifie quelque chose et contribue à l’esthétique de ce que j’écris, au sens étymologique. Aisthesis, en grec, c’est la sensibilité. L’esthétique d’une œuvre, c’est comment le sens se donne à sentir. Les détails qui ne signifient rien ne m’intéressent pas.

– Quel sens a pour vous le mot « racines » ?

C’est un mot qui me fait penser à la terre où les plantes enfoncent les leurs, de racines, pour s’ancrer et se nourrir. Il nous est arrivé à toutes et tous de voir une fois un arbre déraciné, couché sur le côté avec ses racines à l’air, et c’est un spectacle perturbant C’est ce que vivent des millions de personnes en situation de migration forcée sur la planète, arrachées à leur sol nourricier sans avoir les moyens de vraiment se réimplanter ailleurs. Pour d’autres humains, plus privilégiés, dont je fais partie, avoir des racines, c’est-à-dire savoir d’où on est, peut au contraire aider à se développer dans d’autres pays, dans d’autres cultures, avec d’autres gens, d’autres règles du jeu. Apprendre la plasticité de l’être au monde, ne pas s’enfermer dans une identité définie une fois pour toutes, bétonnée.

– La question que je pose à chaque auteur et autrice : quel personnage de livre voudriez-vous être ?

Quand j’avais douze ou treize ans, mon père m’a posé cette même question, et il a été choqué par ma réponse : je voulais être le Capitaine Tempête, une femme pirate déguisée en homme, héroïne d’un roman d’aventures italien pour la jeunesse. Je crois que ce qui m’attirait, ce n’était pas nécessairement de naviguer sur la Mer des Caraïbes en pillant des vaisseaux, c’était d’exercer une forme de puissance sur le monde. Un peu de la même manière, aujourd’hui, je suis fascinée par les personnages dont j’envie certains traits de personnalité que je ne possède pas.

Je pense en particulier à Modesta, protagoniste du roman L’Art de la joie de l’écrivaine sicilienne Goliarda Sapienza. La vie de Modesta, difficile et chaotique, je n’aimerais pas l’avoir vécue. Mais j’aimerais avoir eu et avoir, dans la mienne, sa liberté d’esprit, sa capacité de transgression, sa témérité, son instinct de survie, et même son amoralisme (qui bien entendu n’a rien à voir avec l’immoralité).

L’écrivaine et journaliste Silvia Ricci Lempen. ©Martina Marratzu

Silvia Ricci Lempen : la biographie

Silvia Ricci Lempen, écrivaine italo-suisse bilingue, a tellement de casquettes empilées sur la tête qu’il arrive souvent qu’on la prenne pour une autre. Le plus simple, pour savoir qui elle est, est de s’en référer à son site,  http://www.silviariccilempen.ch où l’on voit que la philosophie mène à tout et que féminisme et journalisme peuvent être des rimes riches.

La grande affaire de sa vie est l’écriture littéraire, habitée par le vécu des femmes et, indissociablement, par une interrogation au long cours sur les mystères de la marche du temps. Ses livres ont remporté plusieurs prix, les deux derniers récompensant respectivement la version italienne (I sogni di Anna, Prix Suisse de Littérature) et la version française (Les Rêves d’Anna, Prix Alice Rivaz) de son dernier roman.

Éditions Kadaline : la petite maison qui lutte contre la dépression

David Labrava s’exprime en français à Fribourg

David Labrava en couverture du livre Devenir un SON

Pris dans le grand tourbillon mondial qui nous induit un sentiment d’impuissance, nous autres quidams ne pouvons guère lutter contre les crises. En revanche, la lecture peut combattre la dépression. Une bataille contre la morosité, telle est la ligne suivie par les jeunes éditions Kadaline avec des livres parfois plein de romance et de positivité. Mais pas uniquement. Installées à Fribourg, en trois ans et dix-sept publications, elles sont parvenues à faire leur place dans les librairies romandes et françaises ainsi que dans le catalogue de France Loisirs. Elles s’enorgueillissent également d’avoir obtenu les droits pour la traduction en français de la biographie Devenir un SON de David Labrava. Souvenez-vous ! Dans la série américaine à succès Sons of Anarchy, de presque cent épisodes étendus sur sept saisons – la RTS l’avait diffusée dès 2009 – il jouait le rôle de Happy !

Généralistes, les éditions Kadaline ne prétendent pas découvrir le prochain Ramuz ou la prochaine Ella Maillart. En revanche, elles considèrent que chacun doit pouvoir trouver son bonheur dans la lecture. Y compris dans des genres dédaignés par quelques intellectuels comme la fantasy, la romance ou le feel-good. Elles défendent le droit de lire pour se distraire, pour s’échapper d’un monde d’un « sérieux » déprimant. Et que la littérature, tant qu’elle transmet des émotions, reste de la littérature, quel que soit son genre même si, pour d’évidents motifs de marketing, on l’a divisée en catégories afin d’aider les lecteurs à choisir ce qu’ils sont sûrs d’apprécier. Pour Kadaline un succès populaire n’est pas un tabou. Ses objectifs : publier de jolies histoires qui abordent, en toile de fond, des problématiques actuelles. Faire passer aux lecteurs des messages qui peuvent être durs, par des auteurs qui ont des choses à dire, tout en goûtant des moments agréables. Amener à la lecture des personnes dont les livres ne font pas forcément partie du quotidien. Les inciter à lire un classique après l’avoir découvert dans une trame plus actuelle. Dans cet esprit les éditions Kadaline appellent régulièrement à la réécriture d’un classique. C’est ainsi que  sous la plume de Jess Swann, une romancière belge Orgueil et Préjugés, de Jane Austen, est devenu Amour, Orgueil & Préjugés.

Kadaline en trois livres :

David Labrava : l’autobiographie

Devenir un SON, de David Labrava, nous emmène sur une route caillouteuse que l’auteur connaît bien, et dont il a surmonté les obstacles jusqu’à parvenir à la reconnaissance internationale. David Labrava ayant fait partie d’un gang, Devenir un SON est un récit parfois sombre et violent qui s’étend sur plus de quarante ans jusqu’à la rédemption de l’artiste. Ancien membre du club de motards des Hells Angels d’Oakland, David Labrava a obtenu la renommée en incarnant le rôle de Happy dans la série Sons of Anarchy dont il a également été le conseiller technique. Toutefois, en expérimentateur de la vie, il est aussi mécanicien de Harley Davidson certifié, souffleur de verre, tatoueur, producteur, réalisateur et scénariste. Devenu bouddhiste et végane l’ex bad boy, né en 1962, s’est entièrement engagé dans la défense de la cause animale.

Littérature jeunesse

Marie-Christine Horn : une plume acérée pour s’imprégner de l’allemand

Marie-Christine Horn est connue pour ses polars noirs. Après le succès de son roman Le Cri du Lièvre qui traite de la maltraitance faite aux femmes, elle vient de publier Dans l’étang de feu et de soufre, aux éditions BSN press, un brillant polar dont toute la critique salue le suspense et l’originalité. Aux éditions Kadaline, c’est un livre  jeunesse bilingue que l’on trouve d’elle : La malédiction de la chanson à l’envers. Bien que ce soit une lecture totalement adaptée pour les enfants dès 8-9 ans, c’est un récit plein d’émotions rock’n’roll, loin des mièvreries souvent écrites pour les plus jeunes. La traduction en allemand en vis-à-vis permet aux enfants, comme aux adultes, d’apprendre une langue tout en lisant une littérature divertissante et de qualité.

Quatrième de couverture :

Lundi matin, Martin n’est pas venu en classe. Il a disparu ! Le même jour que le célèbre Trash Clash, le batteur du groupe de rock School Underworld… Les amis de Martin soupçonnent un lien entre ces deux disparitions mais aucun adulte ne veut les croire… Alors Ludovic, Nathan, Julien et Line vont devoir mener l’enquête seuls contre les ondes maléfiques de School Underworld.

Romance et feel-good

Amour, bikers et football

Sur la route, de Marilyn Stellini, est une romance feel-good qui se conjugue comme une série semi-feuilletonnante. Pour l’instant deux tranches sont parues : Si je tombe et Mon âme mise à nu. La suite est en cours d’écriture. Marilyn Stellini, qui est une fan de football – pour la même maison d’édition et toujours dans le style feel-good, elle a écrit Talons Aiguilles & Ballon Rond – connaît bien le milieu des bikers où se déroule ses petits livres dans lesquels on entre pour s’évader d’un quotidien triste et morne. Toutefois dans cette série, comme dans ses autres écrits, cette ancienne étudiante en psychologie qui a fini par effectuer des études éditoriales, aime s’adonner à la critique de société. Elle n’hésite pas à aborder des thèmes tels que le burn-out, le stress ou la dépression. Lorsqu’on lui demande pourquoi une femme, avec son niveau d’études, écrit des choses que d’aucuns soupçonnent d’être de la sous-littérature, sa réponse nous éclaire : pour maîtriser ses démons. Pour rétablir un équilibre avec son côté obscur en espérant que cela puisse également servir de catharsis à ses lectrices et lecteurs. Marilyn Stellini est l’auteure de plusieurs romans, historiques ou contemporains, ainsi que de diverses nouvelles parues dans des journaux ou collectifs. Femme engagée, elle est éditrice, fondatrice du Salon du Livre Romand qui se tient à Fribourg – à présent renommé TEXTURES – et présidente du Groupe des Auteurs Helvétiques de Littérature de genre (GAHeLiG).

Quatrièmes de couverture :

Si je tombe…

Emma et Eirik souffrent du même mal. Celui de la société, perfectionniste, axée sur la performance et la réussite… Et tous deux pourraient bien être broyés par le système.

Emma, l’étudiante trop assidue, et Eirik, le DJ-producteur superstar en train de laisser sa peau au capitalisme, prennent tous les deux la route 66, la célèbre route-mère des États-Unis, pour tenter de se retrouver.

Lorsque leurs chemins se croisent, ils prennent conscience que leur salut se trouve dans leur humanité étouffée : leurs failles, leurs faiblesses, leurs peurs et leurs passions. Se faisant le miroir l’un de l’autre, ils se révèlent à eux-mêmes et acceptent de nouveau cette vie qui, parfois douloureuse, peut aussi nous réserver le meilleur.

Mon âme mise à nu

« Elle n’en revint pas. Il avait traversé le désert pour la retrouver.

Elle le toisa, lui, si beau, lui, si arrogant, et eut deux certitudes : elle allait le mener en bateau, et elle allait aimer ça. »

Stéphanie voue une haine féroce aux bikers des Motorcycle Clubs, ces gangs de hors-la-loi en motos qui lui ont pris son frère. Alors, quand l’un deux se met martel en tête de la séduire, elle y voit l’occasion de prendre sa revanche.

Qui sera gagnant, qui sera perdant, dans ce jeu dangereux ?

 

Extraits de Sons of Anarchy avec David Labrava.

 

Du livre au documentaire : Le Salento ou l’enfer des pollutions cancérigènes (2)

Giovanni Sammali : de l’insouciance des vacances au polar

Salento, destination cancer de Giovanni Sammali, le roman dont la réalisatrice Tiziana Caminada a tiré le documentaire L’Enfer au Paradis*, est à la fois un coup de poing et une déclaration d’amour. Une passion assumée pour ce bout de pays qui a vu naître son père et où l’auteur passe toutes ses vacances. Un cri de guerre envers ceux qui osent le détériorer en s’attaquant à ceux qui l’habitent. Dans ce récit, personne ne meurt de la colère des éco-terroristes. En revanche, on y échafaude des plans – qui passent aussi par la Suisse – et l’on y fait des dégâts. Construit comme un roman policier, extrêmement bien documenté – l’on y trouve parfois des paragraphes tirés de journaux –, il contient tout ce que l’on attend d’un polar classique : de l’action, une histoire d’amour et du sexe. Soutenu, avant même sa parution, par le milieu littéraire, notamment par Isabelle Falconnier, (ancienne présidente du Salon du Livre de Genève et actuelle déléguée à la politique du livre de la ville de Lausanne) et ensuite par la presse romande, le roman relate le malheur des habitants d’une région dont les décharges pleines de produits toxiques sont à peine recouvertes de terre.

En écrivant ce polar, Giovanni Sammali a donné une parole et un corps à celles et ceux dont on a ignoré la voix et l’existence : aux jeunes mères en fin de vie, aux enfants malades, aux pères obligés de travailler dans des lieux insalubres et, peut-être même, aux oliviers terriblement atteints par la Xylella fastidiosa. Pourquoi, une bactérie connue depuis longtemps et contre laquelle on savait lutter, s’attaque-t-elle, à présent, aussi violemment aux oliviers qui, maintenant, semblent passés au napalm ? La conjonction des polluants les aurait-elle affaiblis ?

Le livre n’est plus disponible en librairie. On peut toutefois le commander en écrivant directement à Giovanni Sammali (coordonnées sous l’article). Écrit en français, il est également proposé en italien.

Quatrième de couverture :

« Le chant des cigales. Le thym. Le parfum du jasmin. La terre rouge, les oliviers torturés plongés dedans. Et tout autour, l’écrin d’azurs de la mer ionienne et de l’Adriatique.

Le Salento, c’est ce décor de carte postale qui vous saute aux yeux. Le rythme endiablé de la pizzica. Et le Primitivo… un territoire à la gastronomie authentique, parmi les plus saines de la planète. Même le New York Times en salive d’aise.

C’est bon pour l’orgueil de Stefano, de ses amis et de tutti i Salentini !

Mais il y a l’enfer du décor. Que certains ne veulent pas voir. Que certains préfèrent taire : ce paradis hors du temps gangréné par des cancers hors normes. Les déchets enfouis par la mafia, l’ILVA qui fait fulminer l’Union Européenne avec ses crachats de dioxine…

Révoltés que personne ne s’en soucie vraiment, que rien ne change depuis vingt ans, quatre Salentini passent à l’action. Leur commando va secouer le Talon de la Botte. Deux nuits de folie, juste après la mi-juin. Pour que le flot de touristes de l’été sache. Eux ne risquent peut-être pas grand-chose, mais les Salentini et leurs enfants sont piégés tout au fil de l’an… »

Extrait du livre :

 

Un livre 5 questions : interview de l’auteur et journaliste Giovanni Sammali

A quel moment avez-vous décidé d’écrire ce livre ?

La scène qui ouvre le roman a vraiment existé : lors d’un repas chez lui, un de mes cousins du Salento, maraîcher passionné, m’a retourné le ventre en discutant des délicieux produits de cette terre. Il m’a lancé que les touristes, tout comme nous, les émigrés de retour en vacances, avions le beau rôle : profiter de ce paradis et en repartir bronzés et repus de spécialités et de paysages, alors que l’envers du décor, pour ceux qui y vivent toute l’année, c’est la roulette russe des cancers! Devant mes doutes – un territoire en apparence préservé et épargné par les grandes industries peut-il connaître des taux de cancers hors-normes ? -, il m’a provoqué : “Tu n’es plus journaliste quand tu viens au pays? Renseigne-toi, tu verras”. J’ai vu. Les statistiques hors normes. Les cris d’alertes des oncologues. Les relevés scientifiques autour de l’aciérie (ex)-Ilva de Tarente et de la méga-centrale à charbon de Cerano. Les cimenteries brinquebalantes. J’ai été ému en découvrant tous les cris de citoyens et d’associations, dont les SOS n’ont fait aucun bruit dans les médias, pas même nationaux. J’ai été horrifié par les décharges clandestines de déchets toxiques, façon “terre des feux” napolitaine. L’une se trouve à 500 mètres de mon village de Salve. Mon cousin y jouait l’été, au milieu de fumées de couleurs étranges que les réactions chimiques en sous-sol faisaient remonter à la surface! Une situation tue (!) parce que, oui, bien sûr, le sujet est tabou. Pour ne pas plomber le formidable essor touristique en cours. Il y a aussi la honte, le sentiment de culpabilité face à cet écocide: les agriculteurs des Pouilles ont usé et abusé de pesticides, fongicides et herbicides, à commencer par le glyphosate, appelé “Lu sicca tuttu”, littéralement l’assèche-tout, qui pèse aussi sur l’hécatombe des oliviers… Et enfin le tabou politique : présidents de la Région, parlementaires, syndics de villages : tous, de près ou de loin, sont complices de l’apathie face à des business aussi dévastateurs que juteux…

J’ai du coup écrit ce livre comme un cri d’amour et de révolte, pour garder espoir dans l’avenir de l’humanité, pour ma femme et mes filles, amoureuses comme moi de cette région où on partage chaque été le rituel de la fabrication de la “conserva”, l’incomparable sauce à base des tomates de Lecce… Crever ces tabous m’a coûté d’abord un cruel désenchantement personnel, puis, en Suisse, des réactions d’une incroyable hostilité de la part de certains émigrés salentini, blessés dans leur chair. J’ai touché à nos racines et à notre orgueil partagé du pays, à l’image idyllique qu’on en donne à nos amis suisses. J’ai été accusé de trahir mes origines, d’exagérer… Et j’admets que le symbole de la radioactivité sur la couverture était inutilement excessif. Après le vernissage du livre à l’UniNE en 2014, je suis parti à Lecce pour présenter la version italienne, avec le duo Terracata* (terme désignant la motte de terre qui reste collée aux racines d’une plante qu’on arrache). Alors que nous redoutions des séances agressives, voire des représailles, nous avons eu des applaudissements et des larmes de remerciements : “Merci de le dire. Merci de le faire savoir. C’est la seule façon d’éviter que la situation empire encore. Pour nos enfants et ceux à venir”.

Toutefois, au début du tournage de L’Enfer au Paradis un entrepreneur local m’a dit : “Tu l’as écrit ton livre. Maintenant, ça suffit…”. A l’inverse, lors de la projection le 30 septembre de cette année, à Neuchâtel, un “opposant” du début, responsable d’une association d’émigrés, a expliqué avoir revu sa position et approuver ce travail.

“Salento destination Cancer” est un roman entrecoupé d’articles de journaux et de liens qui mènent à des sites d’information. Comment avez-vous procédé pour vous documenter ?

J’ai écrit dans l’urgence. Le temps pour une enquête sur place me manquait. J’ai été surpris par la quantité de chiffres, recherches, dossiers officiels et jugements disponibles. Y compris sur la décharge de mon village, qui selon une étude doit être “encapsulée” pour ne pas empoisonner la nappe phréatique. Le maire précédent a obtenu un crédit de l’Union européenne. Son successeur a promis d’opérer la sécurisation. A ce jour, rien n’a bougé…

J’ai été bouleversé de voir à quel point j’étais passé à côté de ce drame, année après année, aveuglé par le farniente des vacances et par l’omerta autour de cette problématique. J’ai redouté qu’un dossier trop scientifique rebute les gens. J’ai improvisé un mélange des genres, avec des éléments authentiques “sourcés” nourrissant le combat imaginaire des Brigades du Salento, dont les membres sont inspirés, un peu, beaucoup, de personnes réelles. L’idée était de secouer les consciences. Les éco-attentats de mes brigades vertes pourraient être le scénario d’un film d’action. Comme Impact, d’Olivier Norek que j’ai hâte de lire!

Comment avez-vous travaillé avec la réalisatrice Tiziana Caminada ?

Tiziana, une ancienne de la RTS, est tombée sur mon roman au Salon du livre, juste après qu’Isabelle Falconnier soit passée saluer ce “roman de combat”. Elle m’a demandé si j’étais partant pour l’aider, avec mes contacts dans les Pouilles et en jouant mon propre rôle au début du film. Nous sommes allés dans le Talon de la Botte pour mener les premières interviews, avec le sociologue et journaliste Luigi Russo, mon ami et frère de bataille, extraordinaire militant. Jetez un œil à sa page Facebook ! Il est décédé en 2019 d’un cancer et ce documentaire lui est dédié. Moi, je me suis peu à peu effacé, laissant Tiziana accomplir son tour des causes du fléau qui frappe les Pouilles, à l’image de ce que l’humain inflige partout au monde…

Vous dîtes que l’avenir du Salento est dans le tourisme. N’avez-vous pas peur que ces superbes paysages deviennent aussi bétonnés que la côte méditerranéenne espagnole, une autre façon de polluer la nature et le paysage ?

Le bétonnage intensif est un autre saccage environnemental qui menace le Salento. Il y a partout des mégaprojets de villages touristiques et resorts, sans compter les villas privées occupée deux mois par année. La région, prisée bien au-delà de l’Italie, offre de bons placements tant aux réseaux mafieux qu’aux particuliers songeant à leur retraite. Oui, le tourisme est l’avenir du Salento, mais de grâce, comme le préconise Matteo Pepe, mon ami de Salve, engagé dans la politique locale, un tourisme durable, doux, proche de la nature et ciblé sur les traditions culinaires et culturelles comme les rythmes endiablé de la pizzica. A choisir, je préfère le béton à la propagation silencieuse de PCB, dioxines, particules fines et autres saloperies qui tuent les habitants, en n’enrichissant que des entrepreneurs véreux. L’idéal serait un nouveau tourisme, éco-raisonnable, avec un stop aux constructions, la fermeture des complexes industriels violant les normes et un assainissement des bombes à retardement enfouies dans les sols. Moins de logements et d’hôtels = moins de revenus ? Que nenni : si l’authenticité et la nature de la région sont préservées, la demande sera plus forte encore et les prix de l’offre existante monteront en flèche. CQFD.

La question que je pose à tous les auteurs : à quel personnage de roman pourriez-vous vous identifier ?

Virgil Solal, dans le tout récent “Impact”, d’Olivier Norek (2020).

 

Le journaliste et écrivain Giovanni Sammali. ©Volperic

Giovanni Sammali : biographie

Suisse de par sa mère, Giovanni Sammali est, de par son père originaire des Pouilles, le Talon de la Botte, et en particulier du Salento. Né à La Chaux-de-Fonds, il a été journaliste à La Tribune de Genève, Le Matin et à Canal Alpha avant de devenir le chef de la communication de la Ville de La Chaux-de-Fonds. Salento destination cancer paru en italien sous le titre SOS Salento – Paradiso perduto? est son premier roman mais il considère que sa plus belle réalisation c’est son tour du monde en famille entre 2004 et 2005 (www.toura5.ch).

Pour commander le livre en français ou en italien : [email protected]

*Ci-dessous, le duo Terracata, durant une séance d’enregistrement, chantant le poète du Salento : Vitale Boccadamo.

 

 

 

*Lire la première partie de l’article parue hier.

Du livre au documentaire : Le Salento ou l’enfer des pollutions cancérigènes (1)

Italie : le Talon de la Botte piétiné par les déchets

Quand on découvre que la ville de Lausanne est polluée par les dioxines on s’alarme, on déconseille de manger les fruits, les légumes et les œufs produits dans le périmètre contaminé. On incite les parents à emmener leurs enfants jouer ailleurs. Quand les habitants du Salento, l’une des plus belles régions d’Italie où se trouve la ville de Lecce, un joyau d’architecture considérée comme la Florence du sud, meurent, atteints de mystérieuses tumeurs, l’omerta s’installe et le mutisme s’impose. Un silence que le journaliste Giovanni Sammali, un ancien collaborateur de La Tribune de Genève et du Matin a osé casser. En 2014, son roman Salento, destination cancer paraissait aux Éditions G d’Encre.

Sous forme de polar, le récit, fort bien documenté, met en scène Stefano et ses amis. Révoltés par les cancers étranges qui rongent les habitants de cet Éden ancestral, indignés par les déchets enfouis par la mafia et les dioxines répandues par les rares industries locales, ils forment un commando armé pour tenter de conscientiser les touristes et de bouger les instances locales.

Le documentaire : Enfer au Paradis

Sept ans plus tard, à la fin du mois passé, on projetait en avant-première suisse, à l’Université de Neuchâtel, Enfer au Paradis. Le film, directement inspiré par l’ouvrage donne la parole à qui paye de sa santé, ou de sa vie, les conséquences de la pollution. Dans cette partie de l’Italie, les cancers ont augmenté de 40% en 10 ans et les enfants qui meurent de leucémie ou de tumeurs cérébrales de plus de 54%. Réalisé par Tiziana Caminada, il était suivi d’un débat avec la réalisatrice et les professeurs de l’UniNE Philippe Renard et Edward Mitchell, le militant écologiste Fernand Cuche et l’éco-explorateur Raphaël Domjan.

Débat pour l’avant-première du film “Enfer au Paradis”. De gauche à droite :Raphaël Domjan, éco-explorateur, Edward Mitchell, professeur à l’UNINE, spécialiste de la biologie des sols, Tiziana Caminada, réalisatrice (ex-RTS), Fernand Cuche, militant écologiste, ancien conseiller national et conseiller d’Etat neuchâtelois, Giovanni Sammali, auteur du roman qui a inspiré le film, Philipe Renard, professeur à l’UNINE, spécialiste d’hydrogéologie.

Les coupables désignées : la mafia, les industries et le nord de l’Europe

Tout est parti du livre de Giovanni Sammali Salento, destination cancer. Happée par la lecture du roman, interpellée par la gravité du sujet et l’ampleur du problème, la réalisatrice, ancienne collaboratrice de la RTS, a consacré quatre ans de sa vie à ce film. Elle a repris un par un les arguments qui mènent les protagonistes du livre à des actes terroristes. Constat de ses investigations : hormis les attentats, tout était vrai. En 2013, Paolo Pagliaro, du mouvement Region Salento, disait, en demandant la création d’une commission d’enquête interinstitutionnelle sur la question des déchets toxiques: « Le Salento décharge de L’Europe ? Voilà pourquoi on y meurt de tumeurs ». En effet, cette région pauvre, souvent méprisée du reste de l’Italie, est devenue la décharge sauvage de la mafia comme l’a également souligné Roberto Saviano, journaliste spécialisé dans la mafia italienne et auteur de Gomorra. Un endroit où les usines les plus polluantes comme l’aciérie (ex)ILVA, ou la centrale électrique de charbon de Cerano, se permettent, sans vergogne, de contaminer l’air, le sol et les nappes phréatiques, allégrement accompagnées par les Grands Manitous de l’agriculture. Hydrocarbures, dioxines et glyphosates sont tous de la partie. Le confort et le profit du nord de l’Italie et de l’Europe, a transformé ce Sud en poubelle géante et ses habitants en meurent. Les industriels prétendent ne pas avoir su estimer la toxicité de leurs déchets, or, après une enquête difficile, l’on a découvert des documents qui montrent qu’ils savaient parfaitement leur degré de nocivité. Les industries étaient au courant. Il s’agit  d’une faute intentionnelle. Des personnes ont été condamnées. Pourtant, au moment où j’écris cet article, les usines continuent de rejeter leurs poisons comme si rien ne s’était passé !

La pollution : un business lucratif qui implique la Suisse

Enfer au Paradis de Tiziana Caminada est une bombe visuelle, l’histoire d’une région qui souffre, comme beaucoup d’endroits de la planète, d’une pollution polymorphe due à la cupidité. Poignant, ce documentaire qui fait son chemin dans les festivals du film, n’en reste pas moins délicat et musical lorsque les images révèlent la richesse de la culture, plusieurs fois millénaire, de ce coin d’Italie. Un contraste qui rend sans doute le propos plus bouleversant. Une situation dans laquelle la Suisse n’est pas en odeur de sainteté. Motif pour lequel le film donne également la parole à l’ancien Conseiller fédéral Pascal Couchepin, qui nous explique dans quelles circonstances la Confédération a conclu certains contrats avec des entreprises qui polluent le Sud de l’Italie.

Décharges sauvages : la loi du silence

Dans le Salento, le business des décharges permet aux communes de gagner de l’argent au détriment de la santé de la population. Craignant de perdre travail et revenus, pendant longtemps elle n’a rien osé dire. Aujourd’hui, encore, les gens peinent à parler. Il n’a pas été facile pour la réalisatrice de trouver des personnes qui acceptent de témoigner. Probablement par peur et par pudeur, mais surtout parce qu’il s’agit de leur santé et de la santé de la terre de leurs ancêtres. Dans le film un ouvrier raconte, à visage couvert, ce qu’il a vu lorsqu’il travaillait dans les carrières :

« La nuit des camions avec des plaques allemandes, de Turin ou de Milan, arrivaient pour tout déverser ici, notamment les boues des hôpitaux ». La beauté de la ville de Lecce tient – entre autres- à ses bâtiments construit en tuf. Or, quasiment toutes les carrières de tuf de la région ont été transformées en décharges. Le tuf, une pierre volcanique poreuse proche de la pierre ponce, absorbe tout. D’où la pollution des nappes phréatiques et la mort des micro-organismes du sol. Mais la résistance s’organise. La Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) de Strasbourg a été sollicitée et il se prépare une plainte civile contre l’État italien pour ses lacunes et pour le non-respect des engagements climatiques.

Malgré ses côtés négatifs, cette région, dont les véritables trésors se trouvent dans les paysages et la gastronomie, arrive en tête des destinations conseillées par le New York Times et le National Geographic. En effet, même si le Salento détient un sinistre record de cancers, le touriste qui s’y rend trois semaines ne risque rien. Il peut pleinement profiter, sans mettre sa vie en danger, des produits locaux et de sa cuisine considérée comme l’une des meilleures au monde. Mais les problèmes environnementaux sont sournois. Dans le Salento des familles entières meurent de cancer pendant que, peu à peu, disparaissent les hirondelles, les lucioles et les oliviers séculaires, comme le versifie le poète Vitale Boccadamo, alors que 60% de l’huile consommée dans la péninsule, à l’instar de celle qui s’exporte à l’étranger, vient de cette région.

Contrairement à certaines personnes établies dans les Pouilles, qui luttent contre les dégâts causés par l’industrie et la mafia, Tiziana Caminada n’a pas reçu de menace et n’a jamais craint pour son intégrité physique durant le tournage. Une fois, cependant, elle a retrouvé sa voiture en pièces détachées. En revanche, c’est en Suisse qu’elle a senti beaucoup de réticences auprès des associations en lien avec l’Italie. Aucune n’a accepté de participer à la production du film.

La réalisatrice Tiziana Caminada avec son époux le réalisateur et producteur Yves Matthey. ©Photo Life After Oil Festival

Tiziana Caminada : biographie

Née à Zurich, Tiziana Caminada a fait l’École d’études sociales et pédagogiques, à Lausanne, avant d’intégrer la London International Film School. De 1990 à 2015 elle a travaillé comme réalisatrice à la Radio Télévision Suisse (RTS). Elle est également réalisatrice et productrice de documentaires et de petites fictions sur commande. Enfer au Paradis (3e Prix du Greenmontenegro Film Festival cet été) est son troisième documentaire, après deux films réalisés en Afrique, dont Little big Steve – Profession ange gardien.

Entièrement investie dans la défense du Salento et surtout de ses habitants, elle se déplace volontiers – sous certaines conditions purement techniques- pour diffuser le documentaire Enfer au Paradis et en parler. On peut la contacter par téléphone* chez Films Zorrr Production au 079 445 39 45 ou par e-mail : [email protected] .

*Les coordonnées sont diffusées avec le plein accord de la réalisatrice Tiziana Caminada. La deuxième partie de cet article, davantage consacrée au livre et à l’interview du journaliste Giovanni Sammali, sera publiée demain.

 

La bande-annonce du documentaire “Enfer au Paradis” de Tiziana Caminada.