Le livre à redécouvrir : “Le Chêne brûlé” de Gaston Cherpillod

L’affreux des lettres romandes

« Je ne puis me déprendre tout à fait de ma merde ; alors je la transmue ; écrivant un texte je coule un bronze. Je n’incarne point la norme et pourtant… Qu’on me salue ou non je m’en moque : la célébrité sent mauvais. Les trompes de la renommée ! Lisez mieux : les trompes de la ménorrhée ; la gloire, c’est glaireux. Celui qui en rêve je le conchie : c’est une bête à Bon Dieu, c’est un réac ; il hait ses semblables ; il perpétue leur asservissement en les faisant – sale cabot – s’agenouiller devant lui. « Génie ô tiare de l’ombre… » Pot de chambre plutôt. »

Ainsi écrivait le poète et romancier Gaston Cherpillod, en 1969, dans Le Chêne brûlé que les éditions de L’Aire viennent de republier dans leur collection bleue, avec une préface de Karim Karkeni. Sans chercher les honneurs, et malgré une plume trempée dans le vitriol qui décapa une Suisse ronronnante et satisfaite d’elle-même, Gaston Cherpillod fut par deux fois lauréat du Prix Schiller (1976 et 1986), et reçu le Prix des écrivains vaudois en 1992 pour l’ensemble de son œuvre.

Gaston Cherpillod : témoin d’une époque charnière

Gaston Cherpillod naît en octobre 1925, à Lausanne, dans une famille pauvre et travailleuse. Dans ce premier ouvrage, il nous rappelait que les Suisses ne sont pas tous issus d’une classe sociale favorisée, comme on se l’imagine hors de nos frontières et parfois même à l’intérieur. L’auteur est venu au monde dans un moment charnière du XXème siècle, entre deux guerres et peu avant la Grande Dépression de 1929. Une époque agitée, aujourd’hui oubliée, où montaient tous les totalitarismes. Qui se souvient encore qu’en 1932, à Genève, l’armée tirait à balles réelles lors d’une manifestation contre le fascisme ? Que l’assurance chômage n’existait pas et les aides sociales encore moins ? Révolté par le sort et le mépris réservés aux petites gens, dans Le Chêne brûlé Gaston Cherpillod témoignait de son enfance, de sa jeunesse et de l’ambiance explosive en ces temps troublés de l’Histoire :

« Nous dûmes nous loger dans un quartier où le labeur le disputait à la crapule : les ouvriers y coudoyaient les souteneurs et les prostituées. C’était à Cheneau-de-Bourg. L’appartement suintait ; les chambres donnant sur la façade voisine le soleil ne les visitait jamais. Un soir, mon père sortit respirer un air plus pur. Se trompait-il ? Ça sentait le roussi dehors. Un flic lui intima l’ordre de regagner son domicile. Il ne sut que le lendemain pourquoi l’on portait atteinte à la liberté de circuler : la classe ouvrière lausannoise s’était soulevée ; les pavés étoilaient les vitrines splendides de la rue de Bourg ; parmi les ouvriers les macs, complices de la flicaille, accomplissaient leur besogne : marquaient à la craie d’une croix dans le dos, les émeutiers vrais ou supposés, les travailleurs dans la rue, pour que la police ainsi renseignée pût les embarquer. La veille, des conscrits avaient tiré sur le peuple à Genève : des dizaines de blessés et treize morts. La foule était sans armes évidemment. »

Gaston Cherpillod devint membre du Parti suisse du travail en 1953, avec lequel il rompit en 1959. Il fut également conseiller communal à Lausanne de 1954 à 1956, puis à Renens de 1978 à 1985. En 1986, il se présenta comme candidat au Conseil d’État sur la liste Alternative socialiste verte.

Enseignant le latin et le grec, en 1956 on le suspendit de l’enseignement secondaire vaudois en raison de son appartenance au Parti ouvrier populaire. Il quitta alors le canton de Vaud pour vivre au Locle. Plus tard, il s’installa dans le sud de la France.

Gaston Cherpillod : écrire pour inquiéter

Grand consommateur de journaux, il les lisait tous, hormis ceux de l’extrême droite dont il prétendait connaître le contenu. Travailleur nocturne, il écrivait ses livres à partir de 17h et, comme beaucoup d’écrivains, de préférence au bistrot.

Huguenot anticlérical, il concevait l’écriture comme un martyre, c’est-à-dire un témoignage arraché au scribe par la violence sociale ou métaphysique. Pour Cherpillod, la littérature était la chose le plus pénible qu’il lui avait été donné d’accomplir, alors même qu’il avait exercé des travaux particulièrement physiques afin de pouvoir payer ses études, que plus tard il fut enseignant et que son investissement en politique fut total. Cependant, il considérait l’écriture comme l’activité la plus harassante d’entre toutes : « Ce travail de création esthétique demande une énorme concentration nerveuse. Une grosse dépense… Sans compter les agressions psychiques qu’il suppose dans un hôte suivant ce qu’il écrit ». Exigeant envers lui-même, il lui semblait inconcevable que l’on écrive uniquement pour divertir les gens. « Le rôle de l’écrivain c’est de poser des questions. Ce pays me met en colère tous les jours mais je l’aime… Au fond j’écris pour emmerder, pas seulement pour me plaire. Je veux inquiéter. Remuer les fourmilières. Voire les fourmis qui s’échappent affolées. »

Gaston Cherpillod : transclasse avant l’heure

Cet homme dont la plume aiguillonnait la Suisse, aimait la tranquillité du bord de l’eau et l’apaisante quiétude de la pêche à la ligne dont il tirait une grande et fierté. Il tenait beaucoup à son talent de pêcheur, titillant le poisson en s’intégrant dans un paysage afin de – pour une fois – ne penser à rien.

En écrivant Le Chêne brulé Gaston Cherpillod s’était aperçu qu’il était un bâtard culturel. Un transclasse, comme l’on dirait de nos jours, qui dérangeait autant les ouvriers que les bourgeois. D’ailleurs la particularité de son livre, c’est de passer avec une sublime aisance de l’argot au parler vaudois, et du parler vaudois au français le plus précieux. D’emprunter les mots de la rue tout en citant Proust ou St-Augustin, et en se référant à Sophocle, Balzac ou Dostoïevski.

Dans ce premier ouvrage Cherpillod n’occultait rien de ses mouvementées jeunes années. D’une encre altérée à l’acide, il nous emmène non seulement dans un moment de l’Histoire avec un grand H, mais également dans ses rébellions, dans ses beuveries, dans ses amours et dans son goût pour les prostituées.

« Nous avions une soif de damnés : je ne l’ai jamais tout à fait pardonné au soleil. Je trimballai des sacs de bûches des greniers aux caves de l’ancien évêché où se vendait du bois de chauffage à prix réduit ; je le distribuai aux misérables ; la retraite vieillesse n’existait pas encore. La quinzaine terminée je m’amusais comme je le pouvais. Mal. Saoulerie, coucheries : ça ne valait pas tripette ; j’en suais de dégoût. Elle schlingue ferme, une jeunesse de cette espèce-là. Il m’en reste encore du suint. On comprend pourquoi les écrivains du cru ne m’ont jamais tenu pour un des leurs : au nez de ces chatons je puais le fauve. Les frôleurs ! ça vit à la retirette et ça prétend être moniteur de conduite… Je t’en ficherai, moi, du pedigree, faux aristocrate, solipsiste à la manque ! »

Si certains thèmes abordés, ainsi que quelques propos, ont mal vieillis, on se surprend également à voir une multitude de concordances entre les années 1930-1950 et ce que nous vivons actuellement. Plus de cinquante ans après la première édition du Chêne brulé, sa lecture est une gifle magistrale qui ne laisse personne indifférent, quelles que soient ses opinions.

Décédé en octobre 2012, à l’âge de 86 ans, Gaston Cherpillod n’a eu de cesse de dénoncer les injustices infligées aux personnes les plus démunies.

Sources :

Le Chêne brûlé, Gaston Cherpillod, l’Aire bleue, nouvelle édition 2022.

La Voix au chapitre, RTS, le 3 décembre 1971. Les images en N/B sont également issues de cette émission.

LittéraTour de Suisse, RTS, le 1er octobre 1999.

– Wikipédia

 

Lectures estivales : Rosa, Dolores, Almudena et María un quatuor ibérique

Littérature espagnole : ces femmes qui l’écrivent

Pour passer leurs vacances après deux ans de Covid, Suisses et Européens ont choisi l’Espagne pour principale destination. Mais la péninsule ibérique n’est pas qu’un pays de plages et d’alcool bon marché. Hormis les châteaux, le flamenco et la paëlla, sa culture comprend aussi quelques grands écrivains dont Miguel de Cervantès, Federico Garcia Lorca et plus proches de nous Miguel Delibes ou Carlos Ruiz Zafón. Mais c’est dans les univers de quatre femmes que j’ai envie de vous emmener. Relativement peu connues des lecteurs francophones, ce sont de véritables stars en Espagne et dans les pays hispaniques. Non seulement elles cumulent les bestsellers, mais en plus elles ont un véritable talent littéraire contrairement à beaucoup d’écrivains ou d’écrivaines à grand tirage dont les livres ne savent satisfaire les amateurs de mots et d’intelligence. Une partie de leur œuvre est traduite en français et se trouve facilement en Suisse, en France ou en Belgique. Alors, n’hésitez pas à vous dorer sur une plage ibérique en lisant une écrivaine locale. Et si vous restez proche de vos pénates, voyagez à Madrid, en Cantabrie, au Pays Basque ou dans les méandres de l’Histoire espagnole avec des autrices qui connaissent parfaitement l’âme humaine, la géographie, la politique et les mythes de leur pays. Avec parfois du crime, du mystère, des ambiances noires ou de l’érotisme selon les plumes.

Rosa Montero : la touche-à-tout

Parce qu’elle est moi avons des point communs, Rosa Montero est sans aucun doute ma chouchou. Formée à la psychologie et au journalisme, elle écrit pour le quotidien El Pais depuis 1976. Avec la publication, en 1979, de La Crónica del Desamor – malheureusement non traduit dans la langue de Molière – elle est devenue l’une des écrivaines de la Movida madrilène, ce grand mouvement de libération et de renaissance de la culture qui explosa après quarante ans de dictature. Depuis, elle cumule les publications. L’œuvre de cette touche-à-tout est à la fois érudite, insolite et abordable par chacun. Ses livres se situent dans le passé, le présent ou le futur. Sa plume aborde tous les genres : littérature blanche, polar, thriller, fantastique, biographie, anticipation, journalisme, essai… Rosa Montero écrit également des récits inclassables qui relient son vécu à la vie de personnes célèbres, dont elle lit et étudie les biographies, ce qui rend le tout extraordinairement universel. Pour ma part, j’ai adoré son roman Le Roi transparent dont l’histoire se déroule au XIIe siècle, et L’idée ridicule de ne plus jamais te revoir ou elle raconte la perte de son mari, son chagrin après ce décès et sa reconstruction, tout en nous narrant des épisodes de la vie de Marie Curie. Actuellement, je découvre son dernier ouvrage Le danger d’être sain d’esprit qui paraîtra prochainement en français. Je l’ai acheté compulsivement, yeux fermés, dans un grand supermarché durant un séjour en Espagne, sans lire la quatrième de couverture. D’habitude, je me fournis dans les librairies, mais en le voyant si près de ma main, je n’ai pas pu m’empêcher de le mettre dans le caddie. Qu’elle n’a pas été ma surprise de voir qu’il aborde le même sujet que mon livre à paraître cet automne chez Torticolis et frères. On y trouve les mêmes références et elle en tire quasi les mêmes conclusions. Mon ouvrage sera nettement plus succinct, probablement moins savant et traité différemment, mais ciel ! que d’émotion en y découvrant les similitudes.

Parmi ses livres les plus marquants : La bonne chance, La chair, Des larmes sous la pluie, La fille du cannibale, La folle du logis.

Rosa Montero croule sous les prix et distinctions littéraires, notamment le Premier Prix littérature et journalisme Gabriel García Márquez (1999), le Prix National des Lettres Espagnoles (2017) et le Prix Ulysse pour l’ensemble de de son œuvre (2021). Ce sont les éditions Métailié qui la publient en français. Cliquer ici pour découvrir les livres de Rosa Montero.

Dolores Redondo : polars noirs et mythes fantastiques

Auteure de la Trilogie du Baztán, dont on a tiré trois films réalisés par Fernando Gonzalez Molina (Le Gardien Invisible, De Chair et d’Os, Une Offrande à la Tempête), Dolores Redondo écrit des polars empreints d’une touche de fantastique, et des romans historiques. Grande prêtresse du noir et du mystère, elle nous emmène dans des univers très réels qui soudainement dérapent vers l’étrange avant de revenir au tangible. S’adonnant à la littérature depuis l’âge de quatorze ans, ses premiers écrits s’adressent aux enfants et aux jeunes. Après l’abandon de ses études de droit, elle se lance dans la restauration gastronomique. Elle a travaillé dans plusieurs restaurants et en a possédé un, avant de se consacrer entièrement à la littérature. Après la publication du premier volume de la trilogie, le producteur allemand Peter Nadermann, responsable des films de la saga Millenium de Stieg Larsson, a immédiatement acquis les droits pour une adaptation cinématographique.

Dire que j’ai reçu une énorme claque en lisant la Trilogie du Baztán est un euphémisme. Ces ouvrages sont de ceux qui nous obsèdent, qui nous font détester ce quotidien qui nous empêche de reprendre le livre dont on a été obligé d’abandonner la lecture. A lire aussi : La face nord du cœur, grand prix des lectrices du magazine Elle.

Considérée comme le phénomène littéraire espagnol le plus important de ces dernières années, elle est traduite dans 36 langues.

Dolores Redondo a reçu le Prix Planeta (2016) et le Prix Bancarella (2018).

En français elle est publiée par Stock et Mercure de France. Ce sont les Éditions Gallimard et ses différentes collections de poche qui s’occupent des rééditions. A noter : il est conseillé de les lire dans l’ordre de parution. Livres de Dolores Redondo : cliquer ici.

Almudena Grandes : érotisme et Histoire

Quand, en novembre de l’an passé, Almudena Grandes est décédée à l’âge de 61 ans, une partie de l’Espagne s’est sentie en deuil. En effet, ses œuvres situées entre le XXe et le début du XXIe siècle, qui dépeignent avec une extrême justesse des moments bien précis de l’Histoire contemporaine du pays, ont frappé les Espagnols par leur réalisme et par la fine psychologie des personnages.

Almudena Grandes est entrée dans le monde littéraire en 1989 avec Les Vies de Loulou (Albin Michel), un roman qui relate l’histoire d’une femme qui explore son corps et sa sexualité dans un Madrid remué par la Movida. Vendu à des millions d’exemplaires et traduit dans près de 20 langues, ce roman sulfureux lance sa carrière. Cependant, c’est en 1994 avec Malena c’est un nom de tango (paru en français chez Pocket), qu’Almudena Grandes s’installe totalement dans la littérature. Avec ce livre elle devient une romancière populaire qui produit des bestsellers mais dont le style narratif, foisonnant et complexe est admiré et respecté par le milieu littéraire.

Après quatre ouvrages qui explorent les conflits d’identité de la femme espagnole de sa génération (elle est née en 1960) elle s’est aperçue qu’elle n’avait plus rien à raconter sur le sujet. De cette réflexion naîtra son cycle « Épisodes d’une guerre interminable », une fresque sur la guerre et l’après-guerre civile espagnole, écrite d’après les documents et témoignages parus sur le sujet.

Les romans d’Almudena Grandes donnent une voix à ces personnes invisibilisées par l’Histoire : aux humbles, aux oubliés, aux réprimés et particulièrement aux femmes. Proche amie de Pedro Almodovar, ce dernier dira à son propos : “Une écrivaine phare pour ceux d’entre nous qui veulent connaître notre histoire actuelle et d’où nous venons, ces détails importants que l’Histoire officielle avec une majuscule a tendance à nous voler”.

Considérée comme l’une des plus grandes plumes de la littérature espagnole, elle a reçu vingt-neuf prix et distinctions de son vivant et à titre posthume, notamment la prestigieuse Medalla de Oro al Mérito en las Bellas Artes. Par ailleurs, en mars de cette année, la ministre des transports a annoncé que l’une des plus importantes gares ferroviaires du pays, la Estación de Madrid Puerta de Atocha, sera rebaptisée Estación Puerta de Atocha Almudena Grandes.

Plusieurs de ses livres ont été adaptés pour le cinéma ou la télévision notamment par José Juan Bigas Luna et Gerardo Herrero. Dans leur traduction française ils sont, entre autres, publiés par Grasset et JC Lattès. Livres d’Almudena Grandes : cliquer ici.

Maria Oruña : l’admiratrice de Dolores

Admiratrice de Dolores Redondo, en hommage à cette écrivaine dont je parle plus haut, María Oruña a baptisé Valentina Redondo la protagoniste de sa série de polars. Un seul de ses livres a été traduit au français : Le port secret paru chez Actes Sud.

Née dans la région de Galice, Maria Oruña a exercé pendant dix ans la profession d’avocate spécialisée dans le droit du travail et le droit commercial.

Basé sur divers événements réels, en 2013, elle publie un roman à contenu juridique La mano del arquero ayant pour thème le harcèlement au travail et l’abus d’autorité, écrit pour aider les personnes qui se retrouvent dans une telle situation.

En 2015, María Oruña écrit Le port secret son premier roman policier. Ce livre sera également le premier d’une série qui, en espagnol en comprend déjà quatre. Si vous êtes suffisamment nombreux à réclamer d’autres enquêtes de Valentina Redondo, ses autres ouvrages seront peut-être également traduits.

L’histoire : un jeune Anglo-espagnol élevé à Londres revient à Santander pour transformer en hôtel de charme la vieille demeure héritée de sa mère. Pendant les travaux, les ouvriers exhument le cadavre d’un bébé. Ce thriller nous entraîne dans les secrets de famille, avec pour toile de fond une côte cantabrique sauvage et mystérieuse, balayée par les vents océaniques.

Je vous souhaite un délicieux été en compagnie des plus Grandes d’Espagne. Je vous donne rendez-vous à la fin juillet avec du théâtre plus joué qu’écrit.

Dunia Miralles

Sources

– En-tête : détail de la couverture du roman de Rosa Montero La bonne chance. Photo : Marco Grassi.

Site officiel de Rosa Montero

Site officiel de Dolores Redondo

Site officiel d’Almudena Grandes

Site officiel de María Oruña

JC Lattès

– Wikipédia

 

 

Le Gore des Alpes (2) : quelques auteur*e*s et numéros de la saignante collection

Le Gore  des Alpes : 13 romans, 1 BD et 1 recueil collectif

Cette collection est un hommage à la littérature pulp des ’50s. Ce sont des références à la culture populaire, aux monstres du passé et à ceux, plus vicieux encore, d’aujourd’hui. C’est de l’horreur, du macabre, du funeste. Sorcières et animaux anthropophages, mafieux toxicomanes et fascistes cannibales, clergé décadent et cadavres revenus du royaume des morts. C’est un sabbat au milieu d’une clairière, un carnotzet aux parfums de l’enfer, des hurlements lugubres dans les ténèbres.

Ces récits s’adressent à un public averti qui cherche à se divertir tout en apprenant deux ou trois choses sur l’âme humaine, l’Histoire ou les mythes de nos régions. Le Gore des Alpes c’est l’opposé, en très exagéré, de la vision idyllique que les touristes se font de la Suisse et de la montagne. Jusqu’à présent cette collection a publié 15 numéros dont un roman graphique et un collectif.

Les auteurs : CV longs comme des bras (tranchés)

Hier, nous avons rencontré le directeur de collection Philippe Battaglia. La pointe acérée de sa plume a également griffé deux ouvrages du Gore des Alpes : La robe de béton et La fête de la vicieuse.  Aujourd’hui, je vous propose de faire la connaissance de quelques auteur-e-s et de leurs livres. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’ils affichent tous et toutes de sérieux curriculum vitæ. A l’évidence, ce ne sont ni des paumés ni des petits rigolos.

Gabriel Bender : Les folles de Morzine

Le livre : Sociologue et historien Gabriel Bender, l’universitaire qui considère que de nos jours l’humain est un Celte avec un smartphone, s’est penché sur une véritable histoire qui a eu lieu  dans un village de Haute-Savoie au 19ème siècle.  Pendant environ treize ans, de 1857 à 1870, plusieurs dizaines de femmes de Morzine furent prises de convulsions, d’hallucinations, de crises de somnambulisme. Elles se disaient possédées par des diables. Malice ou maléfice ? Femmes malades ou révolte féministe ? Gabriel Bender résout l’énigme avec la prudence de l’historien des Alpes et la hauteur de vue d’un sociologue alpestre.

Bio : Originaire de Fully, Gabriel Bender est né en 1962. D’abord travailleur social, il obtient en 1993 une licence en sociologie, puis en 1996, un diplôme d’études supérieures en histoire économique et sociale. Aujourd’hui, il est professeur et chargé de recherche à la HETS – Haute École de Travail Social. Après la publications de plusieurs ouvrages consacrés aux sciences sociales, comme Politiques culturelles en Valais ou Fioul Sentimental, Gabriel Bender s’est éclaté à écrire du gore. C’est d’ailleurs lui qui a eu l’honneur d’inaugurer cette collection avec La Chienne du Tzain-Bernard qui rend hommage aux premières œuvres de la littérature gothique trash.

Stéphanie Glassey : L’Éventreuse

Le livre : spécialiste de la littérature du 17ème siècle, Stéphanie Glassey nous emmène dans le vécu le plus sordide des femmes. Le récit s’écrit sous les clochers des villages d’autrefois, bien-pensants et malfaisants, où le sexe prétendu faible était victime de la violence de l’hypocrisie et de la religion.

L’auteure nous ouvre une lucarne sur une faiseuse d’anges que le destin condamne à devenir éventreuse. Impuissant, le lectorat assiste aux horreurs des avortements à la dure, avec aiguilles à tricoter, cuillères et coups de poings, au destin des fœtus, aux abus subis par les enfants placés, et à la culture patriarcale pratiquée dans le secret et l’oppression. Stéphanie Glassey ne nous épargne rien des souffrances du viol, des grossesses à répétitions, de l’accouchement et surtout de celles des fausses couches provoquées ou pas. Un monde où les femmes ne sont que des objets corvéables, des outres à soulager les instincts les immondes de certains mâles – peut-on encore les appeler des hommes ? Une époque pas si lointaine où l’on accuse de sorcellerie celles qui apportent de l’aide à leurs pairs. Dans cet odieux obscurantisme, contre toute attente, c’est par le démon et ses suppôts que le Bien arrive. L’Éventreuse est un roman d’une violence hurlante de vérité. Entre deux saines manifestations démoniaques il nous rappelle pourquoi, nous les femmes, nous sommes battues pour obtenir le droit à la contraception et à l’avortement.

Bio : Née en 1988 et domiciliée à Nendaz, Stéphanie Glassey exerce les métiers de thérapeute et d’enseignante. En 2008, elle entre à l’Université de Fribourg où elle étudie les Lettres et se consacre essentiellement à la littérature du 17ème siècle. En 2013, elle obtient son Master en français. Confidences assassines est son premier roman paru en 2019, L’Éventreuse en 2020 et la La Dernière danse des lucioles en 2021. Son projet actuel, Enfances assassinées, est au bénéfice d’une bourse de la culture de l’État du Valais.

Extrait de L’Éventreuse de Stéphanie Glassey.

François Maret : VenZeance

Le livre : le dessinateur signe l’unique bande dessinée du Gore des Alpes. Une expérience qu’il faudrait renouveler.

VenZeance est un roman graphique, accouplement farouche et sanglant entre un road movie post-apocalyptique et une errance burlesque pour la survie. Une toxine a transformé les joyeux convives du Gala du FC Sion en zombies décérébrés. La horde sous contrôle va déferler sur le Valais. Heureusement l’armée suisse veille…

Bio : Né en 1961, François Maret est un dessinateur et scénariste de bande dessinée, illustrateur et enseignant. Instituteur, il a travaillé pendant dix ans dans les écoles primaires. Ayant obtenu le diplôme d’enseignement du dessin, il devient professeur des Arts Visuels et de l’Histoire de l’Art au lycée-collège cantonal de la Planta. De 1989 à 1992, il a été responsable des graphismes et des illustrations pour des livres scolaires d’histoire, de géographie et de sciences naturelles. Il a également travaillé comme dessinateur pour la presse suisse : Femina, La Liberté, Le Courrier, Le Quotidien Jurassien. Il a publié Eden, trois tomes de science-fiction humoristique aux Éditions Paquet, en 2008. Il partage son temps entre le dessin de presse, l’enseignement, et la BD.

Louise Anne Bouchard : Delirium

Le livre : L’écrivaine helvético-canadienne signe ici son 18ème ouvrage où l’on découvre les aventures de Jérôme, un homme qui boit trop, baise trop, et s’est fait renvoyer de son travail. Il décide de se refaire une santé en Valais, mais là encore, il baise et boit trop. Pompon : dans ses délires, on l’enlève et on le malmène. Une séquestration ou se multiplient les sévices pour l’empêcher de toucher à la légende du Dolly Pop, la mystérieuse disparition de huit beautés qui gagnaient leur vie en vendant leurs charmes et parfois leurs petites culottes.

Bio : Grâce à ce livre et à ses précédents ouvrages noirs, Louise Anne Bouchard fait partie des 25 autrices du monde entier à être invitée dix jours durant au Festival International du Roman Noir (FIRN). Ce projet est cofinancé par Pro Helvetia.

Louise Anne Bouchard a commencé à écrire à l’âge de douze ans. D’abord photographe de formation (pendant trois ans, elle est photographe de mode free-lance), elle poursuivit des études en Littérature à l’Université du Québec à Montréal. Sa rencontre avec son professeur de Littérature Étrangère, Eva Le Grand, est l’une des plus éblouissantes de ses débuts d’écrivain. Elle a reçu deux prix littéraires dont un canadien.

Jean-François Fournier : Les démons du pierrier

Le livre : Un curé voit, avec rage, la modernité arriver dans son petit village. Pour maintenir les villageois sous le pouvoir de l’église, il n’hésitera pas à pousser au crime les deux hommes les plus riches de la région, dont l’ampleur de la perversité assoit les dégénérés de Délivrance sur le banc des enfants de chœur. La situation va évidemment lui échapper et devenir un véritable enfer. Un hommage émétique à Necrorian, l’auteur culte de la littérature gore, et à son mythique Blood-Sex !

Bio : L’écrivain et critique littéraire Jean-Michel Olivier n’a pas hésité à affirmer, dans sa présentation des Démons du pierrier, que Jean-François Fournier mériterait l’une des premières places parmi les écrivains suisses.

Né le 12 janvier 1966 à Saint-Maurice, Jean-François Fournier est journaliste et écrivain. Il était rédacteur en chef du quotidien Le Nouvelliste, jusqu’en octobre 2013. Il a dirigé ensuite la mythique Revue Automobile, le plus vieux journal européen traitant des quatre roues. Puis il a administré le Théâtre du Baladin et officié comme Délégué culturel de la commune de Savièse. Premier Prix de poésie de l’Association valaisanne des écrivains en 1983, il reçoit en 1988 le Prix de journalisme du Conseil de l’Europe et, en 1998, le canton du Valais lui décerne le Prix d’encouragement pour l’ensemble de sa production littéraire.

Extrait des Démons du pierrier de J.-F Fournier.

Collectif : Ça sent le sapin

Livre : Un ouvrage collectif rassemblant treize aventures macabres. Un Noël pas piqué des vers où l’on cueille, sous le sapin, des champignons parasites, des occultistes nazis, des extraterrestres vicieux, des lutins esclavagistes, des morts-vivants, des cannibales, des sociopathes, des psychopathes, des mille-pattes et du pâté en croûte.

Les auteurs : Philippe Battaglia, Gabriel Bender, Louise Anne Bouchard, Nicolas Feuz, Jean-François Fournier, Jordi Gabioud, Stéphanie Glassey, Joël Jenzer, François Maret, Nicolas Millié, Olive, Dita von Spott & Vincho.

 

Sources

– Site Le Gore des Alpes

– ViceVersa littérature

– Le village suisse du livre

– Babelio

– Wikipedia

BD : « Irena » l’ange du ghetto de Varsovie

Irena Sendler : une résistante courageuse et modeste

Irena Sendler. 1944.

Entre 1941 et 1943, sans se soucier du danger, Irena Sendler sauve 2500 enfants juifs du ghetto de Varsovie. Pourtant, cette résistante catholique polonaise culpabilisera jusqu’à sa mort de ne pas en avoir sauvé assez. Qu’on l’appelle « héroïne » l’offusquait. « Je ne suis pas une héroïne. J’ai fait ce qu’il y avait à faire. Ce que j’ai fait est normal. Les enfants juifs sont les véritables héros ». Une « normalité » qui, en 1943, lui coûte d’endurer, chaque jour et durant des mois, de longues séances de tortures infligées par la Gestapo, sans que jamais elle ne dénonce aucune des personnes de son réseau. Condamnée à mort, elle s’en sort grâce aux membres de la résistance qui organisent son évasion mais les sévices infligés l’ont rendue définitivement infirme.

 

Irena Sendler : l’effacement

Après la guerre Irena Sendler (Sendlerowa en polonais) demeure fidèle au gouvernement polonais en exil. Cela lui vaut d’être à nouveau emprisonnée de 1948 à 1949, et d’être brutalement interrogée par la police secrète communiste. Elle est finalement libérée. Toutefois, ses liens avec la résistance polonaise proche du gouvernement en exil empêchent que les sauvetages qu’elle a effectués durant la guerre soient reconnus.

 

Irena Sendler : sauvée de l’oubli

Malgré la volonté du régime communiste à l’effacer de l’Histoire de la Pologne, en 1965, elle est déclarée Juste parmi les Nations et, en 1991, Citoyenne d’Honneur de L’État d’Israël. Cependant, son rôle durant la Seconde guerre mondiale reste largement ignoré jusqu’à la chute du régime communiste. En 1999, c’est un travail de fin d’études réalisé sur la Shoah par quatre étudiantes du Kansas, qui permet de mettre au jour ce pan de L’Histoire et de le diffuser mondialement. Depuis, Irena Sendler a reçu de nombreux prix. En 2003, alors qu’elle vivait encore, on lui décerne L’Ordre de l’Aigle Blanc, la plus haute distinction polonaise. En 2007, elle est distinguée de l’Ordre du Sourire, attribué à des personnalités œuvrant pour Le bonheur et le sourire des enfants. En 2009, Irena Sendler reçoit, à titre posthume, le prix humanitaire Audrey Hepburn, nommé ainsi en l’honneur de l’actrice et ambassadrice de l’Unicef. Le Parlement polonais a déclaré l’année 2018 « Année Irena Sendler ».

Irena Sendler. 2007.

 

Irena : la bande dessinée

Des livres et documentaires racontent les actions et la bravoure de cette grande dame, dont une série de bandes dessinées parues chez Glénat. Le scénario a été réalisé par Jean-David Morvan et Séverine Tréfouël d’après le documentaire Les Justes de Marek Halter. Afin que le dessin soit accessible aux plus jeunes, c’est le dessinateur David Evrard que l’on a sollicité, tandis que l’on a demandé au coloriste Walter de garder la couleur des films documentaires tournés durant la Deuxième Guerre Mondiale. Didier Pasamonik, spécialiste en bande dessinée, éditeur, directeur de collection, journaliste et commissaire d’exposition, écrit à propos de leur travail :

« Le regard qu’ils portent sur cette histoire a une qualité essentielle : ils l’abordent du point de vue de l’enfant. Cette tradition du dessin simple, au vibrato sensible doté d’une probité impeccable, nous la connaissons bien : elle est de la lignée, puissante parce que poétique, éternelle parce que authentique et universelle, du Petit Nicolas de Sempé et René Goscinny. Ils ont la même évidence. »

En cinq volumes, cette BD raconte le quotidien du ghetto de Varsovie, les déportations, les moments d’espoir, de désespoir et d’horreur, et comment Irena en est venue à sauver 2500 enfants, en prenant soin de noter et de cacher leur nouvelle identité jointe à l’ancienne, afin qu’après la guerre ils puissent connaître leurs origines et retrouver leurs familles. Les scénaristes se sont également aventurés dans l’après-guerre pour nous raconter les exactions du régime communiste, ainsi que quelques décennies plus tard à la rencontre des enfants, devenus adultes, qu’Irena a sauvés. La trame, souvent entrecoupée de scènes de tortures, est allégée par des moments où Irena imagine son père, un homme bon décédé très jeune, près d’elle et fier de son engagement. Des instants de tendresse tout aussi poignants que les scènes les plus dures.

Des frises historiques permettent de comprendre la chronologie de la montée du nazisme, la guerre et l’après-guerre, ainsi que la vie entière d’Irena Sendler.

Née à Varsovie le 15 février 1910, Irena décède dans la même ville, à l’âge de 98 ans, le 12 mai 2008.

 

Sources :

  • Irena, les 5 volumes parus chez Glénat : Le Ghetto ; Les Justes ; Varso-vie ; Je suis fier de toi ; La vie, après. Scénario : Jean-David Morvan et Séverine Tréfouël. Dessins de David Evrard. Couleurs par Walter.
  • La bibliothèque de la ville de La Chaux-de-Fonds.
  • Wikipedia

 

Lectures et maladies : de la schizophrénie à la pandémie avec Marion Canevascini et Claude Darbellay

Violences et douceurs

En lisant L’Épidémie, on soupçonnerait aisément Claude Darbellay de complotisme. Tout y est : un grand projet liant les pharmas, la haute finance, l’OMS, le Haut Commissariat aux Réfugiés, des politiques d’ici et d’ailleurs et des mafias. Des expériences sans scrupules faites sur des êtres humains. Un monde prêt à tout pour imposer sa loi. Seule ombre au tableau : L’Épidémie, dont la deuxième édition vient de sortir chez Infolio, est parue pour la première fois aux Éditions G d’Encre en 2007, soit 12 ans avant les premiers cas de Covid-19. On ne peut donc guère accuser son auteur de prendre le train en marche ou de profiter de la pandémie pour vendre du livre. A la rigueur, on peut imaginer que les complotistes s’inspirent de son livre pour élaborer leurs arguments. Les conjectures s’arrêtent là même si, depuis plus d’un an, nous vivons des situations schizophrénisantes. Toutefois, la schizophrénie, la vraie, pas le mot qu’on glisse en tant que métaphore au hasard d’une conversation, ressemble à toute autre chose. Avec beaucoup de pudeur, Marion Canevascini s’est penchée sur cette maladie dans un très beau livre illustré que je tiens à vous présenter avant de revenir sur L’Épidémie.

Marion Canevascini : Notre frère

Paru aux Éditions Antipodes Notre frère, le roman graphique de Marion Canevascini, est particulièrement touchant. Actuellement la parole se libère. De plus en plus, on laisse de la place dans les livres et les médias aux personnes qui souffrent d’un handicap ou d’une maladie mentale. On donne aussi facilement l’occasion de s’exprimer aux parents ou aux conjoints. Il est plus rare d’entendre la souffrance de la fratrie. La douleur des enfants qui « vont bien » et, dont le frère ou la sœur qui présente une pathologie, efface l’enfance en retenant l’entière attention des parents. Avec délicatesse, le livre de Marion Canevascini raconte ses souvenirs : l’arrivée de la maladie dans une famille qui compte trois enfants. Face aux étrangetés de leur frère ainé et au désarroi de leurs père et mère, les deux sœurs cadettes s’unissent pour exister. Dans cet ouvrage aux dessins et aux textes épurés, ce sont les blancs des pages et les mots tus qui s’inscrivent dans le ressenti.

Ce témoignage sensible d’une pathologie évoquée entre les lignes permet aux plus jeunes d’aborder, de questionner et d’être accompagnés dans la maladie. En effet, il existe beaucoup de littérature sur la schizophrénie mais pratiquement aucun écrit ne s’adresse à des enfants.

Biographie de l’artiste

 Artiste fribourgeoise, Marion Canevascini, étudie les Lettres à l’Université de Fribourg et notamment le rapport entre le texte et l’image. Elle partage aujourd’hui son activité entre peinture, écriture, et enseignement.

 

 

Claude Darbellay : L’Épidémie

Dès les premières lignes, Claude Darbellay nous entraîne dans une aventure labyrinthique à un rythme qui laisse peu de pauses pour souffler. Rien ne nous est épargné : les meurtres et les morts se succèdent, les hypothèses nous mènent sur des chemins que l’on se voit obligé de rebrousser, on saute d’un pays à l’autre. Même la froide torture est au rendez-vous. Les personnes qui mènent l’enquête tentent de se rassurer en se raccrochant à ce qu’elles savent et qui ne devrait pas exister. Frank le narrateur, raconte ce qu’il a vu, espérant avertir l’humanité du danger qui la menace. Les Grands Manitous le laissent faire convaincus que, de toute façon, personne n’y croira.

 L’Epidémie : extrait

 « Il s’agissait d’allier santé, jeunesse, performance et donc, Charles Larson rit, bonheur. C’était en tout cas en ces termes que Fabio Rossi avait vendu son projet à la GlaxoSmithKline. Rendre à un corps vieillissant les performances de sa jeunesse. Parce que, pour le marché, ce créneau était porteur de gigantesques profits. La clientèle potentielle avait les moyens d’acquérir LE traitement qui accélérait la réparation des tissus musculaires. En vieillissant, nous perdons environ un tiers de notre masse musculaire. L’exercice constant, soulever de la fonte dans un fitness par exemple, pratiquer un sport, même à haute dose, ne fait que ralentir le processus. Trouver un moyen biologique de l’arrêter, voire de l’inverser, c’est la gloire et la fortune.

Nous avons commencé, comme souvent en laboratoire avec des souris blanches…

L’idée, c’était de stimuler l’augmentation de la croissance musculaire à n’importe quel âge et sans exercice. Ce que promettent toutes les cliniques spécialisées dans des cures hors de prix. Ce que nous espérions aussi, l’époque voulait ça, c’était démocratiser notre découverte en multipliant le nombre de clients. »

 

Claude Darbellay : l’interview

 – La première édition de L’Epidémie a été publiée en 2007 aux Éditions G d’Encre. D’où a surgi l’idée de ce roman ?

Cette idée m’est venue d’un événement et d’une peinture. L’événement c’est le SRAS, une pneumonie atypique pour faire simple, apparue en 2003, qui avait fait peu de victimes mais généré une grande panique, avec des déclarations alarmistes de dirigeants, aussi bien à Singapour qu’au Canada ou en Chine où tous les lieux de divertissement (théâtres, cinémas, cafés internet) ainsi que les bibliothèques avaient été fermés. Les mariages avaient aussi été ajournés. J’avais lu un article dans un journal anglais où l’OMS avertissait du danger. Or, l’OMS, en anglais, c’est la WHO, the World Health Organization. Qui peut être confondu avec sa traduction en français de QUI. On y ajoute un point d’interrogation et on a le départ d’une enquête sur qui est responsable de ces mesures anti SRAS et dans quel but. Et, au niveau de la fiction, on a déjà un des responsables : l’OMS. Voici pour l’événement. Quant à la peinture, c’est un tableau de Dürrenmatt qui m’a inspiré le premier chapitre où le président du conseil d’administration d’une firme helvétique est pendu au lustre de la salle du conseil par sa cravate. Il s’agit du tableau : « L’Ultime assemblée générale de l’établissement bancaire fédéral » peint en 1966. Tableau qui montre une scène apocalyptique : des banquiers se sont pendus à des lustres, d’autres se tirent une balle dans la tête. C’est le départ du roman. Pourquoi le président d’un conseil d’administration est-il pendu à sa cravate par un commando ? Qui est responsable ? L’OMS et l’industrie pharmaceutique seraient-elles mêlées à cet assassinat et dans quel but ?

– Ce roman vous a-t-il demandé beaucoup de recherches et de documentation?

Oui. J’ignorais tout de la vie des virus. Mais j’étais enseignant dans un lycée où est enseignée la biologie. J’ai donc demandé à un professeur de biologie de me donner de la documentation. Il m’a répondu, « accorde-moi une semaine ». Une semaine plus tard, j’avais une pile de livres, de documents, d’articles. Et le professeur m’a dit, « Tiens, lis ça. Après, quand tu auras bien assimilé la matière, je te donnerai la suite. » Cela m’a pris un temps certain pour en venir à bout. Avant la publication, le même professeur a relu tous les chapitres du roman concernant les laboratoires et la description des épidémies pour que tout soit rigoureusement exact. Ceci afin de créer un « effet de réalité » et de donner du crédit à ce que raconte la fiction.

– Votre livre fait référence aux mondes de la littérature et de l’art puisqu’on y croise Dürrenmatt, Nietzsche, Niki de St-Phalle, le poète américain William Stafford… tout en mélangeant enquête, industrie pharmaceutique et politique. Résultat : un thriller à la Robin Cook en plus intellectuel. Aviez-vous envie de conquérir un lectorat qui d’habitude s’intéresse peu aux lectures populaires ?

La question du lectorat est importante, certes. Je ne voulais pas écrire pour un lecteur particulier, mais donner du plaisir à un lectorat qui soit le plus large possible. J’espérais que le roman crée son lectorat. Il y a deux façons de voir les choses, je crois. Soit on calibre un texte pour qu’il corresponde à un public cible, on en fait un produit qui va séduire des consommateurs, soit on crée un roman qui, par ses qualités intrinsèques, va attirer les lecteurs. Aujourd’hui, c’est plutôt la première démarche qui prédomine. L’ennui, c’est qu’elle s’accompagne d’un code esthétique. On y « émotionne » beaucoup, et la compréhension doit être « Nescafé », immédiatement soluble. On appelle ça « les lois du marché ». Il faut saluer ici le travail des auteurs qui continuent de vouloir « faire de la littérature » et des éditeurs qui les soutiennent.

– Avec le recul avez-vous l’impression d’avoir écrit un roman qui anticipait la pandémie de la Covid-19 ?

Oui, je crois que ce roman anticipait la pandémie de la Covid-19. Pour une bonne raison. Les rouages sont les mêmes que ceux décrits dans le roman. Il y a cependant quelques différences de poids. La pandémie du roman était fictionnelle et les morts à venir. La situation actuelle a vu apparaître quelques aspects assez inquiétants, outre la situation sanitaire. Ce sont des mesures étatiques qui sont proches de l’absurdie. J’attends toujours que l’on m’explique pourquoi il n’était pas dangereux d’assister à un culte ou à une messe pour cinquante personnes et pourquoi ce n’était pas la même chose pour un théâtre ou une salle de concerts. Mais plus grave, derrière toute décision politique se profile une conception du monde et je ne partage pas la division entre « biens essentiels » et « biens inessentiels ». Division dont les librairies ont fait les frais, par exemple. Ont aussi été rognés des droits démocratiques, au nom de la santé qui a remplacé la liberté. Ce n’est plus « liberté, égalité, fraternité ». La liberté a cédé la place à la santé. Avec une armada de virologues, de médecins, d’experts en tout genre à l’égo surpuissant. Or, rappelons-nous que le Titanic a été construit pas des spécialistes et l’Arche par des amateurs !

– Une question que je pose à tous les auteurs: à quel personnage littéraire vous identifiez-vous ou quel personnage littéraire auriez-vous aimé être ?

J’aurais aimé être Sancho Panza du Don Quichotte de Cervantès. C’est lui qui, juché sur son âne, commente les « exploits » de son maître, Alonso Quijano, qui a la tête farcie de romans de chevalerie et qui attaque des moulins à vent en les confondant avec des géants. Il est l’auteur de son maître, en fait, parsemant le récit de remarques ironiques, de jeux d’esprit, de proverbes espagnols détournés. Il nous invite à faire un pas de côté pour entrer dans la réalité ou, pour citer Lao Tseu, comme le fait Lopez, le philosophe de « l’Épidémie » : « Voyons ce qui est et non ce que nous aimerions voir ».

Interview : Dunia Miralles

 

Claude Darbellay : la biographie

Né en 1953 au Sentier, dès l’âge de dix-huit ans, il travaille comme manœuvre sur les chantiers, poseur de faux plafonds, monteur de parois mobiles afin de subvenir à ses besoins. Il fait des études de lettres à l’Université de Neuchâtel avant de voyager en Italie, dans l’East End londonien et à Grenade où il étudie le castillan. De retour en Suisse, il s’installe à La Chaux-de-Fonds et y enseigne le français et l’anglais à l’école supérieure de commerce.

Son œuvre a été distinguée par divers prix, Le Grand Prix poètes d’aujourd’hui 1984, le Prix Bachelin 1994, le Prix Louis-Guillaume 1995, le Prix Alpes-Jura 1996, et le Prix Michel Dentan 1999 pour Les prétendants.

L’écrivain Claude Darbellay. Photographie libre de droits.

 

 

Sources :

  • Notre frère, roman graphique, Marion Canevascini, éd. Antipodes
  • Éditions Antipodes
  • L’Épidémie, roman d’anticipation, Claude Darbellay, éd. Infolio
  • Claude Darbellay, écrivain et poète
  • Wikipédia

Mikhaïl Boulgakov : de drogué à censuré, de censuré à la postérité

Mikhaïl Boulgakov : médecin morphinomane

Se promener avec, dans une poche ou un sac, un livre léger et vite lu est une friandise proposée par la collection Folio2€ avec ses ouvrages à moins de 5 francs. Cela permet, également, de lire quelques grands auteurs auxquels nous n’avions pas eu le courage de nous attaquer, d’en découvrir quelques nouvelles ou un roman court. Chaque fois que j’entre dans ma librairie, je me laisse tenter par trois ou quatre de ces livres et, pour la modestie du prix, peu importe si je suis déçue ou si je les abandonne en cours de lecture. D’une certaine manière, cela en vaut toujours la peine. Comme dans mon travail d’écriture je me penche souvent sur les addictions, en particulier celles induites par les drogues, je n’ai pas su m’empêcher de ressortir de chez mon dealer de bouquins avec Morphine de Mikhaïl Boulgakov. Écrite d’une manière simple et efficace, conçue comme un journal, cette nouvelle raconte la descente aux enfers d’un jeune médecin. Déçu par son ancienne maîtresse il est affecté, juste après la Révolution russe, à un poste dans une clinique rurale. Tout y est : les rigueurs de l’hiver, un nouvel amour délaissé pour la drogue, l’euphorie des premières prises, les douleurs et le vide ressentis lors du manque, les magouilles pour obtenir sa dose, la culpabilité… Un thème que Mikhaïl Boulgakov maîtrise parfaitement. Il a exercé la médecine, entre 1916 et 1920, dans des conditions très similaires à celle de son personnage et lui aussi a été morphinomane. Inapte au service militaire, il a dirigé un hôpital de campagne. Isolé pendant deux ans, il devient dépendant mais, contrairement à son protagoniste, il se désintoxique grâce Lubov Belozerskaya, l’une de ses épouses.

Extraits de Morphine

« En injectant une seringue de dilution à 2%, il s’établit presque instantanément un état de quiétude qui tourne immédiatement à l’extase bienheureuse. Cela dure seulement une à deux minutes. Ensuite tout disparaît sans laisser de traces, comme si cela n’avait jamais été. Commencent alors les douleurs, l’angoisse, le noir… »

« Une seringue est posée sur un morceau de gaze, à côté d’un flacon. Je la prends et, après avoir négligemment enduit d’iode ma hanche toute marquée de piqûres, je plante l’aiguille dans la peau. Aucune douleur, oh ! non, au contraire : je jouis d’avance de l’euphorie qui va se manifester ».

« Moi, l’infortuné docteur Poliakov, atteint de morphinomanie depuis février, je mets en garde tous ceux à qui il adviendra de subir le même sort que moi : n’essayez pas de remplacer la morphine par de la cocaïne. La cocaïne est un poison on ne peut plus ignoble et insidieux. Hier, c’est à peine si Anna a réussi à me récupérer à force de camphre, et aujourd’hui je suis un mort-vivant… »

« Tempête, pas de consultation. Ai lu pendant mes heures d’abstinence un manuel de psychiatrie, il m’a produit une impression terrifiante. Je suis fichu, plus d’espoir. J’ai peur du moindre bruit, je hais tout le monde quand je suis en phase d’abstinence. Les gens me font peur. En phase d’euphorie, je les aime tous, mais je préfère la solitude. »

Mikhaïl Boulgakov : une vocation littéraire précoce

Connu sur les cinq continents pour son œuvre Le Maître et Marguerite, Mikhaïl Boulgakov naît le 3 mai 1891 à Kiev, en Ukraine, qui faisait alors partie de l’Empire russe. Ainé d’une fratrie composée de deux garçons et quatre filles, il est le fils d’un prêtre, professeur d’histoire et critique des religions occidentales. Sa mère est enseignante. Durant son enfance, il se passionne pour le théâtre. Il écrit des comédies que ses frères mettent en scène.

L’amour précoce du jeune Boulgakov pour la lecture le conduit à connaître à fond l’œuvre de ceux qu’il considérera toujours comme ses maîtres : Nicolas Gogol, Anton Tchekhov et Mikhaïl Saltykov-Chtchedrine.

Mikhaïl Boulgakov : un médecin frustré

Il obtient son diplôme de médecine en 1916 à l’Université de Kiev. Envoyé à l’hôpital du district, il commence à écrire. Installé à Viazma en 1917, il revient à Kiev l’année suivante accompagné de Tatiana Lappa, sa première épouse. Il ouvre un cabinet médical de phytopathologie des dermatoses. Cependant, très vite, il commence à envisager l’idée de quitter la médecine. Fonctionnaire, il se sent subordonné au pouvoir politique. Pendant cette période, il est le témoin direct de la guerre civile russe et d’au moins dix tentatives de coup d’État.

En 1919, il est envoyé dans le Caucase du Nord pour travailler comme médecin militaire et commence à écrire comme journaliste. Malade du typhus, il survit miraculeusement. L’année suivante, il abandonne sa carrière de médecin pour de s’adonner à la littérature.

Après avoir traversé le Caucase, il se rend à Moscou avec l’intention d’y rester. Il peine à trouver un emploi. Finalement, il décroche un travail de secrétaire de la section littéraire du Comité central de la République pour l’éducation politique.

Mikhaïl Boulgakov : censuré par le régime soviétique

En 1925, Mikhaïl divorce de sa première femme. Il épouse Lubov Belozerskaya. La censure s’acharne sur son travail et lorsque ses œuvres parviennent à voir le jour, malgré le bon accueil du public, il reçoit des critiques négatives de la part de La Pravda. En 1926, l’auteur ukrainien publie Morphine qui raconte, à travers le Dr. Poliakov, sa consommation de stupéfiants pendant la Première Guerre mondiale. Deux de ses pièces sont jouées à Moscou. Le public est enthousiaste mais la critique l’étrille.

En 1929, la carrière littéraire de Boulgakov subit un coup dont l’écrivain ne se remettra jamais. La censure gouvernementale empêche la publication et la mise en scène de toutes ses pièces. Il n’avait jamais quitté l’Union soviétique. Sa fratrie vit en exil à Paris. Il écrit au gouvernement de l’URSS en demandant la permission de partir à l’étranger. Deux semaines plus tard Staline le contacte. Il lui refuse la possibilité de s’expatrier mais lui propose de travailler au Théâtre d’art académique de Moscou. Boulgakov accepte.

Mikhaïl Boulgakov : son épouse l’inspire pour Le Maître et Marguerite

Ayant également quitté Lubov, en 1932 il se marie avec Elena Sergeevna Bulgakova, qui lui inspirera Marguerite dans son œuvre la plus célèbre, Le Maître et Marguerite, commencée en 1928. Dans les années qui suivent, Mikhaïl continue à travailler sur Le Maître et Marguerite, tout en se consacrant à de nouveaux drames, histoires, critiques, livrets et adaptations théâtrales de nouvelles. Cependant, la plupart de ses œuvres, ne seront jamais publiées. Les autres sont mises en pièces par la critique.

Mikhaïl Boulgakov : persécuté par la censure

À la fin des années 1930, il collabore avec le Théâtre du Bolchoï en tant que librettiste et consultant. Il le quitte quand il réalise qu’aucune de ses œuvres n’y sera jamais produite. Sauvé de la persécution et de l’arrestation grâce au soutien personnel de Joseph Staline, Boulgakov se sent quand même en cage. Aucun de ses écrits n’est publié. Ses récits sont systématiquement censurés. Lorsque Batoum, sa dernière œuvre qui dépeint pourtant un tableau positif des premiers jours de la révolution stalinienne, est interdite avant même les répétitions, il demande à nouveau la permission de quitter le pays. On la lui refuse une fois de plus. Sa santé se détériore.

Boulgakov consacre les dernières années de sa vie à l’écriture. Son humeur, cependant, est très changeante. Des moments pleins d’optimisme, qui l’amènent à croire que la publication de Le Maître et Marguerite est encore possible, alternent avec des chutes dans la dépression la plus sombre, où il perd tout espoir. En 1939, dans des conditions précaires, il propose une lecture privée à son petit cercle d’amis de Le Maître et Marguerite. Le 19 mars 1940, à moins de cinquante ans, Mikhaïl Boulgakov meurt à Moscou emporté par une néphrosclérose. Son corps est enterré dans le cimetière Novodievitchi.

Actuellement, Boulgakov est mondialement considéré comme l’un des écrivains les plus remarquables du XXe siècle.

Sources :

 – Morphine, Mikhaïl Boulgakov, Gallimard, collection Folio2€

 – Lecturalia

 – Biografiaonline

 – Wikipedia

 – Biografie

Luís de Camões : poète lyrique, belliqueux, séducteur et brillant

Luís de Camões : le Shakespeare portugais

Considéré comme le poète national du Portugal, Luís de Camões, en français Camoëns, fait l’objet d’un culte de la part du peuple lusitanien en général, et des gens de lettres en particulier. L’on compare son œuvre à celle de Virgile, de Shakespeare ou de Dante. Peu apprécié de son vivant, il gagne en reconnaissance avec le temps. Le Jour de la Langue Portugaise est, au pays de l’embouchure du Tage, fêté le 10 juin, date de sa mort. Brillant versificateur du classicisme portugais, en plus d’être considéré comme un savant poète de la Renaissance, il est surtout connu pour son poème épique, Os Lusíadas, divisé en dix chansons divisées en octaves. Cette épopée a pour thème les conquêtes des Portugais: leurs guerres et leurs navigations.

Sa vie reste un peu floue, mais l’on sait qu’il a parcouru l’empire portugais, alors à son apogée. Dans l’ouvrage Poètes de Lisbonne – Ed. lisbon poets & co – j’ai choisi le sonnet Changent les temps, changent les volontés parce que, bien qu’écrit au 16e siècle, il entre parfaitement en résonance avec ce que nous vivons actuellement.

 

Luís de Camões : guerrier, séducteur et poète

On ignore le lieu et l’année de sa naissance, mais il est stipulé que c’était plus ou moins en 1525, près de Lisbonne ou de Coimbra. Ses parents étaient originaires de Galice. De par son père, il serait le descendant d’un célèbre troubadour, de par sa mère du navigateur Vasco de Gama. On sait peu de choses sur son enfance, mais en 1547, âgé probablement de 22 ans, Camões rejoint l’armée de la Couronne portugaise et débarque en Afrique en tant que soldat. Au cours d’un combat au Maroc, il perd son œil droit. En 1552, il revient au Portugal où il mène une vie de bohème et de séducteur. Aussi assidu des fêtes populaires que des fêtes organisées par la noblesse, on lui prête de nombreuses amours et conquêtes, non seulement avec les dames de la cour mais aussi avec l’Infante elle-même, la soeur du roi. On lui accorde également une histoire passionnelle avec une comtesse. Selon la légende, il serait tombé en disgrâce à cause de son Don Juanisme, au point d’être exilé à Constância ou Santarém mais aucun document ne le confirme. Ce que l’on sait avec certitude, c’est qu’en 1552, il est blessé lors d’une rixe avec un gentilhomme de la maison du roi, un certain Gonçalo Borges, ce qui le conduit en prison. L’année suivante, libéré par une lettre royale de rémission, il est envoyé aux Indes où il participe à plusieurs expéditions militaires.

La rixe qui envoya Camões en prison.

Luís de Camões : une muse, un naufrage, une œuvre

En 1556, ces expéditions arrivent en Chine où il rencontre Dinamène – en réalité Tin Nam Men – une chinoise qui devient sa maîtresse. Ils vivent une folle passion amoureuse jusqu’à ce qu’une tragédie les sépare. Dans un naufrage, Dinamène se noie et une fois de plus, la légende s’en mêle. Une première version dit que n’ayant pas pu sauver sa bien-aimée, le poète sauve la seule chose qui lui reste : le manuscrit d’Os Lusíadas, le tenant d’une main hors de l’eau au-dessus de sa tête tandis, que de l’autre bras, il nage. Une version moins romantique, prétend que Camões aurait préféré sauver son manuscrit plutôt que la jeune femme.

Arrivé à Goa en 1561, il y est emprisonné pour des raisons restées obscures, et libéré deux ou trois ans plus tard.

En 1570, il revient à Lisbonne sans un sou. Son monument littéraire Os Lusíadas est publié en 1572.

Camões publiera d’autres poèmes après Os Lusíadas. Plusieurs d’entre eux déplorent la mort de Dinamène, dont le célèbre A Saudade de Ser Amado. D’innombrables sonnets, comptines et rondes, verront encore le jour, en plus d’autres grandes œuvres, devenues mondialement connues, parmi lesquelles El-rei Seleuco. Mais le poète ne sait pas gérer les bénéfices que lui rapportent ses publications. Il décède à Lisbonne le 10 juin 1580 dans un état de pauvreté absolue.

Sources:

  • Treze
  • Poètes de Lisbonne, Ed. lisbon poets & co
  • Elaine Barbosa de Souza
  • Babelio
  • Anna de Cassia
  • Wikipédia

A relire ou à lire : « La Peste » d’Albert Camus

La Peste d’Albert Camus : un récit en plusieurs strates

L’essentiel de mes lectures, depuis quelques mois, se penche sur le fascisme. D’où ma relecture de La Peste, cet hiver, une métaphore de la peste brune, autre nom du nazisme. Puis, l’arrivée du nouveau Coronavirus a précipité les lecteurs sur ce livre d’Albert Camus paru en 1947. Une chronique faisant partie du cycle de la révolte, qui compte deux autres ouvrages: L’Homme révolté et Les Justes. Toutefois, La Peste peut également se lire au premier degré, comme un journal relatant régulièrement l’avancée d’une maladie bactériologique.

La Peste : résumé du récit

A Oran, en Algérie, le docteur Rieux découvre un rat mort, sur son pas de porte, sans qu’il y prête attention. Son épouse souffre de la tuberculose. Il doit la conduire à la gare afin qu’elle se fasse soigner ailleurs, dans un lieu mieux équipé pour lutter contre sa maladie. Quelques jours plus tard, on trouve des milliers de rats morts dans les rues. La ville nettoie tout sans se préoccuper davantage de cet incident. Mais enlever les rats crevés ne suffit pas. Le concierge du docteur Rieux meurt. D’autres habitants de la ville, riches ou pauvres, également. Affolé par le nombre important de rats qui continuent de mourir, Grand, un employé de la mairie, consulte le docteur. Recherché par la police Cottard essaye de se pendre. Le médecin le sauve. Rieux s’évertue âprement de convaincre la municipalité de mettre la ville en quarantaine. Il se passera quelques temps avant qu’elle ne réagisse et ferme les accès.

Coupés du monde avec lequel ils ne peuvent communiquer qu’au travers des télégrammes, les habitants paniquent. Deviennent violents et égoïstes. Le docteur Rieux tente de sauver les malades, pendant que Rambert, un journaliste, n’a qu’une idée fixe : sortir de la ville pour rejoindre sa femme à Paris. Quand enfin il pourra le faire, il préférera rester à Oran pour aider Rieux à combattre la maladie.

Tarrou est le fils d’un procureur qui ne brille pas toujours par sa bonne attitude. Bien qu’il soit extérieur à la ville, de par sa naissance, il est une personne dont on se méfie. Par la suite, il deviendra une aide précieuse : il a confiance dans la force de l’Homme et dans sa capacité à surmonter les épreuves, notamment grâce à la solidarité.

Cottard, qui ne pense plus au suicide, profite de la situation pour se livrer à des trafics lucratifs. De son côté, Grand commence la rédaction d’un livre, mais reste bloqué sur la première phrase. Pour la population d’Oran la situation est critique. Les gens se renferment et perdent le goût de vivre.

Trois mois passent. L’été arrive. La propagation de la peste fait tant de victimes qu’on ne les enterre plus. On les jette dans une fosse commune. La folie gagne les habitants. Certains attendent, résignés, l’arrivée de la mort. D’autres se livrent à des pillages. La municipalité serre la vis. Sanctionne sévèrement les abus. Mais les habitants ont perdu tout espoir. Leur démence ne peut pas être contenue par la justice.

A l’arrivée de l’automne, cela fait des mois que Rambert, Rieux et Tarrou luttent contre la peste.

L’abbé Paneloux, qui au début du livre considère la peste comme un châtiment divin, est touché par l’absurdité de la situation. Doutant de sa foi, il se réfugie dans la solitude. Il meurt le crucifix à la main après avoir refusé de se faire soigner. A Noël, c’est Grand que la maladie attaque, mais le sérum qui a été développé pour combattre le bacille devient soudainement efficace et il s’en sort. A cette nouvelle, la ville est rassurée. Les rats reviennent et avec eux l’espoir des habitants d’Oran.

Malgré la persistance de la peste, les victimes sont moins nombreuses. Le calme réapparaît, la joie des habitants également. Cependant, infecté lui aussi, Tarrou meurt après une lutte acharnée contre la maladie. En apprenant la fin de l’épidémie, Cottard devient fou et tire sur les gens depuis sa fenêtre. On l’incarcère. Dans le même temps, un télégramme apprend à Rieux la mort de sa femme. La tuberculose l’a emportée. Après s’être battu pendant plus d’un an contre un fléau sans en être affecté, il éprouve soudainement un énorme chagrin.

En février, la ville ouvre à nouveau ses portes. Les habitants exultent de joie en retrouvant leur liberté. Vers la fin du récit, on apprend que le narrateur est le Docteur Rieux. Tout l’ouvrage est écrit comme un journal intime.

La peste d’Albert Camus : lecture à l’ombre du nouveau Coronavirus

En 1941, en pleine guerre, Albert Camus fuit la France métropolitaine et les horreurs de l’Occupation allemande. Pour lui, l’Algérie est la dernière terre française encore libre. Il s’installe à Oran et découvre une ville qui tourne le dos à la mer, dont la maladie est l’ennui et ou la vie sociale se résume à de longues promenades. De plus l’Algérie de 1941 est loin d’être la terre de liberté qu’il espère. Comme à Vichy, à Rome ou à Berlin, les militaires dirigent tout en traquant les dissidents. Camus voit s’installer la peste brune, ce totalitarisme qui se répand sur le monde. Oran servira de décor à son chef-d’œuvre. Ci-dessous, je propose quelques extraits que je vous laisse interpréter à votre guise. On peut les lire à l’ombre du Covid-19 et des données que nous connaissons déjà, du moins celles délivrées par l’OMS, les gouvernements, la presse, les économistes et les divers activistes, notamment chinois. Ou, sous le regard du spectre des totalitarismes qui nous menacent.

La peste d’Albert Camus : extraits

« Les fléaux, en effet, sont une chose commune, mais on croit difficilement aux fléaux lorsqu’ils vous tombent sur la tête. Il y a eu dans le monde autant de pestes que de guerres. Et pourtant pestes et guerres trouvent les gens toujours aussi dépourvus ».

« Le lendemain de la conférence, la fièvre fit encore un petit bond. Elle passa même dans les journaux, mais sous une forme bénigne, puisqu’ils se contentèrent de faire quelques allusions. Le surlendemain, en tout cas, Rieux pouvait lire de petites affiches blanches que la préfecture avait fait rapidement coller dans les coins les plus discrets de la ville. Il était difficile de tirer de cette affiche la preuve que les autorités regardaient la réalité en face. Les mesures n’étaient pas draconiennes et l’on semblait avoir beaucoup sacrifié au désir de ne pas inquiéter l’opinion publique ».

« Mais une fois les portes fermées, ils s’aperçurent qu’ils étaient tous, et le narrateur lui-même, pris dans le même sac et qu’il fallait s’en arranger. C’est ainsi, par exemple, qu’un sentiment aussi individuel que celui de la séparation d’avec un être aimé devint soudain, les premières semaines, celui de tout un peuple, et, avec la peur, la souffrance principale de ce long exil ».

« Les bagarres aux portes, pendant lesquelles les gendarmes avaient dû faire usage de leurs armes, créèrent une sourde agitation (…) Il est vrai, en tout cas, que le mécontentement ne cessait de grandir, que nos autorités avaient craint le pire et envisagé sérieusement les mesures à prendre au cas où cette population, maintenue sous le fléau, se serait portée à la révolte ».

« … la peste avait tout recouvert. Il n’y avait plus de destins individuels, mais une histoire collective qui était la peste et les sentiments partagés par tous ».

« Nos concitoyens s’étaient mis au pas, ils s’étaient adaptés, comme on dit, parce qu’il n’y avait pas moyen de faire autrement. Ils avaient encore, naturellement, l’attitude du malheur et de la souffrance mais ils n’en ressentaient plus la pointe ».

« Tout le monde était d’accord pour penser que les commodités de la vie passée ne se retrouveraient pas d’un coup et qu’il était plus facile de détruire que de reconstruire ».

« Mais dans l’ensemble, l’infection reculait sur toute la ligne et les communiqués de la préfecture, qui avaient d’abord fait naître une timide et secrète espérance, finirent par confirmer, dans l’esprit du public, la conviction que la victoire était acquise et que la maladie abandonnait ses positions. (…) La stratégie qu’on lui opposait n’avait pas changé, inefficace hier, et aujourd’hui, apparemment heureuse. On avait seulement l’impression que la maladie s’était épuisée elle-même ou peut-être qu’elles se retirait après avoir atteint ses objectifs. En quelque sorte son rôle était fini ».

« Il n’y a pas de paix sans espérance, et Tarrou qui refusait aux hommes le droit de condamner quiconque, qui savait pourtant que personne ne peut s’empêcher de condamner et que même les victimes se trouvaient parfois être des bourreaux, Tarrou avait vécu dans le déchirement et la contradiction, il n’avait jamais connu l’espérance».

« Écoutant, en effet, les cris d’allégresse qui montaient de la ville, Rieux se souvenait que cette allégresse était toujours menacée. Car il savait ce que la foule en joie ignorait, et qu’on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse».

La peste : la réponse d’Albert Camus à Roland Barthes

Cette chronique de la peste brune déçoit Roland Barthes qui la trouve politiquement faible. Je publie ci-dessous quelques extraits de la réponse faite par Albert Camus au philosophe:

« La Peste, dont j’ai voulu qu’elle se lise sur plusieurs portées, a cependant comme contenu évident la lutte de la résistance européenne contre le nazisme. La preuve en est que cet ennemi qui n’est pas nommé, tout le monde l’a reconnu, et dans tous les pays d’Europe. Ajoutons qu’un long passage de La Peste a été publié sous l’Occupation dans un recueil de combat et que cette circonstance à elle seule justifierait la transposition que j’ai opérée. La Peste, dans un sens, est plus qu’une chronique de la résistance. Mais assurément, elle n’est pas moins.

La Peste se termine, de surcroît, par l’annonce, et l’acceptation, des luttes à venir. Elle est un témoignage de « ce qu’il avait fallu accomplir et que sans doute (les hommes) devraient encore accomplir contre la terreur et son arme inlassable, malgré leurs déchirements perpétuels… »

Ce que ces combattants, dont j’ai traduit un peu de l’expérience, ont fait, ils l’ont fait justement contre les hommes, et à un prix que vous connaissez. Ils le referont sans doute, devant toute terreur et quel que soit son visage, car la terreur en a plusieurs, ce qui justifie encore que je n’en aie nommé précisément aucun pour pouvoir mieux les frapper tous. Sans doute est-ce là ce qu’on me reproche, que La Peste puisse servir à toutes les résistances contre toutes les tyrannies. Mais on ne peut me le reprocher, on ne peut surtout m’accuser de refuser l’histoire, qu’à condition de déclarer que la seule manière d’entrer dans l’histoire est de légitimer une tyrannie ».

La touche positive

Pour terminer sur des mots positifs, voici ce qu’écrivait Albert Camus, en 1948, à Maria Casarès l’une des femmes de sa vie : « Aux heures où l’on se sent le plus misérable, il n’y a que la force de l’amour qui puisse sauver de tout ».

Brève biographie d’Albert Camus

Albert Camus, naît le 7 novembre 1913 en Algérie. Enfant des quartiers pauvres, tuberculeux, orphelin de père, fils d’une mère illettrée et sourde, c’est un voyou des quartiers d’Alger. Cependant, grâce à son instituteur et au football, il s’arrachera à sa condition pour devenir l’écrivain de L’Étranger, l’un des romans les plus lus au monde, le philosophe de l’absurde, le résistant, le journaliste et l’homme de théâtre que l’on connaît. Il meurt le 4 janvier 1960, à l’âge de 46 ans, dans un accident de voiture dans l’Yonne, en France, deux ans après avoir reçu le Prix Nobel de Littérature. Pour en savoir davantage, vous pouvez aussi visionner Les vies d’Albert Camus, un documentaire de Georges-Marc Benamou.

Durée du documentaire: 1h38.

 Sources :

 – La Peste, Folio Gallimard, 2018

– Les vies d’Albert Camus, documentaire, réalisation Georges-Marc Benamou

– Philofrançais.fr

– Raison-publique.fr

– Lepetitlittéraire.fr

– Superprof.fr

 

Lecture : « Papa » de Régis Jauffret

Papa : l’arrestation

Le 19 septembre 2018, installé devant sa télévision, Régis Jauffret aperçoit son père dans un documentaire sur la police de Vichy. Menotté, il sort, entre deux gestapistes, de l’immeuble marseillais 4, rue Marius Jauffret, où il a passé son enfance. Les gestapistes semblent joyeux. L’homme appréhendé a le visage dévasté par la terreur. Interloqué, l’écrivain bloque l’image, revient en arrière, reconnaît jusqu’aux pavés en céramique du hall d’entrée. D’après le commentaire, ces images ont été tournées en 1943. Choc. Son père n’a jamais parlé de cet événement. Plus étrange encore : personne n’a jamais eu vent de cette affaire alors que la famille d’Alfred, le père de l’écrivain, occupait en partie cet immeuble.

Ce qui pourrait être le début d’un bon polar, est une histoire vraie racontée par un conteur raconteur, soudainement ébranlé par une réalité qui lui échappe. Ces images vues par hasard à la télévision, mèneront l’auteur à se lancer dans une enquête où les lacunes seront comblées par son imagination.

Papa : un fantôme sous neuroleptiques

Régis Jauffret n’aurait jamais écrit un livre sur son père, une personne absente, insignifiante, un malentendant dont on se moquait à l’époque, sans cette séquence de sept secondes. Le souvenir qu’il garde de cet homme, de surcroît bipolaire, est une présence fantomatique, enfermée en elle-même par l’Haldol, une camisole de force chimique. Un neuroleptique, tristement connu pour l’utilisation que l’URSS en faisait en psychiatrie punitive, tout comme les américains à Guantanamo ou lors des expulsions d’immigrés illégaux. A travers son enquête, il s’apercevra que ses parents ont eu une vie avant sa naissance. Qu’il lui manque des pans entiers de l’histoire de son père, que la surdité, la maladie et les médicaments empêchaient de s’exprimer.

Qu’ont-ils fait de lui après son arrestation ? L’ont-il emmené au 225, rue de Paradis, où la pègre, qui collaborait avec l’occupant, se chargeait de torturer les résistants ou toute personne soupçonnée de porter préjudice à Pétain? Un lieu semblable en horreur et déchéance à la villa qui apparaît dans Salò ou les 120 Journées de Sodome, le film de Pasolini. Un endroit où l’odeur du sang et des excréments se mêlait aux parfums capiteux des prostituées chargées de divertir et de détendre les bourreaux entre deux séances de tortures. Son père a-t-il dénoncé ses voisins pour échapper à la souffrance? L’auteur trouvera-t-il des réponses à ses interrogations ?

Papa ne décrit pas un père mais son absence. Ses silences. Ce récit laisse entrevoir le rapport au père, d’un fils qui n’aurait pas même souhaité que l’homme dont il est issu soit un héros. Un père « normal », à l’écoute de ses mots, qui l’aurait emmené à la mer sur sa Vespa le dimanche après-midi, aurait suffi à le combler.

Romancier habitué aux controverses et polémiques, écrivain multiprimé, Régis Jauffret est surtout connu pour ses Microfictions qui décrivent notre société contemporaine avec ses absurdités et ses médiocrités. Avec son dernier roman, il nous offre, pour la première fois, un récit autobiographique en équilibre entre tendresse et cruauté.

Papa de Régis Jauffret, est paru aux Editions du Seuil en janvier 2020.

Interview de Régis Jauffret par Jean-Michel Devésa.

Sources:

 

 

A relire ou à lire: “Rue des Boutiques Obscures” de Patrick Modiano

Rue des Boutiques Obscures: un prix Goncourt avant le Nobel

Alors qu’Encre Sympathique, le dernier ouvrage de Patrick Modiano, vient de paraître, je me retourne sur Rue des Boutiques Obscures, le récit pour lequel l’auteur a reçu le Prix Goncourt en 1978. Cette histoire fait partie des dix “romans” réunis par Patrick Modiano en un volume de la collection Quarto en mai 2013.

Le récit se déroule en 1965 même si la mémoire nous mènera bien plus loin. A la retraite de son patron Hutte, le détective privé qui lui a donné du travail malgré les flous de son passé et de l’amnésie, Guy Roland enquête sur sa vie en remontant des pistes qui s’arrêtent soudainement à la seconde guerre mondiale.

La quatrième de couverture:

“Qui pousse un certain Guy Roland, employé d’une agence de police privée que dirige un baron balte, à partir à la recherche d’un inconnu, disparu depuis longtemps ? Le besoin de se retrouver lui-même après des années d’amnésie ?
Au cours de sa recherche, il recueille des bribes de la vie de cet homme qui était peut-être lui et à qui, de toute façon, il finit par s’identifier. Comme dans un dernier tour de manège, passent les témoins de la jeunesse de ce Pedro Mc Evoy, les seuls qui pourraient le reconnaître: Denise Coudreuse, Freddie Howard de Luz, Gay Orlow, Dédé Wildmer, Scouffi, Rubirosa, Sonachitzé, d’autres encore, aux noms et aux passeports compliqués, qui font que ce livre pourrait être l’intrusion des âmes errantes dans le roman policier.”

Dans ce 6ème  ouvrage – Encre Sympathique est son 29ème récit –  à l’instar de tous les autres puisque l’on prétend que Patrick Modiano n’écrit qu’un seul livre pour composer une seule œuvre, l’écrivain nous entraîne dans les zones d’ombre des souvenirs. Pourtant rien ne garantit la véracité de la mémoire qu’ils évoquent. Les témoins du passé donnent des indices, font cadeau de photos vieillissantes enfermées dans des boîtes à biscuits, mais semblent pressés de se débarrasser de Guy Roland comme si le douloureux abîme, qui ramène toutes ces personnes à la Seconde Guerre Mondiale, les encombrait. Tous les personnages, qui ne sont rattachés au protagoniste que par de menus liens, disparaissent. Le noyau de ce qu’il cherche ne les regarde pas. L’intrigue, pourtant simple, gardera son mystère.

Guy Roland ne sera jamais sûr de sa véritable identité et accepte cet état de fait. Au final, l’identité n’est-elle pas un carcan? Entre les lignes, Patrick Modiano pose la question: que reste-t-il de nos vies ? Pas grand-chose, mais un pas grand chose d’un dérisoire émouvant.

Extrait de Rue des Boutiques Obscures:

“Drôles de gens. De ceux qui ne laissent sur leur passage qu’une buée vite dissipée. Nous nous entretenions souvent, Hutte et moi, de ces êtres dont les traces se perdent. Ils surgissent un beau jour du néant, et y retournent après avoir brillé de quelques paillettes. Reines de beauté. Gigolos. Papillons. La plupart d’entre eux, même de leur vivant, n’avaient pas plus de consistance qu’une vapeur qui ne se condensera jamais”.

Un roman sur la vie qui nous échappe, sur la perte du souvenir et de sa reconstruction fusse-t-il faussé par la mémoire des autres. Par ailleurs, l’auteur dit lui-même que, pour écrire un livre, il doit devenir amnésique de ses ouvrages précédents afin d’entièrement pouvoir se consacrer au présent de son nouveau projet.

Patrick Modiano: brève biographie

Patrick Modiano, né le 30 juillet 1945 à Boulogne-Billancourt, décide de se consacrer à la littérature après ses études secondaires. Gallimard publie son premier roman La Place de l’Etoile en 1968, grâce à l’intervention de l’écrivain Raymond Queneau, ami de la famille, qui fut aussi l’un de ses professeurs.

Son travail se caractérise par une sonorité nette et directe, précise mais légèrement irréelle, accompagnée d’une sensibilité hors du commun. Un thème récurrent dans ses écrits introspectifs est la recherche de sa propre identité à travers une certaine désolation. Ses œuvres se déroulent souvent à Paris, pendant la Seconde Guerre mondiale, au moment de l’occupation allemande.

Modiano est considéré comme l’un des grands écrivains français contemporains. Parmi les prix les plus prestigieux qu’on lui a décerné figurent le Grand prix du roman de l’Académie Française en 1972 pour Les Boulevards de ceinturele Prix Goncourt en 1978 pour La rue des Boutiques Oscures et, en 2014, le prix Nobel de littérature pour l’ensemble de son oeuvre.

Sources:

  • Rue des Boutiques Obscures, Patrick Modiano, Folio
  • France Culture
  • Anne-Marie Cornu que je remercie pour le partage de son savoir.