Marie Neuser : « Délicieuse » une jalousie dévorante à éprouver à la plage

Délicieuse : dans l’enfer d’une femme trahie

De toujours, les sempiternelles histoires de cocuages s’emparent des arts, aussi bien de la littérature que du théâtre, du cinéma, de la peinture et j’en passe… Un thème assaisonné à toutes les sauces : de la comédie à la tragédie, de l’innocence à la perversion. Un sujet repris par l’auteure de romans noirs Marie Neuser dans « Délicieuse ». Un récit qui, à sa parution, connut un joli succès. Je l’ai lu à ce moment-là. J’avais songé à en parler dans cet espace mais je m’étais abstenue. Pourquoi ? Parce que ce livre m’avait beaucoup agacée. Parce qu’il dépeint ce que je déteste et combat : la jalousie, la possessivité, la vengeance. Parce que même si son héros est une héroïne, si on le lisait au masculin, il représenterait l’une des choses qui m’horripile le plus dans le patriarcat : considérer que l’autre nous appartient. Certes, quand le père de son fils lui annonce, après vingt ans de vie de couple, qu’il est amoureux d’une autre femme, plus jeune, plus fraîche, plus rigolote, en un mot plus délicieuse qu’elle, le trouble de Martha est typiquement féminin. Après avoir donné vingt ans de sa vie et un enfant à cet homme, il lui reproche d’être fade et fatiguée. Un coup de massue qui l’oblige à ne plus voir d’elle et de sa vie que l’image vieillissante, que le corps avachi et la monotone routine du couple dont Raph est aussi largement responsable. Une responsabilité qu’il n’assume pas, évidemment. Suite au choc causé par cette nouvelle, Martha tente de régater avec la belle jeunesse de l’amante ; met tout en œuvre pour récupérer « son homme ». Peine perdue.

Obsédée par cet abandon, rongée par le dépit, elle s’enferme dans son courroux et utilise tous les moyens à sa disposition pour échafauder sa vengeance : faux profil sur Internet, filature, se lier d’amitié avec sa rivale. Tout cela en ressassant ses sentiments sur presque 500 longues pages qui parfois donnent envie de lâcher le livre. Mais on continue de le lire. Ne serait-ce que parce que le plus sage d’entre nous a, un jour, éprouvé les ravages de la jalousie. De plus, dans mon cas, parce que dès les premières lignes j’en ai deviné la fin. Or, j’avais envie de savoir comment Martha en arriverait à cet extrême. D’autant qu’elle est psychologue dans des prisons ou elle rend visite à de grands criminels, et qu’il m’est difficile d’admettre qu’une personne supposée avoir travaillé un minimum sur elle-même et dont le métier consiste à connaître un tantinet les mécanismes de l’être humain, se laisse emporter par des sentiments aussi primaires et banals.

Cependant, je ne déconseillerai pas la lecture de Délicieuse. C’est un pavé idéal à emmener à la plage. Un livre qui décortique par le menu toutes les pensées, les angoisses, les tristesses et les rages engendrées par la jalousie. En particulier, celles qui peuvent mener une femme à commettre le pire.

Délicieuse de Marie Neuser : extrait

Marie Neuser : biographie

Née en 1970 à Marseille, Marie Neuser est enseignante dans les lycées les plus problématiques de cette ville. Pour écrire, elle préfère les terrasses des cafés plutôt que son chez elle. Son premier roman, Je tue les enfants français dans les jardins (L’Écailler, 2011), s’inspire de son expérience de professeure de collège et a été nominé pour plusieurs prix (Grand Prix de la Littérature Policière, 2012 ; prix SNCF du Polar, 2012). Un petit jouet mécanique (L’Écailler, 2012) a été récompensé par le Prix littéraire des lycéens et apprentis de la région PACA, et par celui de Corse en 2014. Elle a collaboré au recueil de nouvelles Marseille Noir (Asphalte, 2014). Prendre Lily (2015), Prendre Gloria (2016) et Délicieuse (2018) tous les trois parus chez Fleuve Éditions, ont reçu un bel accueil à la fois public et critique. Tous ses ouvrages sont repris chez Pocket dont Délicieuse.

 

Sources :

  • Délicieuse, Marie Neuser, Fleuve Noir Éditions, ou en poche chez Pocket.
  • Lisez, le site d’actualité des maisons d’édition du Groupe Editis

Jean-Luc Fornelli : la poésie d’un désespoir rigolard

Jean-Luc Fornelli : rire pour ne pas pleurer

L’an passé, entre deux confinements, Jean-Luc Fornelli a publié Les Aigrettes, journal d’un poète givré même l’été, aux Éditions du Roc. En relisant ses haïkus et poèmes, de prime abord humoristiques, ils m’ont soudainement parus d’un humour chagrin. Ne dit-on pas que les clowns sont tristes et les humoristes de grands dépressifs ? A moins qu’il ne s’agisse de mon état d’esprit du moment, embrumé par de trop longues semaines de grisaille et de froid, qui m’incite à une relecture plus sombre. C’est sans doute un signe de talent quand un poète parvient à faire en sorte que chaque lecteur se reconnaisse dans ce qu’il écrit.

Ci-dessous, un poème sentimental et passionné, d’un amour comme nous sommes nombreux à en avoir connu quel que soit notre genre.

 

Pour en savoir plus sur Jean-Luc Fornelli et sur le recueil Les Aigrettes, qui est toujours en vente, cliquez ici.

Source :

  • Les Aigrettes, journal d’un poète givré même l’été, Jean-Luc Fornelli, Éditions du Roc.

Un livre 5 questions : « Il s’agit de ne pas se rendre » d’Anouk Dunant Gonzenbach

Vivre après un deuil périnatal

En été 2006, l’auteure subit un deuil périnatal à cinq mois de grossesse. Au fil des mois et des années, elle se questionne sur la manière de réagir face à un drame aussi hermétique duquel il est si difficile de se relever. Autrefois les familles étaient davantage préparées à endurer la perte d’un être tant désiré. De nos jours en revanche, où la confiance en la médecine est presque entière, personne ne songe qu’une grossesse pourrait mal tourner. Que les vies de la mère et de l’enfant peuvent soudainement basculer vers la tragédie. Or, comment se mettre d’accord avec l’existence et soi-même suite à un événement indicible, quel qu’il soit ? Rédiger le livre Il s’agit de ne pas se rendre, réflexions sur l’espérance a permis à Anouk Dunant Gonzenbach de retrouver une certaine sérénité.

Dans sa quête de réponses, elle s’est tournée vers les archives, vers la poésie, vers la littérature à laquelle elle se réfère largement dans son ouvrage et surtout vers Dieu, même si au début du livre elle ressent une profonde incompréhension, voire de la colère, envers ses desseins. Cependant l’évidence est s’impose : la grossesse est une chose naturelle mais risquée. Donner la vie est un acte dangereux pour la mère et l’enfant. Encore de nos jours.

Il s’agit de ne pas se rendre : extraits

« Je cherche ensuite du réconfort, si on peut appeler ça du réconfort, du côté de l’Histoire. De tout temps, et encore aujourd’hui des femmes et des bébés meurent ».

« Au dix-septième siècle, la femme enceinte vit dans la peur, la peur pour elle et pour l’enfant dont elle est responsable. Elle baigne dans une atmosphère d’angoisse ; de nombreux rites et coutumes sont mis en place afin de déjouer la mort. Entre 2,4% et 10% des accouchements provoquent la mort, et une femme accouche en moyenne six fois dans une vie ».

« Pour des raisons professionnelles, dans les quelques jours suivant ma reprise du travail après la perte du bébé, je dois passer en revue toutes les pages du registre des décès de l’année 1874 à Genève, soit un siècle précisément avant ma naissance. Je manque fondre en larme devant ce document d’archive, qui témoigne des tous les décès d’enfants et de tout petits enfants, parfois tous les enfants en bas âge d’une même famille pendant une semaine.

Nous avons oublié tout cela. La mort périnatale et infantile (sans parler de la mort de la femme en couches) est devenue taboue et n’est plus acceptée. C’est même la mort la moins acceptée. A une amie réalisant son FMH en gynécologie dans un petit hôpital, le médecin avait lancé : « Vous ne voulez pas devenir dermatologue plutôt, ou même chirurgienne cardiaque ? » Un décès lors d’une opération à cœur ouvert passe mieux aujourd’hui qu’une mort en couches. »

Anouk Dunant Gonzenbach : l’interview

Commençons par la fin : avez-vous surmonté le deuil périnatal auquel vous avez été confrontée ?

Oui heureusement, j’ai surmonté ce deuil qui est arrivé en 2006. Mon fils cadet est né en 2007. Je suppose que comme toute personne confrontée à un événement tragique, il reste par la suite une cicatrice, mais elle ne me fait pas mal. En revanche elle est là, inscrite dans mon histoire de vie. Je suis bien sûr plus sensible lorsqu’une autre femme raconte qui lui est arrivé la même chose. Je parle des femmes, tout en étant consciente qu’il faudrait aussi parler des hommes, des pères. Je parle des femmes, car ce qui arrive se passe dans notre ventre, dans notre chair, souvent il me semble dans notre silence. Je parle des femmes, car je suis chaque jour plus admirative devant la résistance et la puissance féminine. La perte d’un bébé avant la naissance se produit depuis la nuit des temps. Ce n’est pas réconfortant, mais si nous en parlons, si nous avons la force d’échanger, de voir comment les autres l’ont surmontée, alors cela peut quand même peut-être apporter un peu de réconfort.

Vous aviez déjà une petite fille lorsque c’est arrivé. Avez-vous l’impression de l’avoir délaissée pendant les mois, les années qui ont suivi ce drame ? Que diriez vous au parents qui vivent la même chose que vous et qui ont déjà des enfants ?

Fille Ainée avait 2 ans à ce moment. Non, je n’ai pas l’impression de l’avoir délaissée, au contraire, ni pendant les jours et les semaines qui ont suivi, ni après. Je pense qu’avoir un enfant oblige à ne pas se laisser couler, donne une raison de se lever le matin. Je ne me sens pas la légitimité de dire quoi que ce soit à des parents qui vivent ce drame; ce que je peux dire, c’est que quoi qu’il soit arrivé et qu’il arrive, mes enfants aujourd’hui adolescents sont ce qu’il y a de plus beau, de plus authentique et l’espérance pour aller vers demain.

Ma surprise a été de constater que votre livre parle plus de religion, du protestantisme en particulier, que de vos émotions. Quel conseil donneriez-vous aux athées qui se retrouvent avec la même épreuve ?

Je pense avoir fait état de mes émotions, mais l’objectif de ce recueil n’était pas de m’étaler, de m’apitoyer ou d’entraîner à dessein la lectrice ou le lecteur dans la tristesse. Il s’agissait pour moi de faire le point sur un cheminement intérieur, d’écrire comment je me suis relevée face un drame inexpliqué et inexplicable, de décrire mes questionnements. Et dans cette quête de sens, à un moment, il devient inévitable de se tourner vers le haut, vers quelque chose qui transcende. Dans ma culture genevoise protestante, ce quelque chose en effet a un nom, Dieu, que j’ai été d’accord d’utiliser. Je n’ai pas cherché à me demander ce que Dieu a tenté de m’apprendre, d’abord parce que je ne savais même pas si je croyais en lui, et parce que je ne pense pas une seconde qu’un événement tragique arrive exprès pour déclencher des choses qui pourraient par après se révéler enrichissantes. J’ai plutôt voulu comprendre comment articuler un événement indicible avec l’existence d’un Dieu, quel qu’il soit, qui permet une chose pareille. Rien n’est logique. Alors j’ai questionné la notion de foi, et c’est ce que je tente de décrire. Je ne me sens pas légitime de donner des conseils à qui que ce soit. Ce que je peux dire, c’est que ce chemin m’a permis de réfléchir à cette notion de foi, qui pour moi revient à demeurer dans l’espérance qui permet de toujours se relever. J’ai tenté alors de définir ce qu’est pour moi, aujourd’hui, l’espérance, et voilà ce que je peux en livrer: Je crois que mon espérance à moi, c’est de rendre beaux les moments du présent, et de repérer dans le présent les moments qui sont beaux. Ce qui m’importe vraiment, c’est le ici et maintenant, là où on vit, ce qui vient avant la fin de l’histoire.

Avez-vous un message à faire passer au personnel médical lorsque ce genre de drame arrive ?

Tout cela est arrivé dans un petit hôpital de Haute-Engadine où le personnel médical n’était pas surchargé et donc disponible, et j’en suis reconnaissante. J’ai entendu des témoignages terribles de femmes qui ont vécu un deuil périnatal seules ou dans des grosses structures. Les choses avancent, mais je ne suis pas spécialisée sur la question. Il faudrait aussi que les choses avancent dans la société : cette problématique reste taboue encore aujourd’hui. La femme n’ose pas en parler à son entourage car elle a l’impression que c’est un échec, alors qu’elle n’est responsable de rien. L’entourage ne sait pas comment réagir, et les gens pensent encore souvent que ce n’est pas grave de perdre un enfant qui n’est pas encore né. De manière plus générale, on se heurte au rapport problématique de notre société avec la mort, ce que d’ailleurs la pandémie a bien mis en évidence.

La question que je pose à tous les auteurs et autrices : à quel personnage littéraire vous identifiez-vous ?

Je pourrais répondre Alice au pays des merveilles ou Dorothy du Magicien d’0z, mais j’aurais vraiment aimé être le “Je” de Mme de Sévigné, parce que j’aurais voulu écrire il y a plus de 300 ans avec autant de fulgurance et d’humour.

Interview réalisée par Dunia Miralles

Biographie d’Anouk Dunant Gonzenbach 

Anouk Dunant Gonzenbach est née en 1974 à Genève où elle vit et travaille. Titulaire d’un master en histoire, elle est directrice adjointe des Archives d’État de Genève. Dans les interstices de la vie familiale, professionnelle et associative, elle cherche à restituer par l’écriture ce qu’elle observe et ressent. Elle a également publié Les mots de tout au fond – Poèmes aux Éditions des Sables (2018). Vous pouvez découvrir le site auquel participe Anouk Dunant Gonzenbach en cliquant ici.

Adresse : en Suisse romande, l’association AGAPA offre un soutien psychologique aux personnes ayant subi un deuil périnatal, non seulement les parents mais également la fratrie. Rendez-vous sur le site d’AGAPA en cliquant ici.

Sources :

  • Il s’agit de ne pas se rendre, réflexions sur l’espérance, Anouk Dunant Gonzenbach, Editions des Sables, collection Alluvions.
  • Anouk Dunant Gonzenbach

Un livre 5 questions : « Exutoires » de François Hainard

Exutoires : une écriture idoine pour le cinéma

Après un brillant parcours universitaire, en tant que chercheur et professeur à l’Institut de sociologie de la faculté des lettres et des sciences humaines de l’Université de Neuchâtel, François Hainard s’adonne au côté ludique de l’écriture. En 2017, son premier roman Le Vent et le Silence paru aux éditions G d’Encre, avait déjà reçu un excellent accueil. Traduit à l’allemand et intitulé Wind und Schweigen, il est également paru chez PEARLBOOKSEDITION à Zurich, ce qui lui a valu d’être signalé par la NZZ comme une bonne surprise littéraire. En cours de traduction à l’italien chez Armando Dadò à Locarno, François Hainard vient d’en laisser les droits afin que cette histoire d’amour tragique, qui se déroule durant la deuxième guerre mondiale entre une bonne à tout faire protestante et un ouvrier en boulangerie tessinois et catholique, soit adaptée au cinéma.

Si vous êtes un réalisateur ou une réalisatrice à la recherche d’un scénario, ne manquez pas de vous intéresser à son deuxième roman Exutoires. Ce dernier opus contient également tous les éléments pour devenir un excellent film y compris une magnifique bande son.

 

Exutoires :  l’histoire

Dans une campagne pas très loin de chez nous, trois personnes vivent sous le même toit, font tourner une ferme sans se soucier les unes des autres. Dans cette famille recomposée où la communication est impossible, le trio est devenu infernal et tout s’enchevêtre : les rêves brisés du quotidien, l’invisibilité de l’autre, les addictions de chacun, l’absence de distance, une démence qui conduit à l’abjection… Il y a pourtant des exutoires : le sordide de l’ordinaire se dilue dans ce qu’il peut y avoir de plus magique et de rédempteur, la musique.

En excellent sociologue, François Hainard décortique l’environnement dans lequel évoluent ses personnages et l’influence culturelle et psychologique qu’il exerce sur les gens. Aucun geste, aucune attitude n’est laissée au hasard. Tout contribue à tisser la trame. Si au début cela peut paraître fastidieux, l’on s’aperçoit rapidement qu’il monte un puzzle où chaque pièce permet à une autre de s’emboîter. Ces descriptions méthodiques nous amènent à comprendre qu’à la campagne, encore de nos jours, certaines femmes ne sont qu’une monnaie d’échange. De la main d’œuvre bon marché, une marchandise qui permet d’agrandir le patrimoine à l’instar d’une vache ou d’un hectare de pâturage. Dans cette lourdeur, la beauté ne vient ni du chant des oiseaux ni du paysage forestier, mais de la musique classique dans laquelle Lydia puise la force de continuer à vivre.

 

Exutoires :  l’extrait

 

François Hainard : l’entrevue

La vallée de la Brévine vous a-t-elle inspirée pour écrire votre livre ?

Dans toute fiction figure un peu de soi, vous le savez si bien. Ce roman ne se passe pas dans cette vallée, mais elle y a fortement contribué. Il mobilise mes propres connaissances du monde paysan puisque j’en suis issu, et inévitablement un peu du sociologue que je suis, même si j’essaie de m’en éloigner le plus possible ! Il se passe aujourd’hui et raconte une paysannerie qui s’enfonce dans une modernité qui la détruit. Étonnamment il est politiquement très actuel !

“Exutoires” raconte – entre autres – l’histoire de Lydia, une femme née dans un milieu paysan, ce qui ne l’empêche pas d’éprouver une véritable passion pour la musique classique. Quel rôle tient la musique classique dans votre vie et dans votre livre ? Les morceaux choisis correspondent-ils à ses humeurs ?

La manière dont Lydia a découvert la musique classique est exactement la mienne ! En fait, à travers elle, je raconte ce qui m’est arrivé et ce que j’ai ressenti: l’initiation par un instituteur, le voyage à l’opéra de Zurich. A cela s’ajoute que ma mère, paysanne, écoutait ce type de musique et jouait du piano. Toutes les conditions étaient remplies pour l’aimer, car il ne faut pas de culture pour apprécier cette musique, il faut juste une personne pour nous en montrer la beauté, comme pour toutes autres choses ! Sans doute on peut apprendre à aimer par soi-même, mais il est plus facile de manquer la cible. Il est vrai que la musique classique est connotée socialement (comme le rap !), c’est ce qui la dessert. Elle reste trop souvent caractéristique des attributs dont se pare une élite, et ici aussi, comme pour beaucoup d’autres éléments discriminants, les processus de reproduction sociale et la force des déterminismes contribuent à entretenir une solide forme d’étanchéité. Aujourd’hui la musique classique m’accompagne quotidiennement et meuble souvent mes insomnies. La musique que Lydia écoute est fonction de ses états d’âme ; j’ai passé quelques centaines d’heures à choisir ce qu’elle pourrait aimer et à chaque fois le choix était un cruel sacrifice.

Le beau-fils de Lydia est schizophrène. Etait-il nécessaire de justifier ses actes, souvent odieux, par la maladie ?

J’ai attribué cette maladie au fils pour expliquer un comportement particulièrement sordide. Ce qui me paraissait intéressant dans ce trio infernal était de montrer les rapports entre un fils et ses parents, lorsque tous sont en décalage. Car même si sa mère était déjà morte, elle vivait toujours dans sa tête. Mon intérêt était aussi d’aborder l’influence que des parents peuvent avoir dans des circonstances extrêmes. Il est possible que des actes similaires aient pu être commis par des personnes sans maladie mentale détectée, mais saines seulement en apparence, car (à mon avis) on ne tue ni ne viole, de surcroît à répétition sans avoir de graves problèmes mentaux. Dans le même sens, il m’apparaît que l’enfermement dans les têtes, par des addictions diverses, la non-communication, les non-dits, le repli sur soi, l’isolement, donc tout ce que notre société est en train de produire actuellement, et ceci malgré la multiplicité des techniques et des canaux de communication, contribuent à façonner ces types de comportements déviants.

Votre biographie spécifie que vous vous adonnez à la peinture et que vous aimez penser avec vos mains. Bûcheronner est-ce votre manière de pratiquer la méditation, ou un de pied de nez aux intellos qui méprisent ce genre de tâches ?

M’essayer à la peinture était aussi un objectif à réaliser à ma retraite parce que, comme pour l’écriture, il faut avoir du temps. Comme l’écriture, peindre est pour moi une forme d’évasion ; j’essaie de peindre un peu de tout, sans doute très maladroitement, sauf du portrait. Comme je suis plutôt impatient je travaille à l’acryl (ça sèche plus vite !) que je rehausse d’un peu d’huile.

C’est Denis de Rougement qui disait : « Les uns pensent, les autres agissent. Mais la vraie condition de l’homme c’est de penser avec les mains. » ! Cela va un peu dans le sens de la formule de Fernando Pessoa à laquelle j’adhère, dans son livre sur l’Intranquillité « Agir, c’est connaître le repos ». On peut bien sûr penser avec les mains de différentes manières. J’y ai inclus le bûcheronnage. Il est à la fois une forme d’évasion et de retour en arrière : je communie avec mon contexte et je retrouve mes racines. Il faut dire que j’ai la chance d’avoir une forêt en hoirie avec mon frère et ma sœur, qui jouxte ma vieille ferme. C’est moi qui m’en occupe, j’adore ça ! Je suis adepte d’un bûcheronnage « de luxe », c’est-à-dire que je n’y travaille que s’il fait beau temps, et au printemps et en été je n’utilise que très peu la tronçonneuse pour pouvoir écouter les chants d’oiseaux, donc j’ébranche à la hache les arbres coupés! Oui c’est une activité très physique, mais de par mes origines paysannes, j’ai hérité d’une conception utilitariste du corps. Mon corps est davantage un outil qu’il faut faire fonctionner avant d’être un capital que je dois entretenir. En réalité avec ma façon de faire, je triche et il est un peu les deux à la fois. J’aime cette forêt car elle est comme je voudrais qu’elle soit. Elle commence par un pâturage vallonné avec de belles formes douces et rondes (oserais-je dire féminines par les temps qui courent ?), puis suivent de petits bosquets comme mise en bouche, ensuite il y a une alternance de clairières et de bois, pour finir par une dense sauvagerie désordonnée, pleine de mystères, de rocailles et de trous, une petite jungle qui pourtant m’accepte. J’aime aussi cette forêt parce que je me dis : tiens ces arbres ont vu passer mes parents, et ceux-là mes grands parents ! Et mes enfants les verront-ils passer plus tard ? Aujourd’hui elle souffre de la chaleur et du bostryche et je n’arrive pas à débarrasser tous les arbres qui meurent. Mais j’ai un épicéa en pleine forme qui doit avoir plus de 250 ans selon le garde-forestier, c’est-à-dire qu’il a vécu tous les grands événements qui ont émaillé cette période: la Révolution française, les trois grandes guerres et tous les drames du quotidien. Ce n’est donc pas ce qui se passe avec le Covid qui lui fait peur ! Je vais souvent le saluer. Son silence est un peu dédaigneux, sans doute rempli de pitié et de condescendance à l’égard des hommes. Il sait déjà qu’il me survivra. Mais je l’aime quand même beaucoup.

Une question que je pose à tous les auteurs : à quel personnage littéraire vous identifiez-vous ?

De mes récentes lectures, j’hésite entre Martin Eden et Little Wolf… Je choisirai Little Wolf, chef cheyenne, personnage mythique de la trilogie de Jim Fergus « 1000 femmes blanches ». Un chef fier, courageux, respectueux de son pays et amoureux de son peuple. Avec lui, dans les années 1870, j’ai chevauché de nombreuses journées dans les plaines de l’Ouest, chassant le bison dans les Black Hills et les indiens Crows, des traîtres vendus aux colons. Mais surtout avec lui, Sitting Bull le chef Sioux et Crazy Horse un autre chef Lakota, j’ai participé en juin 1876 à l’écrasement de la cavalerie états-unienne à Little Bighorn. Une bataille dantesque, un massacre sans pitié, où seuls nos chevaux plus rapides et le courage des hommes et des femmes de nos tribus ont fait la différence. J’en fais encore des cauchemars… J’en ai souvent les mains qui tremblent et je me cache pour pleurer de ce qui a suivi. Heureusement, pour se souvenir de cette victoire, plusieurs scalps sanglants de soldats attachés à ma ceinture dégoulinent encore et refusent de sécher …

 

Interview réalisée par Dunia Miralles

François HAINARD – sociologue, écrivain. ©Xavier Voirol

Biographie de François Hainard

François Hainard a passé toute son enfance dans la vallée de La Brévine dans le Jura neuchâtelois. Après des études en Suisse et aux États-Unis, il effectue des recherches et enseigne la sociologie pendant une trentaine d’années.

Aujourd’hui il a abandonné la rigueur scientifique pour la liberté de la fiction et une discrète pratique de la peinture. Et comme il a besoin de penser avec les mains, il aime s’exercer au bûcheronnage…

 

Sources :

  • Exutoires, François Hainard, roman, Éditions du Roc.
  • François Hainard

Livres, éditeurs et auteurs romands : les sacrifiés du confinement (2)

Le combat des éditeurs romands

Lire romand c’est soutenir les éditeurs et les auteurs de proximité, mais pas uniquement. Certes, la crise tout le monde y a droit et, si certains considèrent la littérature comme une chose dispensable, il faut tout de même rappeler qu’elle participe entièrement à l’économie. En effet, sous l’étiquette « NON ESSENTIEL » se cache une réalité très terre-à-terre. La littérature ne se compose pas uniquement d’une bande d’écrivaillon-ne-s qui se regardent le nombril en alignant des mots sur du papier. Elle s’ancre dans un pan de l’économie bien réel : des librairies et des libraires, des imprimeries et des imprimeurs, des éditeurs, des transporteurs, des distributeurs, des représentants, des employés de commerce, des bureaux, du mobilier, des comptables, des locaux de stockage et d’autres pour la vente, du matériel informatique, des juristes, des journalistes, des graphistes, des correcteurs, des apprentis dans plusieurs corps de métiers et j’en passe. Dans la débâcle actuelle, comme dans la restauration, ce sont les plus petits les plus touchés. Surtout ceux qui viennent de créer leur entreprise. Marilyn Stellini, fondatrice les éditions Kadaline en 2019, souligne « Les librairies ont rouvert, mais les embouteillages dans les rayons défavorisent largement les petites structures. Raison pour laquelle Kadaline a suspendu toutes les parutions du premier semestre, reportées ultérieurement. Sans parler du manque de salons littéraires qui peuvent représenter un apport dans le chiffre d’affaires. » Dès le début de la pandémie, les librairies ont prévenu les éditeurs qu’elles ne pourraient pas payer ce qu’elles leurs devaient. Quelques uns ont dû utiliser les aides perçues en tant que salaire pour payer les factures courantes de leur maison d’édition (locaux, chauffage, électricité, etc). Résultat : certains, sont sans salaire depuis plusieurs mois alors que, même en temps “normal” l’édition romande ne permet guère de remplir un bas de laine. Autre effet boule de neige : actuellement les éditeurs suisse romands croulent sous les retours des libraires. Les fermetures imposées aux commerces dit “non-essentiels”, ne leur ont pas permis de vendre les livres parus durant les deux confinements. Andonia Dimitrijevic, directrice des Éditions L’Âge d’Homme précise : « Les éditeurs vivons sur les mises en vente. Sans mise en vente cela devient hardcore. De plus, pour ceux qui avons également des stocks et une partie de nos affaires en France, c’est très compliqué. Nous ne pouvons plus aller à Paris ou nous déplacer comme nous devrions le faire pour que notre entreprise fonctionne normalement. Les librairies font de nouveau d’excellentes ventes, mais les librairies ne représentent pas à elles seules le monde du livre. Vendre du livre ou le produire ce n’est pas du tout la même chose. Pour les éditeurs romands la situation reste bloquée. En ce moment, nous manquons d’argent pour tout. Notamment pour engager le personnel dont nous aurions besoin pour relancer nos entreprises ou pour publier de nouveaux auteurs. A l’Âge d’Homme, ces prochains mois nous ne pourrons pas publier tous les livres que nous avions prévu et aucun premier ouvrage. Nous n’allons travailler qu’avec des auteurs dont les libraires et les lecteurs connaissent déjà le travail. » Une situation assez ironique alors que la plupart des éditeurs sont submergés sous les premiers romans, le confinement ayant inspiré de nouvelles vocations d’écrivains. Les genres qui ont inspiré celles et ceux qui se sont lancé dans la littérature : la science-ficition et les romans d’anticipation. Toutefois, ces nouveaux arrivants devront s’armer de patience avant de voir leurs romans publiés. Si toutefois un jour ils sont publiés. Actuellement, la majorité des éditeurs en sont surtout repousser les parutions qu’ils avaient prévues pour 2021, tout en anticipant qu’il y aura pléthore de publications dans les prochains mois. Déjà, ils s’attendent à ce que beaucoup d’entre elles passent à la trappe faute de place dans les rayons des libraires. En sont à prévoir qu’il y aura un manque à gagner et qu’ils devront gérer cette donnée. Ces réalités les éditeurs suisses romands, petits ou à peine plus grands, les affrontent depuis le début de la pandémie. Une situation qui risque de perdurer les mois à venir face aux géants de l’édition hexagonale qui, sans prendre de risques, vont envahir les rayons des librairies avec des ouvrages de développement personnel et des auteurs bankables.

 

Livres romands présentés en 2020

La semaine passée j’ai publié une partie de la liste des auteurs suisses romands dont j’ai présenté les livres en 2020. En voici la deuxième et dernière partie. Lire local, c’est non seulement permettre à la littérature suisse d’exister. C’est participer à l’économie de nos cantons.

 

A l’aube des mouches, poésie, Arthur Billerey, éd. de L’Aire : un recueil de poèmes par l’un des fondateurs de la revue littéraire romande La cinquième saison. Passionné par les mots écrits, Arthur Billerey a également créé la chaîne Youtube Trousp, entièrement consacrée au livre.

Fleurs imaginaires , poésie, Corinne Reymond, éd. Torticolis et Frères : avec empathie et tendresse, Corinne Reymond rend hommage aux personnes happées par l’âge ou la maladie.  Sa longue carrière d’aide-soignante aux soins à domicile, en EMS, à l’hôpital ou en hôpital psychiatrique, l’a menée à écrire ses expériences avec les patients. Dans son métier, plus que les soins, ce qu’elle recherche c’est le relationnel, le contact avec les gens, apprécier qui ils sont, sentir leurs états d’âme, se pencher sur l’histoire de leur vie. “Plus on devient âgé, plus ça devient riche” dit-elle. Une richesse qu’elle n’a pas voulu laisser perdre.

Balles neuves, roman, Olivier Chapuis, éd. BSN Press : malgré l’amour de son épouse, de sa fille et de son fils, Axel Chang éprouve une jalousie et une haine grandissantes envers Roger Federer à qui tout réussi. Une obsession qui le conduit à la dérive. Un récit peu conventionnel, Axel Chang étant le personnage d’un tapuscrit imaginé par un auteur en mal de reconnaissance, agacé par les succès du sportif d’élite devant qui toutes les portes s’ouvrent pendant que lui croupit. Conseillé et coaché par un écrivain mondialement célèbre, le créateur d’Axel Chang poussera son histoire jusqu’à ses extrêmes limites.

Dernier concert à Pripyat, roman, Bernadette Richard, éd. L’Âge d’Homme : dans la nuit du 25 au 26 avril 1986, eut lieu dans l’ex-Union Soviétique, dans la centrale nucléaire de Tchernobyl, l’accident atomique le plus dévastateur de l’histoire. Une hécatombe qui a coûté l’existence de milliers de personnes et péjoré la vie d’autant de survivants. Passionnée par la question nucléaire, la journaliste et romancière Bernadette Richard nous emmène dans la Zone interdite de Pripyat. Le livre raconte l’histoire de trois jeunes garçons qui fuient de chez eux en compagnie d’une vieille dame la nuit de la catastrophe. Quelques années plus tard, les trois compagnons deviennent stalkers. Défiant les dangers de la contamination, ils pénétreront régulièrement dans La Zone interdite, non seulement pour l’explorer, mais aussi pour lui rendre ses lettres de noblesse à travers la musique. Au cours de leurs expéditions, ils rencontreront tous les réprouvés et désœuvrés du système soviétique.

Roman de gares, roman, Jean-Pierre Rochat, éd. D’Autre part : Dèdè est obligé d’abandonner sa ferme dans le Jura bernois après cinquante ans de labeur. En plein hiver, il part sur les routes accompagné d’un jeune âne. Avec son équipage, il espère descendre, à pied, dans le sud de la France en s’arrêtant de ferme en ferme pour y trouver assiette et logis selon la coutume des journaliers d’autrefois. Empreint de tradition et de souvenirs bienveillants, Dèdè s’imagine que les paysans lui ouvriront leur porte comme lui-même ouvrait la sienne quand il possédait sa propre demeure. Il doit déchanter. Par chance, deux femmes exceptionnelles croiseront son chemin.

Soupirs du soir, roman, Jean-Michel Borcard, éd. Torticolis et Frères : dans un style cinématographique, les péripéties de deux anciens dératiseurs : l’alcoolique, plutôt de droite, Carl Meinhof et l’antifa Joseph Miceli ouvrier dans une scierie. Malgré leurs différences, les deux hommes cultivent une amitié qui ne se dissout dans aucun liquide. Si on ne reconnaissait pas Bulle et sa région, on imaginerait les ambiances décrites dans la campagne du Maine ou dans une petite ville du Montana. Le roman exhale les milieux ruraux et alternatifs, la sueur du travail manuel, le bois fraîchement coupé dont on fabrique les flûtes douces et parfois les cercueils, les vapeurs d’essence, le sang d’abattoir et même les effluves de l’amour.

Les Enfers, roman, Patrick Dujany, éd. Torticolis et Frères : pas loin d’un village au doux nom luciférien, au cours de l’une de ces fameuses torrées comme on n’en fait que sur les crêtes et les flans du massif du Jura, quatre membres de Burning Plane, un groupe de death-metal-core, agrémentent leurs saucisses de champignons hallucinogènes. Pour améliorer le goût de la forestière cuisine, ils l’arrosent de trop d’alcool. C’est au milieu de cette débauche culinaire qu’apparaît Satan. Aux quatre gastronomes, il propose de devenir un groupe de rock mondialement connu, à condition qu’ils lui vendent leurs âmes.

Les choses gonflables, roman, Miguel Angel Morales, éditions Torticolis et Frères : Miguel Angel Morales s’est distingué en fondant le collectif Plonk & Replonk. Mais pas uniquement. Pendant longtemps, il a tenu les chroniques rock du feu quotidien L’Impartial et animé des émissions pour RTN. Les Choses Gonflables ne se résument pas. Elles se lisent. Le récit se déroule, au départ, dans un monde étrange qui ressemble à une parodie du nôtre. Un endroit où vivent les Ploucs et les Beaux. Puis, peu à peu, on change de plan comme si les personnages se promenaient d’univers en univers, dans des mondes parallèles qui se superposent.

Cécile Guilbert : « Écrits Stupéfiants » drogues et littérature de Homère à Despentes

Un essai dédié aux écrits influencés par les psychotropes

Ma littérature est largement empreinte de drogue. C’est quasiment le thème principal de Swiss trash mais elle apparaît également dans Fille facile et Inertie. Raison pour laquelle je me suis précipitée chez mon dealeur de livres, lorsque j’ai entendu parler, à sa parution en septembre 2019, d’Écrits stupéfiants un essai de Cécile Guilbert. Parue chez Robert Laffont, cette bible répertorie les écrivains – et quelques écrivaines – qui ont écrit sous l’influence de produits psychotropes. Ou du moins à leur sujet. Après un prologue autobiographique de l’auteur, le livre nous emmène pour un long voyage dans les paradis et les enfers artificiels : « de l’Inde védique à l’époque contemporaine des drogues de synthèse, des pharmacopées antiques et moyenâgeuses à la vogue moderne des psychostimulants en passant par l’opiophagie britannique, le cannabis romantique, l’opiomanie coloniale, la morphine ou l’éther fin-de-siècle, l’invention du « junkie » au XXe siècle et la révolution psychédéliques des années 60. » Un volume de 1440 pages, imprimé sur un papier aussi fin que celui dont on roule les joints, contenant plus de 300 textes écrits par 220 auteurs. Les grands classiques y côtoient les contemporains ou des signatures moins connues ou parfois oubliées. Je ne peux citer tous les auteurs dont on peut lire les lignes qui se réfèrent aux drogues. L’on ne s’étonne guère d’y rencontrer Gérard de Nerval, Jack Kerouac, Françoise Sagan, Hubert Selby Jr ou André Malraux. C’est plus surprenant lorsqu’on y croise Hérodote, qui écrivait sous l’influence du chanvre, les sœurs Brontë ou Pline L’Ancien. Mais l’on y cite également une pléthore de personnages historiques comme Napoléon ou Joséphine de Beauharnais, des musiciens de toutes les époques et de tous les genres musicaux, des artistes peintres ou de music-hall… j’en passe. Je suis toutefois surprise de ne pas y avoir trouvé Guillaume Dustan, écrivain homosexuel et directeur de collection aux éditions Balland, décédé en 2005, ou Johann Zarca, prix de Flore 2017, actuellement l’écrivain le plus expert de l’Hexagone en matière de drogues diverses. Peu importe ! Son contenu reste si vaste, que je l’inhale peu à peu, sniffant deci delà pour ne pas sombrer dans une overdose de lecture stupéfiante mais dont je ne regrette en rien l’acquisition.

 

Écrits stupéfiants : un essai en quatre parties

Pour chaque drogue, à la suite de son histoire sacrée, médicale et culturelle, est proposée une anthologie chronologique de textes précédés d’instructions détaillées. Pour classer les drogues, les auteurs qui s’y réfèrent et leurs textes, Cécile Guilbert a choisi une manière plus littéraire que scientifique. Elle se réfère à la liste, désormais un peu obsolète mais fort poétique, établie en 1928 par le pharmacologue allemand Louis Lewin. « Cette somme se divise en quatre grandes parties : Euphorica (opium, morphine, héroïne), Phantastica (cannabis, plantes divinatoires, peyotl et mescaline, champignons hallucinogènes, LSD) Inebrientia (éther, solvants) Excitantia (cocaïne et crack, amphétamines, ecstasy, GHB… »

 

Écrits stupéfiants : quelques extraits

Ce livre « qui révèle une pratique universelle, peut aussi se lire comme une histoire parallèle de la littérature mondiale tous genres confondus puisqu’on y trouve des poèmes, des récits, des romans, des nouvelles, du théâtre, des lettres, des journaux intimes, des essais, des comptes rendus d’expériences, des textes médicaux et anthropologiques… ». De la partie Euphorica, j’insère ci-dessous une page du livre recadrée ou l’éloge faite à la morphine par un inconnu. Suivent des minis extraits des autres types de drogues.

Euphorica :

Phantastica :

« En même temps, dans l’ombre de cette lumière, la peur se nichait en lui. Il n’osait détourner le regard vers les recoins où s’esquissaient des mouvements. Et la lumière gagnait encore en intensité. Les chandeliers commençaient déjà à étinceler; ils se changeaient en joyaux. » Ernst Jünger. Stupéfiant : LSD.

« Je passe sous silence la façon dont le jus qu’on en tire, mis dans les oreilles (quelques gouttes suffisent) tue toute espèce de vermine à laquelle la putréfaction aurait donné naissance, ainsi que toute autre petite bête qui y serait entrée. » François Rabelais. Stupéfiant : cannabis

 

Inebreantia :

« Cela nous apprend ce que les femmes viennent chercher rue de la Ferme : là encore, le poison n’est qu’un prétexte. Ce ne sont point des éthéromanes convaincues ; elles ne souhaitent pas ces sensations d’engourdissement qui tentent les clients du bar de la rue Monge ; elles veulent seulement dîner en tête-à-tête, loin des hommes, et toujours passer en tête-à-tête la nuit tranquillement. Et si elles boivent de l’éther, c’est uniquement pour fouetter leurs sens. » René Schwaeblé. Stupéfiant : éther

 

Excitantia :

« La petite poudre blanche, en lui entrant par le nez, lui donna une sensation de fraîcheur aromatique, comme si des huiles essentielles de cèdre et de thym s’étaient volatilisées dans sa gorge. Quelques parcelles, en passant des narines à l’arrière bouche, lui provoquèrent une légère cuisson au fond de la gorge et un goût amer sur la langue. » Pitigrilli. Stupéfiant : cocaïne.

 

Cécile Guilbert : une essayiste qui connaît son sujet

Les stupéfiants offrent à la création artistique et littéraire, parfois industrielle ou scientifique, des univers que l’on aurait négligés sans leur consommation. Cependant, l’essayiste reste persuadée qu’ils ne participent en rien au talent ou au génie d’un créateur. Si l’on a du génie, les toxiques apporteront PEUT-ÊTRE une touche de plus, tout en nous faisant risquer d’y laisser notre peau et notre art. Si l’on a un talent médiocre, en prendre n’apportera rien. Elle diminuera même la qualité de l’œuvre. Mais qu’elle affaiblisse ou détruise, la drogue reste un puissant moteur de création. La preuve en est cet ouvrage.

Née à la fin de 1963, Cécile Guilbert est entrée en « stupéfiants » à l’âge de 13 ans, en pleine explosion punk, d’abord à travers la littérature de Baudelaire et de Burroughs ensuite avec de l’éther. A quatorze ans, elle consomme pour la première fois du LSD et, à Majorque, fume ses premiers joints. En 1979, lors d’une soirée à Montréal, un homme plus âgé qu’elle lui offre pour la première fois de la cocaïne. Elle inhale de l’héroïne à 19 ans. Ça lui plaît beaucoup, ce qui ne l’empêche pas d’entrer à Science Po. Toutefois, au fil des années, les drogues la rendent de plus en plus paranoïaque. Ce qui l’incite à échanger une addiction pour une autre : elle délaisse un peu les stupéfiants « classiques » pour s’adonner sans retenue à la lecture de Saint-Simon, Nabokov, Proust, Kafka… Du coup, elle rate la décennie de l’ecstasy et de toutes les drogues synthétiques qui ont suivi préférant lire, écrire et voyager. Elle consomme toujours des psychoactifs, mais ils l’intéressent de moins en moins. Fin 2003, elle fête ses quarante ans dans une orgie de cocaïne mais depuis plus rien. Elle a longtemps regretté de n’avoir jamais essayé l’opium et la mescaline, des plaisirs dont elle ne s’enivre qu’à travers la lecture et l’écriture. Essayiste, romancière, journaliste et critique littéraire, Cécile Guilbert est l’auteur d’une œuvre publiée chez Gallimard et Grasset composée d’essais ( Saint-Simon ou L’Encre de la Subversion, Pour Guy Debord, L’Écrivain le plus libre…) des récits (Réanimation), de romans (Le Musée national, Les Républicains), de préfaces et d’anthologies. Elle a reçu le prix Médicis de l’essai en 2008 pour Warhol Spirit. Elle a préfacé pour la collections Bouquins les œuvres de Vladimir Nabokov, Sacher-Masoch et Bret Easton Ellis.

Sources :

  • Écrits Stupéfiants, Cécile Guilbert, Éditions Robert Laffont
  • France Culture

Jean-Pierre Rochat : « Roman de gares » arrêts sur instants douloureux ou amoureux

Roman de gares : le goût de l’amour

A présent, il m’est rare de retrouver les émois amoureux éprouvés durant mon enfance ou adolescence envers les héros ou héroïnes d’un livre. Avec une agréable surprise, j’ai goûté à cette délicieuse sensation en lisant le dernier ouvrage de Jean-Pierre Rochat. Roman de gares vient de paraître aux Editions d’Autre Part. A travers sa prose, l’écrivain a su m’instiller l’amour et le désir qu’il ressent pour les deux femmes qui le sauvent du désespoir. A l’inverse, j’ai également pu plonger dans le sensuel penchant amoureux qui attire ces femmes vers Dèdè, un homme d’une si grande sensibilité qu’il sait nous tenir sous son charme. Au cours de ses pérégrinations, Jean-Pierre Rochat, qui se confond avec le personnage de Dèdè, – avec des accents graves pour que cela signifie grand-père en turc – nous fera également découvrir la manière dont il écrit ses romans ainsi que les poètes et les écrivains qu’il aime : Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Marcel Aymé

 

Roman de gares de Jean-Pierre Rochat : l’histoire

Dèdè est obligé d’abandonner sa ferme dans le Jura bernois après cinquante ans de labeur. En plein hiver, il part sur les routes accompagné d’un jeune âne. Avec son équipage, il espère descendre, à pied, dans le sud de la France en s’arrêtant de ferme en ferme pour y trouver assiette et logis selon la coutume des journaliers d’autrefois. Empreint de tradition et de souvenirs bienveillants, Dèdè s’imagine que les paysans lui ouvriront leur porte comme lui-même ouvrait la sienne quand il possédait sa propre demeure. Il doit déchanter. De nos jours les campagnes se sont repliées sur elles-mêmes. A peine si on les laisse, son âne et lui, malgré une température peu clémente, s’installer sous le toit d’une remise. Ces mœurs, nouvelles et hostiles, n’améliorent guère la mélancolie et les idées suicidaires qui le rongent depuis qu’il a été contraint de se séparer de tout ce qu’il aimait : son coin de terre, ses vieux murs, ses animaux, ses livres… Il rêvait d’accueils chaleureux, d’échanges humains et de partage, il ne trouve que des visages fermés et des battants clos. Quitter cette existence, qui peu à peu anéantit ses idéaux et lui refuse tout ce qu’il aime de la vie, le hante. Tout lui est-il vraiment refusé ? Non pas tout. Deux femmes traverseront sa route. La première, une personne mariée à un homme puissant avec qui elle s’ennuie, vénère son talent d’écrivain. Elle lui offrira admiration, échanges intellectuels, luxe et volupté. La seconde, une ouvrière qui travaille dans une boulangerie industrielle, lui apportera joie et fraîcheur, une manière d’appréhender la vie au jour le jour, de croquer l’instant sans penser au lendemain. Avec Roman de Gares, Jean-Pierre Rochat nous emmène dans le passé de Dèdè, dans la nostalgie du partage traditionnel qui se pratiquait dans les milieux ruraux ainsi que dans les idéaux de mai 1968 qui ont marqué sa jeunesse. Bercé par ses illusions, la découverte des campagnes du XXIème siècle s’avérera amère. Par bonheur, l’amour et le sexe sauveront Dèdè d’une mort à laquelle il songe trop souvent.

 

Roman de gares de Jean-Pierre Rochat : extraits

« Ce serait facile de me déclarer dépressif en plus de SDF, les SDF sont tous un peu dépressifs. Et toi qui avouerais à ton mari suffisant : je fréquente et fricote avec un SDF, quelle plaisanterie ! Serait-ce par esprit de provocation, ou par mansuétude ? Je sais bien que non, nous partageons un rêve commun, trois bouts de ficelle. Le bus n° 8 traverse la banlieue, avec à son bord des femmes et des hommes qui montent ou descendent à chaque arrêt, une poussette, un déambulateur, une cuite carabinée, un sac à commissions, une cigarette en attente de l’air libre pour se faire allumer ; je me dis merde, c’est ça la vie ?  La banlieue passée, le cimetière dépassé, les premières fermes exploitées et quelques villas hors zone, construites à l’aide de dérogations obtenues en haut lieu, au-dessus des lois et de la population ordinaire.

Aujourd’hui est un jour de l’année où tous sont à la fête, sans exception autre que nous deux, tu me reçois chez toi en vitesse – faudrait pas qu’on se fasse prendre sur le vif, on serait pendus sur la place publique. Tu m’appelles du fond du pâturage, je te sens venir au galop, crinière au vent, nous nous poursuivons pour mieux nous rejoindre ; je gravis ton mont de Vénus et te caresse, là où le plaisir voile ton regard en te faisant soupirer d’aise ; j’embrasse ton nez, ta bouche, ton nez, ta bouche… à l’infini. Recommençons, c’est tellement bon une femme satisfaite et souriante étendue sur le dos, pendant qu’à ses côtés j’essaie de reprendre mon souffle, avant de repartir pour un tour d’honneur.

Nous sommes nus, après nous être ébattus inlassablement d’orgasme en orgasme, comme si j’étais un jeune étalon bien avoiné et toi une jument en pleine chaleur.

Il y a un quart d’heure de marche jusqu’à l’arrêt terminus du bus n° 8 menant à la gare. J’étais à nouveau rattrapé, récupéré, envahi par le spleen : pas celui de Paris, en Suisse nous avons aussi des spleens bien de chez nous, parfois même un dégoût de la vie, de nos forêts sombres et nos ciels gris, nos fleurs du mal ou notre saison en enfer. A la gare, une grande partie des passagers descend du bus pour prendre le train. J’aimerais être plus optimiste, les sanglots longs c’est trop con, je viens de prendre mon pied, un super pied de tous les tonnerres de Dieu, alors je ne vais pas recommencer à pleurnicher, même si ma turne est merdique et mes bouquins stockés dans des cartons au fond d’un garage bordélique. »

Jean-Pierre Rochat : biographie

L’écrivain paysan J.P Rochat. ©Gérard_Benoit_à_la_Guillaume

Jean-Pierre Rochat vit à Bienne dès l’âge de sept ans. Après un court passage en maison de correction, qu’il évoque dans Roman de gares, il devient berger : à l’alpage en été et comme journalier en plaine l’hiver. De 1974 à 2019 il exploite, avec sa famille, un domaine au sommet de la montagne de Vauffelin, et devient un éleveur réputé de chevaux Franches-Montagnes. Il commence à écrire vers la fin des années 1970. En 2012, L’Écrivain suisse allemand lui vaut le prix Michel-Dentan. En 2019, le prix du roman des Romands lui est décerné pour Petite Brume. Ce livre raconte l’histoire d’un paysan qui vit un drame en devant vendre sa ferme, son bétail et sa jument, baptisée Petite Brume.

Vous pouvez lire la chronique de Jean-Marie Félix / RTS – Culture et écouter son entretien avec Jean-Pierre Rochat en cliquant ici.

 

Sources :

  • Roman de gares de Jean-Pierre Rochat, éditions D’Autre Part
  • Wikipédia

 

Corinne Reymond: des soins en psychiatrie à la poésie

Corinne Reymond: une plume pour rendre hommage aux aînés

Avec beaucoup d’empathie et de tendresse, Corinne Reymond rend hommage aux personnes happées par l’âge ou la maladie.  Sa longue carrière d’aide-soignante aux soins à domicile, en EMS, à l’hôpital ou en hôpital psychiatrique, l’a amenée à écrire ses expériences avec les patients. Dans son métier, plus que les soins, ce qu’elle recherche c’est le relationnel, le contact avec les gens, apprécier qui ils sont, sentir leurs états d’âme, se pencher sur l’histoire de leur vie. “Plus on devient âgé, dit-elle, plus ça devient riche”. Une richesse qu’elle n’a pas voulu laisser perdre. Un trésor qu’elle a soigneusement protégé dans un livre que chacun d’entre nous peut, avec émerveillement, découvrir. Tous les poèmes sont tirés de situations vécues. Une suite de tableaux délicats, certes, mais également touchants, poignants, troublants quand ils nous rappellent des personnes que nous avons côtoyées, aimées, ou lorsque l’on se projette soi-même dans un futur presque inéluctable.

Bernard Walter, qui préface l’ouvrage, écrit:

“C’est un livre qui est à mettre entre les mains des parents et des proches, ainsi que des personnes responsables, qu’ils soient directeurs, directrices, hommes médecins, femmes médecins, employés, employées, politiciens, politiciennes, aumôniers, aumônières.

Chaque personnage exprime sa vie, c’est lui qui parle, ce n’est pas celle qui vient leur rendre visite, leur apporter son aide. Corinne ne se met pas en scène, elle est juste là, pas trace d’ego, pas de jugement non plus. D’elle on sait peu de chose, et pourtant, dans ces portraits saisissants, elle dit beaucoup d’elle-même et de sa sensibilité des petites choses”.

De Corinne Reymond, on apprendra uniquement qu’elle est domiciliée au Sentier, dans la Vallée de Joux, qu’elle est mère de trois enfants et grand-maman.

Le poème qui suit est extrait du recueil poétique Fleurs imaginaires paru aux Éditions Torticolis et Frères.

Sources:

  • Fleurs imaginaires, éditions Torticolis et Frères
  • VAL TV

Livre collectif : « Tu es la sœur que je choisis » aux Éditions d’en bas

Tu es la sœur que je choisis : féminisme et littérature

Illustration: Albertine

… « Non pas que je sois féministe, bien au contraire, mais je trouvais intéressant d’expliquer un mot auquel on prête tant de versions différentes et contre lequel on a pas mal de préventions, faute peut-être de l’avoir bien compris ». Ces paroles, dites par l’une des femmes parmi les plus libres et libérées du XIXe siècle, l’artiste peintre et poétesse Marguerite Burnat-Provins, commence la préface de Sylviane Dupuis qui introduit le livre collectif Tu es la sœur que je choisis. Paru aux Éditions d’en bas, à l’occasion de la grève des femmes 2019, dont on fêtera le premier anniversaire le 19 de ce mois-ci, et qui faisait suite à la grève de juin de 1991, Tu es la sœur que je choisis rassemble les textes de plus de trente autrices romandes et les dessins de cinq illustratrices.

 

Tu es la sœur que je choisis : littérature et poésie

Cet ouvrage est l’aboutissement d’une initiative du quotidien indépendant Le Courrier. Ce journal genevois avait demandé à des écrivaines un texte littéraire: « Une parole de femme, pas forcément militante (car la littérature ne supporte pas que l’on l’enrégimente) mais portant « sur le sujet des discriminations liées au sexe » ». J’avoue qu’il m’a fallu du temps avant de me décider à ouvrir ce recueil que j’ai avalé d’une traite. Pas pour des questions idéologiques. Plutôt parce que je suis soupçonneuse. Je ne crois pas toujours ce que l’on me dit lorsqu’on tente de me vendre quelque chose. Je craignais d’avoir à lire une sorte d’essai militant, or je ne suis pas toujours d’humeur à lire un essai, encore moins un essai politique. Mais ce livre collectif s’astreint à ce qu’il annonce : des textes d’une grande force littéraire et poétique qui racontent des vies de femme sans tomber dans le militantisme ou l’esprit revanchard. Un livre dont je conseille particulièrement la lecture aux hommes qui souvent, malgré eux, ignorent les problèmes spécifiques que les femmes devons affronter. Quant à moi, comme le rôle que je me suis assigné dans ce blog n’est pas de jouer les critiques littéraires mais de présenter des livres et des auteurs qui me touchent, et que la distanciation commence aussi à me peser, je ne prendrai, en l’occurrence, aucune distance. J’avoue m’être reconnue dans plusieurs textes qui m’ont bouleversée. Yvette Théraulaz m’a même arraché des larmes, m’obligeant à interrompre la lecture que je faisais à voix haute à un proche.

Tu es la sœur que je choisis : ni illuminées ni hystériques

Certaines personnes s’imaginent que les injustices ressenties par les femmes sont l’affaire de deux ou trois illuminées ou de quelques « harpies hystériques » comme disent beaucoup d’hommes croisés sur ma route. En réalité, les injustices faites aux femmes sont très fortement perçues par les fillettes qui ne comprennent pas le pourquoi de ces discriminations et qui se contentent mal « d’un parce que c’est comme ça ». Et ce, depuis toujours. J’ai entendu ma grand-mère dire qu’elle aurait aimé travailler comme un homme plutôt que d’être femme au foyer. Je me souviens de ma mère, me racontant sa contrariété ainsi que l’injustice qu’elle ressentait, lorsqu’elle avait une vingtaine d’années dans le Madrid franquiste de la fin années 1950, pas vraiment un endroit ou fourmillaient les idées féministes, quand ses frères cadets sortaient sans rendre de comptes à quiconque. Par contre, sa sœur et elle, largement ainées, avaient des horaires strictes et devaient fournir la liste des lieux et des personnes fréquentées. Mais à l’usure, elle a fini par plier – oh, de loin pas toujours, heureusement – et je me rappelle de mon incompréhension, quand je la voyais courir tous les midis pour préparer le dîner, après une matinée de travail et avant de repartir à la fabrique, pendant que mon père lisait le journal tranquillement installé dans son fauteuil. Mon sentiment d’injustice. Ma révolte d’être une fille plutôt qu’un garçon. De tous temps, les femmes, et surtout les petites filles que nous avons été, avons eu une conscience aiguë des dizaines d’injustices que l’on nous impose d’un « parce que c’est comme ça, parce que t’es une fille ». Beaucoup d’entre nous finissons par les intégrer. D’autres pas, et ce livre raconte des histoires dans lesquelles chaque femme peut se reconnaître à un moment ou l’autre. J’en conseille la lecture aux hommes pour qu’ils puissent mieux appréhender et comprendre l’univers de leurs mères, sœurs, compagnes ou filles, même si nous sommes toutes différentes et si nos expériences de vie sont diverses. Cependant, parmi ces textes, il y en a probablement un ou deux qui peuvent correspondre au vécu ou aux pensées de l’une de leurs proches.

Tu es la sœur que je choisis: lecture essentielle

Quant aux femmes disons que… le livre porte bien son titre. Chacune – ou presque – pourra se reconnaître dans l’une des histoires évoquées, chacune pourra se sentir la sœur d’une ou de plusieurs autrices.

Pour ma part, j’ai reconnu mes sœurs, dans les interventions d’Yvette Théraulaz, Céline Cerny, Anne Pitteloud, Sylvie Blondel, Odile Cornuz, Amélie Plume et Mary Anna Barbey. J’ai également apprécié une histoire qui ne peut laisser indifférent aucun écrivain ni écrivaine, quel que soit son genre ou ses préférences sexuelles : Bel-Air de Carole Dubuis. Une nouvelle aussi audacieuse que celle de Sabine Dormond qui nous emmène au Vatican faire une demande au Saint-Père.

Mais ce livre, qui navigue entre amour, violence, sexe, tendresse, poésie, révolte, réflexivité et humour, ne se raconte pas. Le raconter le réduirait à “des histoires de bonnes femmes” or, cet ouvrage qui ne s’appesantit guère sur les revendications, est une lecture essentielle. J’insiste: surtout pour les hommes parce que nous les femmes… savons ce que suppose être une femme.

Quant aux 5 illustratrices, dont Fanny Vaucher de qui j’avais déjà parlé en ce lieu ou Albertine, qui vient de recevoir le prestigieux prix HANS CHRISTIAN ANDERSEN 2020 pour l’ensemble de son œuvre, c’est à la fois avec drôlerie et sobriété qu’elles nous font entrer dans la thématique.

Quelques phrases extraites de « Tu es la sœur que je choisis »

« J’ai le droit d’aimer quand il me soulève dans ses bras et que mes pieds ne touchent pas terre ». Marie-Christine Horn

« Il m’a montré que malgré les cases assignées on a, parfois, dans ce qu’on est et dans ce que l’on fait, une part de liberté ». Marie-Claire Gross

« Tu me l’as expliqué, ça ne va pas cette ménopause, ton corps te fait mal et tes fils et ton mari n’y comprennent rien ». Lolvé Tillmanns

« Elle devait changer son bébé, elle ne pouvait pas, elle n’avait plus de mains, elle n’avait que des moignons ». Anne Bottani-Zuber

« Il se penche en enfilant des gants de latex dont le claquement sur ma peau me fait frissonner ». Céline Cerny

« De tout le festival, je n’ai pas su s’il me draguait, tout comme je n’ai pas su non plus si la jeune auteure essayait de me séduire. » Aude Seigne

 

« Elle rejoint son homme autour du plan de travail. » Mélanie Chappuis

« Comme beaucoup de petites filles, je rêve de ma robe blanche. » Rachel Zufferey

Tu es la sœur que je choisis : les illustratrices et autrices

Sources:

  • «Tu es la sœur que je choisis » Éditions d’en bas
  • Photographies : Dunia Miralles. Réalisées à La Chaux-de-Fonds, Neuchâtel et Lausanne.

 

A lire ou à relire : « Le Démon » de l’écrivain Hubert Selby Jr.

Le Démon de Hubert Selby Jr : quand la réussite sociale ne suffit plus

L’auteur Hubert Selby Jr. sur la couverture du Démon.

A l’heure où, de plus en plus d’Américains, achètent des armes pour protéger leur famille des éventuels pillards mus par le Covid-19, j’ai ressorti une métaphore de la déliquescence des États-Unis. En ces moments d’incertitude, certaines personnes éprouvent le besoin de se plonger dans de douces littératures. D’autres, en revanche, en appellent à un violent exorcisme pour passer le cap. Dans ce cas, je ne peux que conseiller la lecture du Démon de Hubert Selby Jr. Si vous avez aimé American Psycho, écrit quinze ans plus tard par Breat Easton Ellis, et dont on dit qu’il s’est inspiré du Démon pour imaginer son roman, vous apprécierez la descente aux enfers de Harry White, jeune cadre new-yorkais à qui tout réussit. Le parfait symbole du rêve américain. Mais son démon intérieur le mènera à une autodestruction inéluctable.

Le Démon de Hubert Selby Jr. : résumé

Harry White est un homme qui a devant lui une brillante carrière de cadre. Il vit avec ses parents, travaille dans le centre de New-York et couche à tout va avec des femmes mariées. Il aime les séduire, les manipuler et s’en éloigner. Jusque là, rien d’extraordinaire. Il n’est ni le premier, ni le dernier, à se conduire en Don Juan. Mais dans sa tête quelque chose disjoncte. Une anxiété croissante, un désir de dépassement, une insatiabilité qui le dévore de l’intérieur. De plus, son supérieur lui intime quasiment l’ordre de se marier afin qu’il puisse avoir de l’avancement. Jouer le jeu de la « normalité » – femme, famille, jolie maison en banlieue – est une condition sine qua non pour monter dans l’échelle sociale. Il épouse donc la douce Linda avec laquelle il a deux beaux enfants et achète une jolie maison. Tout est apparemment idyllique mais, au plus profond de lui, Harry éprouve une angoissante insatisfaction. Pire, les états décrits par l’auteur, ressemblent davantage à ce que ressent un toxicomane en manque de drogue, plus qu’à une simple frustration. Tremblements, anxiété, sueurs, incapacité à travailler correctement. Son démon demande à être nourri. Il lui donne à manger, mais son Mal en redemande encore, et de plus en plus hard. Coucher avec des femmes, même avec des clochardes, ne suffira plus à Harry. Il lui faut commettre des vols mais, bientôt, sa dose d’adrénaline ne sera plus assez forte. Plusieurs fois, tel un alcoolique, il tentera l’abstinence. Mais, à chaque rechute, la sale bête qui le ronge exigera plus de soumission. Le démon qui lui bouffe la raison et l’énergie, finira par le conduire au meurtre.

Extraits d’après la traduction de Marc Gibot

Dès la première page, dès la première ligne, l’auteur nous inflige une claque :

« Ses amis l’appelaient Harry. Mais Harry n’encu.ait pas n’importe qui. Uniquement des femmes… des femmes mariées.

Avec elles, on avait moins d’emmerdements. Quand elles étaient avec Harry, elles savaient à quoi s’en tenir. Pas question d’aller dîner ou de prendre un verre. Pas question de baratin. Si c’est ce qu’elles attendaient elles se foutaient dedans ; et si elles commençaient à lui poser des questions sur sa vie, ou à faire des allusions à une liaison possible, il se barrait vite fait. Harry refusait toute attache, toute entrave, tout embêtement. Ce qu’il voulait, c’était bais.r quand il avait envie de bais.r, et se tirer ensuite, avec un sourire et un geste d’adieu.

Il trouvait que coucher avec une femme mariée était beaucoup plus jouissif. Pas parce qu’il bais..t les femmes d’un autre, ça Harry s’en foutait, mais parce qu’il devait prendre certaines précautions pour ne pas être découvert. Il ignorait toujours ce qui pouvait se produire, et son appréhension augmentait son excitation ».

Plus loin, au chapitre 4 :

« Ouais, il règne à New-York, l’été, une atmosphère de fête. Les salauds… Parlons-en de leur fête… avec le temps qu’il fait en ce moment. Ah, il est chouette le temps ! Si foutrement chaud et humide qu’on se croirait sous la douche, tellement on transpire. Et tous ces connards qui puent encore plus que des bêtes. Z’ont jamais entendu parler de savon, d’eau et de dentifrice. Bon Dieu, quelle puanteur ! Putains de vieux dégueulasses. On jurerait qu’ils se frottent les aisselles avec de l’ail et des oignons… et qu’ils mâchonnent des sous-vêtements douteux. »

Très mal reçu par la critique littéraire étasunienne lors de sa parution, Le Démon est l’œuvre de Hubert Selby Jr. que les francophones préfèrent.

Ci-dessous, découvrez Le Démon avec une création radiophonique de France Culture à écouter:

Biographie de Hubert Selby Jr.

Hubert Selby Jr. est né à Brooklyn, en 1928, dans une famille défavorisée. Peu scolarisé, à seize ans, il s’engage dans la marine marchande. Atteint de tuberculose, il démissionne pour être hospitalisé durant quatre ans, de 1946 à 1950. Durant son hospitalisation, il commence à lire compulsivement tout ce qui lui tombe entre les mains: les modes d’emploi des médicaments, des romans classiques ou contemporains, de la philosophie. L’idée qu’il pourrait lui aussi écrire commence peu à peu à germer en lui. La maladie, l’alcool, la drogue, les hôpitaux psychiatriques et même la prison font partie de sa vie jusqu’au jour où il achète une machine à écrire. En 1964, Last to Brooklyn paraît aux États-Unis et rencontre immédiatement du succès. Il publie ensuite d’autres romans – Retour à Brooklyn, La Geôle, Le Démon -, toujours salués par la critique. Après un silence de près de trente ans, il publie Le Saule  en 1999, et Waiting Period.

Hubert Selby Jr. est mort à Los Angeles le 26 avril 2004 à l’âge de 75 ans.

Vous pouvez aussi découvrir plus amplement sa vie, dans cette émission diffusée sur France Culture le 5 juin 2011.

Acheter des livres durant le confinement

Si vous souhaitez lire pendant votre confinement, renseignez-vous. Beaucoup de librairies, y compris des librairies indépendantes, livrent exceptionnellement à domicile, mais vous pouvez aussi commander chez les éditeurs et chez les auteurs parfois. Du moins chez les auteurs suisses.

Source

  • Le Démon, Hubert Selby Jr., Éditions 10-18