Dohany Street

Dohany Street constitue troisième volume de la trilogie, Danube Blues, due à la plume de Adam LeBor (www.adamlebor.com), un auteur et journaliste d’investigation anglais.

Ce polar met en scène Balthazar Kovacs, un policier hongrois en qui personne n’a confiance parce qu’il est tzigane, pas même les Tziganes parce que c’est un flic. LeBor tisse une intrigue complexe dont le point de départ est la disparition à Budapest d’un jeune historien israélien qui poursuivait des recherches au sujet des spoliations infligées à la communauté juive en 1944 et 1945.

A la différence de la Suisse mettons, la Hongrie fait partie de ces pays qui produisent plus d’Histoire qu’ils ne peuvent en consommer. Trianon, Horthy, le génocide en quelques mois d’une communauté juive florissante, un régime communistes brutal, une insurrection avortée en 1956 et finalement la chute du communisme et l’avènement de la Troisième République de Hongrie, tout cela en moins d’un siècle, tout cela est plus que la Hongrie n’est capable de digérer. Aussi, en guise d’aspirine, elle préfère se draper dans le rôle de l’éternelle victime, aux mains des vainqueurs de 1918 d’abord, de l’Union Soviétique ensuite et, de nos jours, de l’Union Européenne. LeBor, qui vit à Budapest qu’il connaît en profondeur, saisit bien cet esprit où la mélancolie se mêle au ressentiment, et qu’il traduit par la grisaille qui, dans son roman, enveloppe Budapest en janvier 2016.

Dohany Street est certes une œuvre de fiction, d’où surgissent les cadavres enfouis de l’histoire hongroise, mais c’est aussi une peinture romancée de sa vie politique contemporaine, où le copinage et des intérêts économiques mystérieux et occultes s’entremêlent et fournissent le ressort de ce polar.

Cependant, en fin de compte, le soufflé retombe à plat. L’intrigue, une affaire de spoliation de bien juifs en 1944, est certes plausible mais elle peine à tenir le lecteur en haleine, comme le feraient Tom Clancy ou John Grisham. Surtout, l’auteur vend la mèche 50 pages avant la fin si bien que le lecteur se voit contraint de lire 49 pages de tout est bien qui finit bien.

De plus, conscient de la nécessité de fournir des points de repère à ses lecteurs de langue anglaise, l’auteur leur offre volontiers des précisions quant à la géographie de Budapest, la langue hongroise et la signification de certaines expressions. En définitive, ce livre s’adresse au cercle, sans doute restreint, des lecteurs de langue anglaise au fait de la Hongrie. Les autres choisiront un autre polar pour meubler la sortie du confinement.

 

Adam LeBor, Dohany Street, Head of Zeus, 400 pages, 2021

Damascus Station

La Route de Damas

Ceux qui doutent encore de la violence de la guerre civile qui a eu cours en Syrie lors de la décennie écoulée sont invités à lire Damascus Station, dû à la plume de David McCloskey, un jeune auteur américain. Ancien analyste auprès de la CIA et ancien consultant chez McKinsey, il signe ici son tout premier livre, qui connaît un grand succès en Amérique.

McCloskey envoie son héros, Samuel Joseph, à Damas, comme lui un agent de la CIA. Il y est chargé de recruter un agent sur place qui permettra aux Américains de prendre connaissance des plus noirs desseins du régime de Bassar el-Assad. On retrouve en toile de fond les protagonistes de la guerre civile, les rebelles opposées aux forces du gouvernement, l’armée, la police, les milices, les innombrables services secrets aux méthodes brutales.

Mais ce monde en apparence noir et blanc est en réalité strié de gris. D’un côté Sam Joseph tait un secret envers la CIA ; de l’autre, tous ceux qui se rangent dans le camp du gouvernement, les Alawites et les chrétiens, en deviennent l’esclave, privilégié certes mais l’esclave quand même. Personne ne peut fuir le pays sous peine de représailles infligées à leur famille restée en Syrie, si bien que les uns deviendront des agents doubles et les autres des bourreaux dans une fuite en avant qui offre la perspective lointaine d’une victoire acquise au prix d’un bain de sang mais pas la rédemption. Alors que la CIA emprunte sa devise La Vérité vous rendra libres à l’évangile selon Saint Jean (Chapitre VIII, verset 32), ce roman traite en réalité du thème de la liberté perdue, vécue comme la chute au Paradis, qui, aux yeux de La Ligne Claire, en constitue l’intérêt au-delà de l’intrigue. « Bons » et « mauvais » succombent à ce destin qui les rassemble alors que l’intrigue les oppose.

De son propre aveu, McCloskey, qui ne fait pas métier d’écrivain, a eu du mal à mettre son roman en forme et a fait recours à des conseils et des relecteurs qui lui ont permis de tirer un récit captivant à partir d’ébauches assez pauvres. Son expérience passée au sein de la CIA confère à sa description du déroulement des opérations un grand réalisme, au prix de l’utilisation un peu excessive du jargon interne de l’Agence, avec lequel le lecteur aura du mal à se familiariser.

On a pu croire qu’avec la fin de la guerre froide et la disparition il y a un an de John Le Carré s’éteindrait le style des romans d’espionnage. Or, il n’en est rien. Le monde est ainsi fait que de nouveaux conflits surgissent et que des auteurs, ici McCloskey, s’emparent avec talent de ces thèmes complexes. Auteur amateur, McCloskey signe avec succès son premier roman ; la critique américaine l’atteindra au tournant s’il s’aventure sur le terrain d’un deuxième livre. De l’avis de La Ligne Claire, la clé du succès résidera en la capacité de l’auteur à explorer toutes les ambiguïtés, les doubles allégeances, les illusions perdues, la perdition même qui peuplent le monde trouble de l’espionnage.

 

David McCloskey, Damascus Station, W.W. Norton, 2021, 432 pages