Leonard Cohen

Leonard Cohen – chansons d’outretombe

Vous connaissiez la Symphonie Inachevée de Schubert, le Requiem de Mozart, et bien voilà maintenant Thanks for the Dance de Leonard Cohen, décédé en 2016.

Thanks for the Dance est constitué de neuf chansons que Cohen avait composées mais n’avait pas retenues en vue de son 14e album, You want it darker, publié quelques semaines avant son décès. Chantées par Cohen a capella sur le mode d’une poésie qu’on psalmodie, elles ont fait l’objet d’un enregistrement par son fils Adam Cohen, alors que le chanteur gisait déjà sur son lit de mort.

Après le décès de son père, Adam Cohen réunira des musiciens, dont le guitariste Javier Mas, collaborateur de longue date de Cohen, endossera le rôle du producteur et assurera l’accompagnement musical aux dernières paroles de son père.

Court album de trente minutes seulement, Thanks for the Dance fait preuve d’une certaine réserve instrumentale qui convient à ce qui sont fondamentalement des esquisses et qui convient aussi à la voix frêle d’un homme âgé de quatre-vingt-deux ans. Fidèle à l’héritage de Cohen, il en reprend les thèmes de prédilection, les ambiguïtés de la sexualité humaine, ce lieu où le sentimental s’unit au spirituel.

On y retrouvera tout aussi bien des tonalités latino dues au doigt d’argent de Jorge Mas qui glissent sur la mandoline, que des rythmes de valse dans la chanson qui donne le titre à l’album et qui évoque de suite Take this Waltz.

Cohen est reconnaissant de la vie qu’il a vécue et l’auditeur amateur lui sera reconnaissant de son exceptionnelle œuvre artistique. Cohen ne nous dit pas exactement si les remerciements pour la valse de la vie s’adressent à une femme en particulier ou à plusieurs ou encore à Dieu, seul susceptible de pouvoir faire surgir une voix d’or du néant ; c’est là le privilège du poète que Cohen a toujours été, avec ou sans musique.

With God on our side

Si le premier amendement à la constitution américaine interdit au Congrès d’instituer une religion d’Etat, l’influence du christianisme dans sa composante protestante sur la culture des Etats-Unis s’est avérée très profonde et a persisté après l’arrivée d’immigrés de pays catholiques et des Juifs d’Europe centrale à la fin du XIXe siècle.

Dans le domaine musical, on trouve bien sûr le Gospel, une musique populaire religieuse répandue dans la communauté noire. Cependant, à partir des années 1960 et la diffusion de la musique folk, rock et pop, on y verra apparaître une composante religieuse à des degrés variables, qui vient s’insérer dans un univers plus vaste parmi d’autres compositions d’inspiration profane. La Ligne Claire ne fera pas mentir le vénérable adage In senectute tamquam in juventute, qu’elle vient tout juste d’inventer et selon lequel, en matière de musique populaire, les goûts à l’âge mûr demeurent ceux forgés à l’adolescence ; aussi est-ce sur ce fondement immuable que La Ligne Claire propose à ses lecteurs la typologie qui suit.

Tout d’abord, on peut citer les quelques chansons qui se fondent explicitement sur un texte biblique. On songe en premier lieu à Turn, Turn, Turn, composée par Pete Seeger et rendue populaire par les Byrds, et dont le texte est tiré du chapitre 3 du livre de l’Ecclésiaste. A ce genre appartient également The Rivers of Babylon, tiré du psaume 137 et dont Boney M a fait un succès mondial. En marge de cette catégorie, on peut aussi mentionner la version originale de Silent Night de Simon and Garfunkel, d’autant plus que les interprètes sont tous deux juifs. Certes le texte n’est pas biblique mais, depuis sa composition en 1818, constitue sans doute le chant de Noël (Luc, chapitre 2) le plus célèbre au monde.

Mentionnons aussi le genre mineur de la traduction en musique populaire d’œuvres en latin, le Benedictus de Simon and Garfunkel à nouveau, tirée d’une messe de Roland de Lassus, un compositeur belge du XVIe siècle, et le Kyrie de la messe en fa mineur, composition du groupe The Electric Prunes à la réputation éphémère, qui fit partie de la bande son du film Easy Rider.

Lorsqu’en 1969, les Rolling Stones, peu suspects de prosélytisme religieux, sortent une compilation intitulée Through the Past, Darkly, la référence au verset 12 Through a glass, darkly du chapitre 13 de la Première Epître aux Corinthiens est évidente aux yeux des lecteurs de langue anglaise. On aborde ici le terrain des innombrables références bibliques qui émaillent la musique populaire des années 1960 : Highway 61 Revisited (Dylan) où Dieu s’adresse à Abraham, The Story of Isaac (Cohen) qui reprend le même thème, ou encore All Along the Watchtower (Dylan), qui tire son inspiration du chapitre 21 du livre d’Isaïe. Par ailleurs, en marge de la musique américaine, citons le groupe anglais Genesis, dont le premier album s’intitule From Genesis to Revelation, une référence au premier et au dernier livre de la Bible, tout d’autant qu’une auto-promotion astucieuse.

Mais plus encore que les textes ou les citations, c’est le langage même de ces compositeurs qui traduit leur culture biblique, ainsi lorsque Dylan compose Seven Days, s’il ne s’agit en rien d’un texte religieux, la référence au récit des sept jours de la création (Genèse, chapitres 1 et 2) n’échappera à personne. Songeons encore à Leonard Cohen et à l’un de ses plus grands succès, Suzanne ; Suzanne, dont le prénom même est tiré du chapitre 13 du livre de Daniel invite l’auditeur à la suivre au sanctuaire de Our Lady of the Harbour tandis que Jésus est un marin qui marche sur les eaux (par exemple, Jean, chapitre 6). Knocking on Heaven’s Door, toujours de Dylan et repris par de nombreux artistes, s’inscrit aussi dans ce courant, qui ne connaît pas de véritable équivalent au sein de la chanson française.

Et puis, après que la juventus eut cédé le pas à la senectus  et que fut traversé le Jourdain, retentit la clameur de  When the Man Comes Around, composée par Johnny Cash au soir de vie où les références bibliques aux choses dernières (Livre de l’Apocalypse mais aussi Genèse 28 et Matthieu 25) abondent. C’est l’heure de l’Alpha et de l’Omega.

Leonard Cohen

I’m your Man: une biographie de Leonard Cohen

La Ligne Claire ne sent guère tenue par les exigences de l’actualité, aussi ces jours-ci tient-elle à évoquer la disparition de Leonard Cohen à l’occasion du premier anniversaire de son décès. « I’m Your Man » est le titre donné par Sylvie Simmons, peut-être la plus renommée des journalistes de la musique, à la biographie qu’elle a consacrée à Cohen en 2012. Voyageurs, ne cherchez pas plus, vous avez frappé à la bonne porte si vous souhaitez découvrir Cohen de l’intérieur. Ouvrage traduit en dix-huit langues, mais pas en français, La Ligne Claire vole à la rescousse des lecteurs de langue française.

Du poète au chanteur-compositeur

Si le nom de Leonard Cohen évoque d’abord le chanteur et le compositeur, Simmons rappelle à ses lecteurs qu’à trente ans Cohen était un poète de renom au Canada. Mais voilà, la poésie ne nourrit pas son homme si bien que ce sont des considérations d’ordre économique qui le pousseront vers la composition. Se jugeant un piètre chanteur et un guitariste hésitant, il confiera l’interprétation de sa première chanson, Suzanne, à Judy Collins, une chanteuse folk à la réputation bien établie. Ce n’est qu’un an plus tard en 1967, que Cohen franchira le pas hésitant de l’interprétation et donnera son premier album, intitué simplement « Songs of Leonard Cohen ».

Cohen demeurera toute sa vie davantage un poète qui met en musique ses textes plutôt qu’un musicien, plus proche des chansonniers français que des chanteurs de rock, de pop, et même de folk aux Etats-Unis. Toute sa vie il rencontrera du reste davantage les faveurs du public européen plutôt qu’américain.

Poète, Cohen chante le divin en l’homme et plus encore la distance qui l’en sépare ; toute son œuvre sera marquée par les thèmes du sacré et du profane, des hauteurs célestes et des profondeurs abyssales, de la solitude et de la rupture, de la guerre et de la paix, de l’amour et du désespoir et, bien sûr par celui du désir, ce désir où l’érotique et le spirituel s’entralecent à la façon des amants qui ornent la couverture de « New Skin for the old Ceremony ». Toute sa vie, il sera à la recherche de ce lieu, qu’il pensait être habité par la femme, où l’érotisme rencontre le doigt de Dieu.

Cherchez la femme

Séducteur, homme à femmes, a ladies’ man, Cohen connaîtra tout au long de sa vie de nombreuses femmes, muses, maîtresses, compagnes, ses interprètes et ses voix féminines, ses amies simplement parfois, avec qui il entretiendra des relations qui s’étendront sur une gamme allant du fugace au durable, sans jamais franchir le pas formel du mariage. Le mariage est comme la vie monastique, dit Cohen, et s’il aura passé cinq dans un monastère bouddhiste, il finira par en ressortir.

L’auditeur de Cohen de langue française trouvera plaisir à découvrir dans le livre de Simmons la clé qui permet de mieux comprendre une chanson et les circonstances qui auront présidé à sa composition. Souvent, une femme en sera l’inspiration, Suzanne Verdal, Marianne Ihlen ou encore Janis Joplin, à qui Simmons accordera la voix qui leur revient à chacune, mais aussi la Cabbale, le poète espagnol Garcia Lorca et la Bible.

L’homme à la voix d’or

Toute sa vie, Cohen estimera qu’il était un piètre musicien et un chanteur médiocre. Aussi, a-t-il endossé ces faiblesses comme Christ les péchés de l’humanité et en a fait une offrande agréable au Dieu d’Israël qui, charmé, lui conféra en retour la grâce de séduire son public. Homme aussi austère que fragile, Cohen séduit par l’élégance de ses paroles et la grâce de leur interprétation et touche en chacun de nous et l’ange et le démon. Un an après sa mort la lecture de ce remarquable ouvrage, rigoureux mais sensible à son sujet, parfaitement documenté, rédigé d’une plume délicate, rend à Cohen l’hommage qui lui est dû.

Le lecteur pourra trouver sur You Tube un grand nombre de chansons de Cohen, qu’elles soient interprétées par l’artiste ou par d’autres.

I’m Your Man, the Life of Leonard Cohen. Sylvie Simmons, Vintage Books, 546 pages.

Leonard Cohen

Leonard Cohen. You want it darker. 14e station.

Avec la parution du 14e album de Leonard Cohen ces jours derniers, quatorzième et dernière station sur le chemin de croix de sa vie, c’est à nouveau une page de la jeunesse qu’évoque de La Ligne Claire. Comme pour Dylan, La Ligne Claire est redevable à son camarade de classe YCC de lui avoir fait découvrir la musique mais aussi les poésies de Cohen.

Si Cohen s’inscrit nettement dans le sillage des auteurs-compositeurs inauguré par Bob Dylan justement, il s’en distingue néanmoins. Alors que Dylan est au départ un interprète de chansons folk composées par des tiers et en particulier par Woody Guthrie, Leonard Cohen se consacre tout d’abord à la poésie alors qu’il est encore étudiant et publie dans les années cinquante et soixante du siècle dernier trois recueils de poèmes.

En 1967, non seulement sa carrière artistique mais toute sa vie prendront un tournant décisif avec la publication d’un premier album intitulé simplement « Songs of Leonard Cohen » et qui comporte le titre « Suzanne » qui allait asseoir sa notoriété. Dès cette époque le style de Cohen s’impose : un poète qui s’accompagne à la guitare, un style sobre, noir même parfois, marqué par une voix lente et grave et surtout cette pointe de tristesse et même de douleur qui émerge de la confrontation de l’auteur avec les grandes questions qui sont depuis toujours celle de l’humanité. Car, on l’aura compris, Cohen ne parle pas des mêmes choses que les Beach Boys et s’en prend aux impossibles amours entre l’homme et la femme, à la sexualité, à la guerre, à la sollicitude essentielle de l’homme et donc à la mort.

Juif pratiquant mais par ailleurs moine bouddhiste ordonné, Cohen aura imprimé à ses chansons une forte empreinte sacrée, seule réponse possible à la douleur d’exister. Dès « Suzanne » Jésus fait son apparition en tant que marin qui marche sur les eaux, ce juif errant qui vise le ciel. Il sera suivi de près par Jeanne d’Arc qui à la douleur de vivre conjugue celle de mourir.

Les trois premiers albums de Cohen demeureront une oeuvre tout à fait singulière dans le paysage de la musique folk contemporaine. Si à partir des années septante son style musical connaîtra avec la parution de New Skin for the Old Ceremony une évolution de la guitare acoustique vers des compositions plus orchestrées, il ne se départira jamais de ses exceptionnels accompagnements féminins, contrepoints de sa propre voix chantée, parlée ou murmurée, et rappel permanent de la distance tragique, une octave, voire plus, qui sépare l’homme de la femme.

L’œuvre de Cohen sera désormais marquée d’une part par les thèmes du pardon (forgiveness), de la miséricorde (mercy) et du salut (healing or redemption) et d’autre part par le style exquis et élégant avec lequel il les traite. On ne sourait trouver des thèmes plus chrétiens que ceux abordés par ce  juif bouddhiste. Dans ce son dernier album « You want it darker », paru quelques jours après le décès de sa muse Marianne Ihlen, il chantait, âgé de 82 ans, en autant de mots « I’m ready my Lord ». On ne saurait être plus clair. Halleluyah.