La Suisse, vapeur sur le lac Léman

Aristos du Léman

Gonzague Saint Bris, rédacteur au Figaro et chroniqueur à Paris Match, décédé de manière accidentelle l’été dernier, nous a laissé un ouvrage posthume « Aristocrates rebelles » dans lequel il trace le portrait de vingt-quatre aristocrates au destin singulier. Nombre d’entre eux effctueront un séjour sur les rives du lac Léman ; La Ligne Claire esquisse ici leur histoire à l’intention de ses lecteurs.

 

Lord Byron (1788-1821)

Un turban coiffait son chef, qui présageait déjà du destin sublime et tragique qu’il allait connaître à Missolinghi, dans cette Grèce qu’on appelait alors le Proche-Orient chrétien, et où il lèguerait le souvenir d’une mort glorieuse endurée dans la lutte contre l’Ottoman alors qu’en réalité il est mort d’une obscure maladie.

De sa plume qui avait ravi l’Europe entière, Lord Byron contemplait d’un frisson, que faisait naître l’envie, les bateaux blancs qui voguaient sur le lac Léman, tantôt à voile et tantôt à vapeur tandis que, sur l’autre rive, au sens propre comme au figuré, Mary Shelley donnait naissance au personnage de Frankenstein, dont le cinéma allait s’emparer afin que la quiétude des futurs banquiers privés à Cologny, où elle résidait à la villa Diodati, ne fût pas troublée.

 

Elisabeth d’Autriche (1837-1898)

La dame en noir, dont le parfum embaumait le quai du Mont Blanc, hâtait le pas car déjà en Suisse à cette époque, cette fin de XIXe siècle, qu’on appelle désormais la Belle-Epoque, non seulement les trains mais les vapeurs à aube partaient à l’heure.

Et c’est là que Luigi Luccheni, anarchiste rebelle, dont le nom n’est pas sans évoquer celui d’un autre brigand, Lucky Luciano, plongea sa lame dans le blanc sein de l’impératrice Sissi, la dame en noir, qui rendit l’âme après qu’on l’eût portée dans sa chambre à l’Hôtel Beau Rivage. Alors que les Alpes bernoises se miraient dans les eaux claires du lac, il ne restait plus qu’à télégraphier à l’empereur, qui s’effondra à la nouvelle, et à effectuer les préparatifs en vue de l’inhumation de celle dont la beauté avait conquis tous les cœurs, dans la crypte des Jacobins.

 

Pour connaître les péripéties des vingt-deux autres personnages, La Ligne Claire renvoie ses lecteurs vers :

Gonzague Saint Bris : Aristocrates Rebelles, Les Arènes, 331 p.

 

Un mot d’adieu pour Sissi Impératrice

Il y a quelques jours se déroulait à Genève une petite cérémonie en commémoration de l’assassinat de l’Impératrice Elisabeth d’Autriche, dite Sissi, sur le quai du Mont Blanc le 10 septembre 1898. Une escouade de hussards, escortés d’un détachement des Vieux-Grenadiers, les uns et les autres affichant une silhouette évoquant davantage Sancho Panza que les Navy Seals, encadraient l’ambassadeur de Hongrie auprès de la Confédération et l’archiduc Karl, chef actuel de la Maison d’Autriche, à l’occasion du dépôt d’une gerbe au pied de la statue érigée sur le lieu du sinistre forfait. Car pour les Hongrois, Sissi n’est pas l’impératrice mais la reine Erzsébet.

“Quand êtes-vous sorti de Hongrie?”

Si la couronne impériale est une affaire dynastique, l’Hôtel Beau Rivage en est une autre. A la tête d’une entreprise familiale qui fête cette année son 150e anniversaire, Jacques Mayer, président actuel du Beau-Rivage et représentant de la quatrième génération de sa famille, accueille le public avec des mots touchants et évoque les témoignages du drame, des lettres d’époque et les souvenirs recueillis par sa famille ; car si Sissi a bien été frappée sur le quai peu avant de s’embarquer sur le vapeur à destination de Montreux, c’est au Beau Rivage, où elle était descendue, qu’elle est décédée.

Quelques roulements de tambour plus tard et l’ambassadeur accueillait ses hôtes dans les salons de l’hôtel, où se mêlaient des Hongrois de l’émigration et des personnalités du monde genevois. « Quand êtes-vous sorti de Hongrie, en 45 ou en 56 ? ». Voilà un mot qu’on n’entend plus guère, sortir au sens de passer le Rideau de fer. L’ambassadeur prononça quelques mots de bienvenue à l’adresse des convives auxquels firent bientôt suite les notes frappées par une jeune pianiste qui leur rappelaient les gloires musicales de la Hongrie, Liszt et Bartók. Une pointe de nostalgie émanait de cette musique, fondamentalement romantique, celle du Royaume de Hongrie aujourd’hui disparu.

Un grand royaume disparu

Car la Hongrie de Sissi était bien différente de celle d’aujourd’hui. Deux événements accouchent de la cette Hongrie-là, la violente révolte de 1848 et la défaite en 1866 de l’Autriche face aux armées prussiennes à Sadowa ; ils forcent le compromis (“Ausgleich” en allemand) qui en 1867 donne naissance à l’Autriche-Hongrie et qui durera jusqu’en 1918. Au sein de la monarchie habsbourgeoise, la Hongrie se taille une quasi-indépendance car il n’y a guère que les finances, la guerre et les affaires extérieures qui relèvent de ce que nous appellerions de nos jours les compétences fédérales. Mais surtout la Hongrie de 1867 recouvre un territoire trois fois plus vaste que la petite république actuelle, et où les Magyars, qui certes détiennent les leviers du pouvoir politique, ne constituent que 55% de la population. Evoquer la Hongrie de Sissi c’est aussi se remémorer une Hongrie historique plus variée sur le plan des ethnies, des langues et des religions que celle d’aujourd’hui.

Sissi avait été une grande amoureuse de la Hongrie. Bavaroise de naissance, elle avait appris la langue hongroise et œuvré discrètement auprès de son mari, l’empereur François-Joseph, en vue de l’Ausgleich. L’archiduc Karl, petit-fils du dernier empereur d’Autriche, connu aux yeux des Hongrois sous le nom de Charles IV, n’a pas manqué de souligner la pertinence de l’action de son aïeule pour l’Europe d’aujourd’hui. A quand un Ausgleich entre l’Ecosse et l’Angleterre, mettons, ou entre la Castille et la Catalogne ?